Peut-on décréter une nouvelle éthique ?

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

Peut-on décréter une nouvelle éthique ?

« Nous qualifions d’autosuffisant non pas ce qui suffit à un seul homme vivant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses enfants, sa femme et en général à ses amis et ses concitoyens puisque l’homme est par nature un être politique » Aristote

En ce début d’année un double constat s’impose à nous : une perte de sens dans une société qui semble rechercher ses repères perdus ; des injonctions comminatoires et multiples à se plier d’office à des valeurs radicales.

La Grèce antique nous a légué trois notions clés : celle de la démocratie qui organise la participation des citoyens à la vie publique ; l’iségoria une répartition de l’égalité de parole entre les citoyens, une répartition des droits et des devoirs un équilibre entre liberté et obligations ; la parrêsia, la liberté pour chacun de prendre la parole, sa légitimité du droit de parler (1). 

Retourner à l’éthique…

D’où l’on voit que cette notion d’éthique, de morale, concerne à la fois des principes et des comportements. Elle s’applique à des valeurs qui peuvent être déclinées professionnellement ou personnellement. C’est le cas par exemple en termes de déontologie, de responsabilité, de droits du citoyen, du consommateur, du salarié, du patient ou encore d’organisation du travail.  Pour illustrer ce point un Comité national consultatif d’Éthique (CNCE) a pour mission donner des avis sur les problèmes éthiques soulevés par les progrès de la connaissance dans le domaine de la santé.  

Afficher des principes ne suffit pas, il faut agir en fonction de leurs significations. Toutefois les afficher reste nécessaire. Ainsi les dissidents soviétiques tels Helena Bonner, Boris Pasternak, l’académicien Andreï Sakharov ou l’écrivain Alexandre Soljenitsyne ont poussé en 1975 l’Union soviétique à signer l’acte final d’Helsinki où elle s’engage à accorder à ses citoyens la liberté de circulation, de contact, d’information, le droit au travail et aux soins médicaux ; ce document devient alors l’atout des dissidents.   

Au passage ce sont les journalistes étrangers qui ont employé le terme de dissident pour qualifier ce phénomène qui n’était pas de politique partisane, terme appliqué au XV et XVIème siècle aux protestants anglais (dissidents dont la racine latine renvoie à celui « qui est séparé, qui se tient à part, qui est éloigné »). Mais avant même 1975 ces dissidents contestaient le pouvoir en écrivant des samizdats, au nom même d’une Constitution soviétique se référant aux droits de l’Homme et du citoyen pourtant bafoués !

…en s’ancrant dans la réalité 

Insistons sur ce point : l’indissociable nécessité d’une référence et d’un agir !

Dans Morale et vie économique François Sellier souligne dès l’introduction de son livre le mépris que l’on éprouve souvent pour les principes (qui) vient du peu d’utilité qu’on en retire dans la conduite de la vie (2). Il insiste sur le fait que ces principes ne sont que des mots, que des abstractions sans vie, que des idéaux vides. Qu’est-ce donc qu’une morale efficace sinon la morale dans la vie ? Il rappelle ce qu’écrivait le philosophe François Rauh : « La croyance morale peut être dite surtout une expérience, non l’expérience d’un fait, mais l’expérience d’un idéal (…)  Il faut ajouter à toute déduction morale qui sans cela est simplement entre bien d’autres, la vérification de la vie ». 

Et François Sellier ajoute : « En fait les principes doivent être mis en valeur et leur valeur propre ne dépend pas du sort qu’on leur fait. C’est notre insuffisance qui crée le problème de la morale efficace, non la leur » (3). Et de décliner ces modes d’action dans divers domaines tels l’argent, la justice fiscale, les pratiques commerciales, l’économie ou plus globalement la société mais également dans le domaine du lobbying (4)  ou du numérique ; etc.

Ce qui peut nous navrer en fait c’est cette insuffisance par manque de discernement. Jim Collins, un grand penseur américain du management, n’évoque-t-il pas l’essence d’une profonde perspicacité pour la situer dans la simplicité : l’esprit perçant des « hérissons » leur permet de discerner des schémas sous-jacents en voyant au-delà de la complexité ; voir l’essentiel et ignorer le reste. Ce qu’il nomme le concept du hérisson n’est ni un objectif, ni une stratégie, ni une intention ; c’est une compréhension. 

