POURQUOI LES MÉDIAS NE S’INTÉRESSENT QUE RAREMENT AUX SOLUTIONS ?

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

Plus notre situation présente semble désespérée, alors que nous devons faire face à la fois au déséquilibre écologique de l’environnement et au déséquilibre psychologique des esprits, plus il est impératif de ne pas perdre espoir. La génération à venir dispose encore d’une autre possibilité de choix, la plus ancienne pour l’homme : celle de cultiver consciemment les arts qui humanisent l’homme. – Lewis Mumford 

La cannibalisation du Politique par les Médias est bien réelle. Notre société démocratique n’est-elle pas aujourd’hui structurellement médiatique ? Une édition de l’émission de la télévision italienne, Chi l’a visto ? a eu l’occasion de montrer un homme de 36 ans raconter devant les caméras comment il a tué toute sa famille avec des détails horrifiants qui ont laissé 3,7 millions de téléspectateurs sous le choc (1) . Le conformisme de l’abjection des émissions de téléréalité a fort prospéré depuis les années 80. Qui ne se souvient du calvaire d’Omayra Sanchez, morte sous les yeux du monde entier en Novembre 2015 après deux jours et trois nuits, coincée dans la boue lors de l’éruption du volcan colombien Nevadi del Ruiz (2) ?

Il nous faut admettre que nous sommes dans « une société dans laquelle le discours collectif n’est pas tenu par des systèmes d’idées ou de valeurs mais par la télévision, la presse magazine populaire, les téléfilms ou le cinéma à succès » – et j’ajoute désormais les réseaux sociaux – déclaraient deux responsables de l’Observatoire du débat public dès 2002 (3). Nous sommes dans une société qui s’exhibe, qui pratique le voyeurisme, qui partage une multitude de fausses croyances, hors toute rationalité politique où « l’appauvrissement idéologique est propice à la richesse des représentations imaginaires et symboliques » (4) . Ces fausses représentations s’alimentent de la carence du discours politique. Le monde entier pénètre dans le champ de proximité des citoyens sans que le Politique – et c’est le problème essentiel –, explique à ces derniers sa signification, son sens. 

L’actualité la plus atroce nous bouscule et nous horrifie – terrorisme, guerre en Ukraine et au Proche Orient, en Afrique, violences, pauvreté et inégalités croissantes, le grand dérangement de l’immigration qui nous effraye faute de maîtrise des flux et de politique d’intégration ample (5), les services publics en berne. Comment faire comprendre les interactions et les heurts de légitimité, de langage et de représentations ? C’est donc désormais le devoir du Politique d’investir dans cette agora médiatique, mais à quelles conditions et sous quelles contraintes ?  Avec quelle finesse ?

Ignacio Romanet avait parfaitement identifié le deuxième pouvoir auquel il a fait accéder les Médias ; toutefois il faut raisonnablement s’interroger si, aujourd’hui, il n’est pas le premier pouvoir. Et par conséquent se demander si le vide actuel du Politique, son impuissance, n’est pas lié à l’emprise de cette information et communication réductrice sur les représentations et les débats d’opinion. Car si les Médias peuvent monopoliser l’orchestration des débats, ils n’ont pas le pouvoir d’agir. Pire, ils sont en quelque sorte le « trou noir » de la galaxie politique et alimentent l’impuissance publique ! La capacité du système médiatique à absorber et détruire à un rythme de plus en plus infernal (c’est le cas de le dire) les thèmes et les idées au détriment de véritables pensées est catastrophique pour la démocratie. Or la démocratie c’est ce qui donne la capacité à absorber et traiter de toutes nos difficultés et conflits sans les travestir, ni les masquer, et en mettant dans la lumière les sachants et personnels compétents, ceux qui pensent vrai et agissent bien. Or « la circulation des idées, indépendamment de la qualité on non des recherches, s’inscrit dans un cycle de marketing intellectuel régi par l’impitoyable principe de la fenêtre de tir. En d’autres termes, un concept qui anticipe sur son temps est rarement détecté par la machinerie médiatique et ne connaît qu’une faible diffusion », nous avertit dans son dernier livre Gilles Kepel (6). Il sait de quoi il parle…

N’oublions pas que c’est le système médiatique qui a imposé au début de la dernière campagne présidentielle de 2017 les thèmes de la sécurité et de l’immigration et y enfermant la primaire LR et ensuite la candidate de ce même parti. Qui aura également propulsé la candidature d’Éric Zemmour. Pour ensuite dénoncer l’abus et regretter que ne soient pas abordés d’autres sujets tels l’écologie l’École sans oublier l’économie. Au gré de l’audimat, des sondages ou de manipulations occultes, les Médias ondoyants jouent avec le feu.

 

D’aucuns pourront contester ce parti pris et apporter des arguments pour démontrer qu’il est faux. Ils pourront à juste titre ajouter la fonction perturbatrice des réseaux sociaux. De fait il faut se reporter à la thèse défendue en son temps par Jean Louis Missika à propos de la télévision, arguant que l’éparpillement – et désormais presque une spécialisation des médias par communauté de pensée qui ne peut qu’isoler et entraver le débat avec l’Autre – des chaînes multiples empêchent de structurer le débat public (7). Il souligne que la controverse doit être synchronisée pour avoir un sens : c’est un espace-temps qui pourrait avoir des vertus pour rapprocher les cultures et réduire les haines et les peurs. Cette thèse avait été défendue dès l’origine par un grand acteur de la genèse des mass média, Pierre Schaeffer (8). 

