Francis Massé, Président de MDN Consultants, Ancien Haut fonctionnaire
« Sur les difficultés et les inquiétudes économiques, sociales, impériale, extérieures qui nous étreignent, sur l’esprit dans lequel nous devons les aborder et les résoudre, les Français et les Françaises, qui n’ont jamais joué, qui ne veulent pas jouer, qui n’entendront jamais jouer d’autres jeux que le jeu de la France, ont maintenant un sentiment commun. Mais il s’agit que ce sentiment trouve un cadre dans lequel il puisse s’exprimer et qui lui permette de devenir une force susceptible de créer une atmosphère et d’appuyer une politique déterminée.
Il s’agit maintenant de savoir si nous allons demeurer dans un système de division ou bien si par un grand effort, nous saurons nous élever au plan supérieur. »
Allocution du Général de Gaulle à la maison de la Résistance alliée, sur l’organisation et les buts du RPF : la nécessité de l’union nationale face à l’effort de redressement de la France – 24 avril 1947.
Nous soulignerons d’abord la beauté de ce texte, sa concision, le choix des mots, le rythme des phrases, mais encore la formulation de la stratégie à la fois précise et sublimée par une noble finalité, celle de l’union et portée par une volonté appuyée. Nous savons que le RPF ne fut pas un succès mais ce n’est pas l’objectif de cette chronique que de parler de ce point d’histoire politique. Il s’agit ici, à partir de cette allocution magistrale, d’en transposer la démarche dans notre actualité perturbée.
Ce qui frappe tout d’abord ce sont les mots-clés.
Un sentiment commun sur les difficultés, les inquiétudes et l’esprit pour les aborder et les résoudre ; ce sentiment constituant une conscience plus ou moins claire, une connaissance comportant des éléments affectifs et intuitifs. Il doit être commun pour agir collectivement ; il a forcément la nature d’un diagnostic partagé.
Sommes-nous aujourd’hui dans cette situation ? En ce qui concerne les difficultés et les inquiétudes assurément. Quant au sentiment commun des Français et des Françaises pour les analyser et – encore plus sensible – pour les résoudre, évidemment pas ! Nous n’observons pas aujourd’hui un sentiment commun sur les problèmes qui nous assaillent. Certes des constantes mais elles virevoltent souvent au gré des sondages, de l’actualité et des communications médiatiques (pour ne pas employer, à regret, le terme judicieux, mais qui ne recouvre que de moins en moins une réalité, d’information). Et la campagne électorale sur les élections européennes nous l’aura confirmé.
Quels sont donc ces problèmes que l’on met sur le devant de la scène mais de façon décousue ? Dans un ordre aléatoire : le niveau de vie, l’immigration, les inégalités sociales, le risque écologique, la perte de sens, la crise économique, le chômage, les questions éthiques et sociétales, la violence, la formation, le déclin des services publics, (ces deux derniers points d’ordre structurel n’ayant donné que fort peu de sujets de débats au cours de cette dernière campagne électorale !)
Il y a certes un fond commun d’inquiétudes ou d’hypersensibilité sur tel ou tel sujet mais de sentiment commun à proprement dit, sans doute point. Le discours général est au contraire d’exacerber les divisions quelles que soient leur catégorie ou leur nature : la France périphérique, l’archipel français, le wokisme ou la cancel culture, les communautés, les inclus et les exclus, les actifs et inactifs, les jeunes et les vieux, les salariés et les fonctionnaires, les « gauches » et les « droites », le présentiel et le distanciel, les hommes et les femmes, les territoires, les LGBT, etc.
Ces divisions qui portent certes sur des sujets fondamentaux sont, bien que vitupérées, au fond, entretenues par des médias, des réseaux sociaux et un débat politique de médiocre qualité de notre fait à tous.
Lorsque des débats existent, ils ne peuvent que rarement aboutir du fait de leur animation, de leur style ou de leur niveau d’approfondissement, du climat d’intolérance, de l’agressivité ambiante y compris de la part des journalistes/animateurs, parfois de leur vide abyssal, de l’inexistence d’une véritable écoute ou d’un dialogue vrai, de la totale absence d’une commune mesure pour tenter de rapprocher des représentations opposées ou d’expliciter des présupposés différents.
La France est explosée plus que divisée. En tout cas dans ses apparences, à la surface. Il suffirait de presque rien !?
A supposer que l’on parvienne à redresser encore faudrait-il l’organiser ce cadre où ce sentiment commun serait forgé et enrichi.
- Un cadre où puisse s’exprimer ce sentiment commun
Il y a eu cette tentative du en même temps du « et quant et quant » comme l’écrivait Montaigne (1). Intéressante esquisse qui s’est fourvoyée dans la com mais qui, mieux architecturée, eût pu être profitable à l’émergence d’une nouvelle gouvernabilité. La République en marche puis Renaissance et Horizons n’ont pas transformé l’essai et la décomposition corrélative des partis traditionnels semble avoir opéré en faveur des partis politiques plus radicaux et « populistes ».
Cadre de gouvernance ou cadre politique, leur recherche est toujours orpheline faute d’avoir trouvé le bon levier d’Archimède.
- Pour permettre à ce sentiment de se transformer en force collective !