Compréhension encore lorsque Mary Follet, contemporaine de Taylor et dont l’œuvre fut redécouverte par Henry Mintzberg dans les années quatre-vingt-dix, insiste sur l’intégration de toutes les données d’une situation dans le cadre d’une négociation, intégration qui n’est pas un processus intellectuel : on ne parvient pas à un accord simplement en discutant autour d’une table ; une authentique intégration se produit dans la sphère des activités. Cette praxis est un défi pour notre époque tourmentée. 

Néanmoins « Le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien », comme l’évoqua Saint François de Sales. Le pape François déclarait à son propos : « Il avait reconnu que le désir est la racine de toute vraie vie spirituelle et, en même temps le lieu de sa contrefaçon » (5) . Et en effet dans cette recherche de sens dont notre société semble démunie beaucoup s’affairent à en combler le vide ou en occulter même inconsciemment la nécessité. Les dénoncer est sans doute inutile parce qu’il ne faut pas ajouter du chaos cognitif au chaos existant (6). 

Peut-on décréter l’éthique sans risques de contrefaçons ?

Une société est fondée sur des valeurs ; une éthique est nécessaire pour assurer sa cohésion et son efficacité au sens le plus noble d’être en expansion au profit de tous ses membres. Comment fabriquer les conditions favorables au maintien d’une morale collective ? Comment donner du sens ?

Très certainement par un dosage mystérieux entre plusieurs éléments.

  • L’éducation d’abord dans la famille et à l’école sans oublier l’environnement audiovisuel qui constitue aujourd’hui un fait incontournable et influent. La capacité à recruter des enseignants (il manque près de 40% d’enseignants au premier degré et de 20 % au second degré). Un manque drastique d’enseignants n’est-il pas en lui-même immoral à l’égard de notre jeunesse ? Et de soignants à l’égard des malades ? Nous sommes très loin de l’exigence de Gaston Bachelard qui plaidait : « il faut mettre la société au service de l’école et non pas l’école au service de la société. »  N’est-ce pas une forme d’impolitesse que nous commettons vis à vis des nouvelles générations et que nous payons déjà très cher ? La lutte contre l’ignorance n’est certes pas une condition suffisante pour une société bénéfique pour les humains : c’est-à-dire – en simplifiant – une société dans laquelle ils puissent s’accomplir et faire progresser l’humanité, mais elle demeure nécessaire et indispensable. 
  • Le dynamisme économique social et culturel de la société porteuse d’une vision et d’un projet.  Ce qui impliquera un retour du Politique !
  • Le droit et les principes fondamentaux fondés sur la liberté et l’initiative créative des individus. Sans quoi l’innovation n’est possible à l’échelle des nations ni des entreprises !

Mais ces trois éléments sont eux-mêmes intimement liés entre eux et dépendent du sens. C’est un cercle vertueux à créer en faveur duquel chaque citoyen a sa part de responsabilité, même si naturellement les institutions ont une force de démultiplication. (Sans oublier qu’elles sont-elles mêmes dépendantes des personnes qui agissent en leur sein). 

Des rythmes effrénés dans des espaces de temps de plus en plus réduits, des villes invivables du fait de dispositifs de circulation incongrus par absence de logiques pratiques, des trottoirs défoncés ne sont–ils pas autant de composantes y contrevenant ? 

Faute d’une solidarité choisie, nous réfutons inconsciemment ces liens obligatoires, ces dépendances vis à vis des autres et nos chaînes logistiques sont gérées par des personnes non reconnues et sous- payées (pourtant que de promesses faites pour l’après-Covid … !) (7). 

Mille exemples peuvent être donnés encore mais ils ne feront que confirmer l’absence de sens moral de notre époque et par conséquent la disparition du Politique ! Le moralisme et la sensiblerie des donneurs de leçons ou des vertueux n’y feront rien car c’est d’une autre exigence dont nous avons besoin. Elle est à notre portée : il suffit d’écouter les personnes plutôt que les sondages d’opinion… 

C’est donc un ensemble complexe d’éléments qui interagissent et qui fait système dont procède l’éthique. Le lecteur de cette chronique peut être insatisfait par un tel constat qui n’apparaît rien apporter. C’est d’un autre point de vue très rassurant. Car s’il y avait une solution toute faite où serait notre liberté d’action ? Tout serait une construction mécanique qu’il suffirait de remonter avec une clé. Un monde en perpétuel recommencement. Or nous sommes dans un monde VICA (Volatile, incertain, complexe et ambivalent) un univers complexe soumis aux émergences et qui doit s’ouvrir aux occurrences. 