Mais il nous semble que le constat soit sans appel : les informations dont nous sommes abreuvés ne concernent que peu souvent les réponses qui peuvent être apportées à nos différentes difficultés qui, elles, sont commentées à loisir dans une mise en scène catastrophique ou plaintive, rarement constructive. 

Les causes immédiates qui peuvent venir à l’esprit : sans doute la course à l’audimat, la structure du capital des grandes entreprises de presse et de télévision, les aides à la presse, le désengagement politique et la faiblesse du lectorat, l’affaiblissement du Politique et l’enfermement de la classe politique dans ses propres querelles.

Mais des raisons plus profondes peuvent être suggérées : la formation à refonder des journalistes, la prépondérance des animateurs et des « experts », la multitude des sites d’information avec paradoxalement une sous-information qui s’auto-alimente par infobésité, l’ignorance entretenue, l’individualisme et le déclin démocratique, la complexité croissante des enjeux et des problèmes, les influences y compris internationales, la perte des valeurs, la peur de la vérité.  

Nous sommes donc en présence d’un environnement de risques et d’opportunités car une relative absence de prise de conscience du phénomène est là. Non point qu’elle ne soit pas perçue mais l’on semble ne pas en mesurer encore tout à fait les profondes conséquences ; il en résulte une absence de réaction globale et organisée. Au mieux la prise en main par des influenceurs peut permettre des prises de conscience sur tel ou tel sujet, au pire des manipulateurs gèrent notre environnement informatif et nous disent quoi penser.

Ce manque de vision citoyenne globale, certains s’engagent à le combler tels des sites d’information positive.(9) Il faut aller plus loin. Il conviendrait d’inciter, en les responsabilisant, les chercheurs et les acteurs politiques à construire des stratégies contre l’information labile et sa surabondance. Nous devons débattre davantage dans notre pays et sortir des entre-soi en poussant toutes les chaines publiques et privées et de services publics à un minimum de débats contradictoires, honnêtes et libres. Lorsque l’on observe tour à tour les différentes chaînes – ce à quoi je procède – nous sommes subjugués par les bais cognitifs de chacune d’entre elles, tout autant que par leurs angles morts respectifs. 

Or elles se doivent d’informer les citoyens pour qu’ils se fassent leur opinion. Si nous ne pratiquons pas de la sorte, chacun demeurera enfermé dans ses préjugés – y compris l’auteur de ces lignes-.

Mais cette approche ne peut se développer avec succès sans que parallèlement la formation des journalistes soit enrichie, sans une politique du livre et en particulier de traduction de livres étrangers – le nombre d’auteurs non français qui expriment des réflexions neuves et dont la publication des œuvres en français lorsqu’elle existe s’effectue après de trop longs délais-.

 

Favoriser une pluralité des agences de presse et aider à la vulgarisation et à diffusion des savoirs plus complexes s’impose également. Naturellement la formation à la culture générale et à la cuture scientifique et technique des populations jeunes et moins jeunes ne saurait être sacrifiée (10) . Mais le peut-on avec un budget du ministère la culture qui représenté 0,6 % du budget de l’État ?

A juste titre Thierry Beaudet, le président du Conseil économique, social et environnemental en invitant à sortir du « silence politique » déclarait que : « Tant qu’une émeute ne trouve pas de débouché politique, elle reste une émeute condamnée tôt ou tard à se répéter » (11). Mais il faut bien voir que justement pour construire ce débouché politique, il faut organiser des controverses pour apprendre à s’écouter. A cet égard, le débat sur l’information à propos des tragiques, insupportables et sinistres événements du Proche-Orient doit retenir notre attention. Les mots pour le dire sont décisifs et ils sont tous chargés de représentations ou de significations différentes selon les parties en présence. La polémique en Grande-Bretagne sur le refus de la BBC de qualifier le Hamas de groupe terroriste est révélatrice de cette problématique (12). Un autre aspect du problème est le devoir de vérité en communication de crise pour justement rétablir la confiance, confiance elle-même indispensable « pour supporter la crise, la surmonter et y remédier pour envisager l’après-crise », comme l’analyse Marianne Robinot Cottet-Dumoulin (13) . 

De ce chaos cognitif peut jaillir la lumière, espérons-le !

(1) Cité par Ignacio Romanet in La tyrannie de la communication, Éditions Galilée ,1999.

(2)https://www.nouvelobs.com/photo/20150728.OBS3296/le-calvaire-d-omayra-sanchez-morte-sous-les-yeux-du-monde-entier.html 

(3) Mariette Darrigrand et Denis Muzet, Libération du 11 juillet 2002.

(4) Ibidem

(5) Didier Leschi, Ce grand dérangement – L’immigration en face, Tracts Gallimard, Septembre 2023.  Didier Leschi directeur général de l’office farçais de l’immigration.

(6) In Prophète en son pays, Les éditions de l’Observatoire, 2023  

(7) Jean-Louis Missika, La télévision dans les sociétés démocratiques, 1983 ; La fin de la télévision, Le Seuil 2006.

(8) Machines à communiquer 1. Genèse des simulacres, Seuil, 1970

(9) https://www.grainesdechangement.com/  ;  https://reportersdespoirs.org/ www.youtube.com etc. 

(10) Voir notamment mes précédentes chroniques : Une politique du livre participe d’un projet de société et Une France (une Europe) apprenante. 

(11) La Tribune Dimanche, 8 octobre 2023

(12) Le Monde du 14 octobre 2023

(13) Le devoir «de « vérité » en communication de crise, Revue politique et parlementaire, 20  avril 2023 

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