C’est pourtant essentiel pour mobiliser les citoyens et forger un mouvement politique. Toutefois depuis 1947 de l’eau a passé sous les ponts et la crise démocratique s’est amplifiée. D’abord parce qu’elle était déjà là : l’expérience de la république de Weimar en Allemagne mais encore les crises politiques dans les grands pays européens avaient bien montré les difficultés des démocraties parlementaires à faire face aux crises économiques et sociales. Le chef de la France libre en avait tiré toutes les conséquences dans son discours de Bayeux en faveur d’une nouvelle constitution. Mais l’on voit bien qu’aujourd’hui la constitution du 4 octobre 1958 s’essouffle et la complexité croissante des enjeux et des pratiques politiques inadaptées dans un contexte de nouveau géopolitique instable n’y sont pas pour rien. La démocratie est-elle vivable et à quelles conditions pour gouverner en même temps à des échelles mondiale, continentale, nationale, et locale ? La réponse est que nous avons besoin de plus de démocratie !
- Laquelle force doit devenir une atmosphère c’est-à-dire un milieu où l’on vit et l’influence qu’il exerce en retour sur nous. Cela suppose que nous sachions créer, individuellement, et collectivement, l’ambiance ou le climat favorable sur lesquels pourra voir s’appuyer une politique déterminée.
Or nous en sommes loin pour deux catégories de raisons.
La première, nous l’avons dit, c’est la complexité croissante des problématiques. Certes l’époque du Général de Gaulle était loin d’être moins difficile voire moins dangereuse qu’aujourd’hui. Les enjeux psychologiques et humains, les rapports de force étaient eux aussi complexes. Nous étions à deux ans de la fin de la deuxième guerre mondiale ; il fallait reconstruire et réunir deux France. Mais la complexité est aujourd’hui plus globale et donc encore plus systémique et les paramètres plus nombreux.
La seconde réside dans la qualité de notre culture et de nos savoirs affaiblis, éclatés, trop souvent superficiels, trop à la surface des choses ; la profondeur nous délaisse ! Aujourd’hui nous sommes encore dans un climat de décomposition, les conflits sont larvés, les divisions sourdes et parfois insaisissables, les haines tranchées et aux objets irrationnels idéologiquement flous. Pour Ernest Renan, « une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent ». Avons-nous réussi à transmettre ces valeurs à notre jeunesse ? Pas suffisamment et ce n’est ni la faute de l’Europe, Europe essentielle ! ni la faute des immigrés, ni à Mai 68. Par impéritie, inertie et perte de nos propres valeurs, par individualisme et abandon au dieu argent, nous avons oublié nos responsabilités dans l’indispensable préparation du futur.
Quelques mois avant sa mort en Août 2018, l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, avait déclaré avec pessimisme : « L’état du monde a des raisons de nous inquiéter, franchement, nous sommes dans le pétrin ; le monde a connu des difficultés avant, mais la grande différence avec aujourd’hui, telle que je la vois, la différence de mon point de vue entre aujourd’hui et le passé, nous avions des dirigeants qui avaient du courage et une vision, qui agissaient et qui comprenaient qu’ils devaient travailler avec d’autres ».
En ce moment changerions-nous d’avis ?
Conclure qu’il faut retrouver un esprit gaullien, adapté à notre temps, nous semble une bonne réponse.
En effet, trop rares sont celles et ceux qui dans notre classe politique ne sont ni rhéteurs, ni tacticiens, ni commentateurs ; trop rares sont celles et ceux qui sont des acteurs responsables. Aujourd’hui ne vaut-il pas mieux ne pas être élu en gardant sa dignité que l’inverse. Alors le peuple ne s’en prendra qu’à lui-même.
Et ce peuple, nous, possède en Europe le droit de vote. Alors ne le gaspillons pas !
Mais comment revenir à un esprit gaullien sans qu’il n’y ait l’ombre d’un De Gaulle de quel que parti qu’il soit ? Une sorte de Kagemusha ? Une tentation bonapartiste ?
Les partis politiques n’ont-ils pas à l’exception du RN avec sa façon populiste, organisé à leur détriment et au nôtre leur insuffisance politique ? Insuffisance quant à se fonder un programme clair et audible via les médias. Un programme cohérent et ordonné, partageable et partagé ! Il est notable que Renaissance ait été le dernier parti à avoir un programme pour les Européennes, ce qui est grave car l’Europe va avoir de plus en plus d’élus mobilisés pour la déconstruire. Oui il nous faut un programme fondé sur une vision et non sur des happenings, punchs line et autres éléments de langage.
Insuffisance par absence de leadership, par esprit de division : les Verts, la Gauche avec le PS et Place Publique, les Insoumis à la dérive, LR en sidération et en chute. Un gouvernement en majorité relative et des combats de chefs tous plutôt conservateurs – au sens d’enfermés dans leurs dogmes et leurs angles morts – et sans vrai projet. Quant au Centre des ex Valoisiens et les tenants du Modem ?
Et qu’apportent d’innovant nos jeunes prétendants ? Argument de communication, la jeunesse n’est pas une référence politique.
De leur côté les médias sont accaparés par des puissances d’argent parfois porteuses d’intentions dangereuses et fabriquent, chemin faisant, une propagande appuyée grâce trop souvent à des animateurs sans autre perspective que l’audimat ! Le Politique n’est pas désormais sans dérives !
Le danger est là ! Il ouvre la nécessité d’une exigence politique à l’endroit de nos gouvernants ou ceux appelés à le devenir. C’est justement cet esprit gaullien d’une noble exigence qui ne serait pas une réplique du passé mais une même force d’âme pour des combats actuels gigantesques dont nous avons besoin en France et en Europe pour « nous élever au plan supérieur ». Ainsi qu’une volonté hautement déterminée d’aboutir. C’était l’esprit de la résistance dans le cadre d’une alliance des progressistes parmi « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas ».
(1) « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse ». Essais