Primum non nocere (8)

Il ne saurait y avoir par conséquent de moyen unique pour faire société et pour contribuer à créer une société désirable. Mais pour réunir ces moyens, l’enthousiasme ne doit-il pas être au rendez-vous et les peurs surmontées ? C’est là que le bât blesse. Nous l’avons déjà écrit dans certaines chroniques : notre pays n’arrive pas à se débarrasser de ses complications (9). Ces complications sont le reflet de nos manques de choix clairs et de nos peurs. Il s’agit d’une kyrielle de situations dans lesquelles nous sommes enlisés et dont n’arrivons pas à nous départir. Commençons par là sans décréter que c’est suffisant. Par exemple dans les transports où l’on ne peut qu’observer quelques régressions dans la qualité du service rendu aux usagers. Le manque d’attention à des détails qui autrefois seraient passés pour un manque évident de délicatesse.  

L’urbanisme où quoique que l’on dise on continue à empiler des immeubles le long des voies les plus bruyantes et polluées (10). A l’école encore où le souci de l’intérêt des élèves est faible, où la coopération entre les professeurs pour mieux répartir les tâches de travail données à ces derniers est lacunaire.

Bref dans tous les aspects de notre vie quotidienne nous sommes face à des manques de morale qui traduisent un mépris à l’égard des personnes. Dans le travail notre manque d’esprit d’équipe et nos extrêmes petites habiletés à nous débarrasser de notre part de contrainte sur les autres sont fréquentes. Notre confusion bien nationale entre service et servilité reflète un manque de générosité. Nos discours politiques sur les étrangers et les migrants trop souvent sont confondants. 

Loin des railleurs et des cyniques, nous ne devons pas désespérer de la situation.  Nous sommes largement capables – puisque cette situation attristante peut être nommée et que l’on voit resurgir un souci du monde inédit – de retrouver en 2023 le courage, l’entendement et la patience. Ceci pour de nouveau se référer à ce qui est fondatif de l’humain, à la reconnaissance de l’autre en société, au vouloir faire société.

Ce sont les vœux que, sans prétention inutile, l’on peut formuler.  

1) Sur ce dernier point c’est par exemple en France, la Loi du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement qui apporte une protection aux lanceurs d’alerte qu’elle définit ainsi dans son article 1 : “Toute personne physique ou morale  a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou sur l’environnement. L’information qu’elle rend publique ou qu’elle diffuse doit s’abstenir de toute imputation diffamatoire ou injurieuse.”

2) François Sellier, Morale et vie économique, PUF, 1953. 

3) Ibidem. François Sellier précise : « Dans la morale comme dans la science, le lien entre théorie et pratique, c’est la connaissance, la prise de conscience, la saisie toujours plus profonde de la réalité. Kant évoque l’exemple d’un médecin ou du juriste qui a fait de bonnes études mais qui ne sait comment se comporter devant un cas concret. C’est qu’il manque de discernement, de force de jugement. L’un et l’autre ne savent démêler la complexité du réel pour retrouver les éléments qui le constituent. Ils ne savent pas analyser, donner, tirer au clair. Ils ne peuvent ensuite orienter leur action. Les principes qu’ils ont acquis ne leur servent à rien. Mais c’est par aveuglement ».

4) Cf. par exemple le lobbying éthique ; Olivier Toma https://www.agenceprimum.fr/  

5) A l’occasion du 400ème anniversaire de la mort du saint.

6) Cf l’excellente chronique de Maxime Maury (CEPS). 

7) Francis Massé, Le silence politique, Ouest-Éditions,2000.

8) Hippocrate :  D’abord ne pas nuire !

9) Francis Massé, Urgences et lenteur ; deuxième édition, Éditions Fauves, 2020

10) Il faut relire La relégation, ce rapport accablant de de Jean-Marie Delarue sur la politique de la Ville.

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