par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.
Se référer au malheur, même si c’est pour le combattre, c’est lui donner une base de reproduction indéfinie. En tout état de cause, pour combattre quoi que ce soit, il faut partir du mal et jamais du malheur. Jean Baudrillard
Les turbulences et les frénésies de notre siècle (terrorisme, crise pandémique, crise économique et sociale, ruptures techniques, numérique et sociétale) font la une des Médias au rythme de faits divers qui s’enchaînent sans liens apparents. Des violences et des viols insupportables jusqu’au sein des établissements universitaires et en particulier des instituts d’études politiques (Toulouse, Bordeaux, Paris et d’autres) émaillent nos semaines. Ni nos indignations ni la surmédiatisation ne sont loin de suffire : la démarche et la parole politiques doivent être à la hauteur de ces douleurs et de ces souffrances, de cette exposition factuelle de l‘intime, droit inaliénable, enfin exprimées sur fond de misère sexuelle, de désarroi et d’altération de notre cohésion nationale et nos valeurs sociales. A cette échelle, fréquence et ampleur du dévoilement nous nous devons de comprendre ce désastre jusqu’ici enfoui pour réagir massivement et avec intelligence.
En surface, l’environnement télévisuel puis Internet sont en cause. Les pubs en particulier sinon les programmes eux-mêmes suscitent des besoins non nécessaires et coûteux, incitent à des habitudes alimentaires néfastes et véhiculent des stéréotypes et des modèles sociaux contestables. Contrairement à d’autres pays européens comme la Suède, la Grande Bretagne ou l’Espagne, il y a eu peu de débats publics dans notre pays et certains pays de l’Europe du Nord ont interdit les publicités vers et avec des enfants. En 1999 le European Group of Television Advertising (EGTA) avait évalué que les pertes de revenus créeraient un véritable problème de financement des chaînes. Nous sommes exactement 20 ans après et nous récoltons aujourd’hui les résultats, entre autres, de cet environnement télévisuel. Pouvoir analyser les situations génération par génération et tenter de comprendre ce que les choix de société d’une époque ont comme conséquences lointaines sur la formation de nos futurs jeunes adultes s’impose. De nombreuses études ou de rapports en France ou à l’étranger (au Québec) [1] ont souligné depuis 40 ans le danger pour l’équilibre psychologique et moral de la jeunesse accentué depuis 20 ans par l’impact des séries et de Netflix.
En profondeur, il faut surtout réfléchir et voir plus largement toutes les dimensions du problème.
Depuis les années 80 en France les émissions pour la jeunesse, très tôt le matin, étaient déjà très souvent de mauvais goût à tel point que transparaissent les névroses de leurs auteurs. L’exposition de la presse pornographique à tous les coins de rue au regard des plus jeunes enfants donne du sexe une image négative où le corps, notamment féminin, est un simple objet. 35% des téléchargements Internet sont de caractère pornographique. L’industrie de la pornographie sur le Web a rapporté 97 milliards de $ en 2006. Par ailleurs les jeux vidéo eux-mêmes depuis lors en surajoutent dans l’horreur et Internet ne fait que contribuer avec les écouteurs des appareils électroniques dans l’isolement des jeunes au monde extérieur. Ce repli sur soi a aussi des causes extérieures. Ce monde extérieur est-il si attirant pour les jeunes ? Leur est-il si favorable et agréable ? Le taux de chômage des jeunes est très élevé en France ; il a passé la barre des 20 % chez les moins de 25 ans, atteignant 22,1 % en novembre 2020 contre 6% en Allemagne.
Les études secondaires et post-secondaires ne contribuent que peu à cette réinsertion sociale devenue indispensable du fait de l’absence d’une éducation parentale parfois lacunaire. Nous savons bien que les causes sont multifactorielles et exigeraient là encore une stratégie d’ensemble pour rénover en profondeur notre organisation sociale. C’est en particulier les cas de l’échec scolaire.
Les cause racines sont connues mais loin d’être solutionnées : mal-être, situation sociale et économique, dislocation du lien social, qui pour les étudiants devrait être pire après la pandémie car ils sont soumis malgré eux à l’isolement, divorce, violence familiale, surinvestissement professionnel des parents, indisponibilité ou impréparation éducative des parents, bricolage des politiques sociales, stress et burn-out dans les entreprises, ratés des politiques d’intégration, politiques sociales lacunaires en dépit des crédits publics considérables et parfois gaspillés qui sont mobilisés, etc.).
Le désenchantement de notre jeunesse est celui d’une jeunesse mal-aimée et désemparée, mal armée et désespérée et les choses ont empirées dans les années 90 et suivantes. Ce désappointement, l’anthropologue Scott Atran en parle. Il souligne par exemple que nous omettons de dire à propos de l’EI « qu’il a aussi une véritable capacité́ d’attraction, et même qu’il procure à ceux qui le rejoignent de la joie (…) Les jeunes gens prêts à se battre jusqu’à̀ la mort, ressentent une joie que leur apporte la fusion avec des camarades pour une cause glorieuse ; une joie qui s’accroit quand s’assouvit leur colère et s’étanche leur soif de vengeance ».
Le défoulement de violences physiques et sexuelles traduit le mal qui ronge une jeunesse qui n’a pas appris le respect de l’autre parce qu’on ne lui pas appris le respect de soi-même. Cette désillusion de la jeunesse associée à des explications objectives n’excuse en rien l’absence de l’irresponsabilité individuelle de celles et ceux qui commettent ces crimes, sexuels ou autres, en France ou ailleurs.
L’épuisement de notre jeunesse nous affaiblit vis à vis de nos opposants d’où une dimension géopolitique. Les évènements qui se passent à Trappes, à Conflans-Sainte-Honorine ou ailleurs, comme dans nos grandes écoles, ont un point commun : cette violence révèle une grande impuissance à affronter l’avenir. Elles nous alertent sur le danger de perte de notre cohésion sociale et par là-même sur la fragilité de notre intégrité future et de notre capacité d’action face aux dangers extérieurs.
Scott Atran avertit : « les attaques du 11 septembre ont coûté́, pour les exécuter, entre 400.000 et 500.000 dollars, alors que la réponse sécuritaire et militaire organisée par les seuls États-Unis a coûté́ 10 millions de fois ce montant. (…) On a là une idée de l’importance que peut prendre la guerre asymétrique de type jujitsu ».
Les réponses aussi urgentes qu’elles soient ne peuvent ainsi être que globales, coordonnées et stratégiques. Inscrites dans une nouvelle théorie et une nouvelle pratique politique[2].
[1] Francis Massé, Le silence politique (Ouest-Éditions ; 2000)
[2] Francis Massé, Refonder le Politique (NUVIS,2011) ; Urgences et lenteur (Éditions Fauves, 2017, Nouvelle Edition 2020)