« Sans âme l’Europe ! Vous la connaissez mal (…) Il parait que d’autres cultures la disent « décadente » et prétendent lui opposer leurs propres formes de vie : qu’ils montrent leur vertu, ces peuples qui se passent de la démocratie – et nous laisserons les autres peuples juger ». Bruno Latour [1]
Laisse les morts enterrer leurs morts, et toi, va et annonce le royaume de Dieu (Luc 9,60)
En 1914, une génération s’engagea dans la guerre et quatre ans de conflits entrainèrent la mort de dix millions d’hommes et ébranlèrent les sociétés européennes. Cette expérience de la mort massive ne fut pas, nous dit George L. Mosse, sans entamer la valeur de l’existence humaine, ce qui aboutit au nazisme [2]. George L. Mosse évoque dans ce qu’il nomme le mythe de la guerre, le culte quasi religieux du soldat au travers des monuments aux morts ou des cartes postales et s’interroge sur ce besoin de banaliser l’horreur. D’où en contrepoint cette référence à Luc ci-dessus.
Car si le pessimiste Emmanuel Todd a raison de nous réveiller dans son dernier essai La défaite de l’Occident [3], il est essentiel de rappeler que les citoyens sont la clé de l’Europe et, qu’en définitive ils peuvent changer le futur. Le déroulement, le 9 juin 2024, des élections au Parlement européen sera à ce titre un moment démocratique décisif [4]!
Qu’est-ce que l’Europe et comment la perpétuer ?
L’Occident, notre avenir !
Qu’est-ce que l’Occident ? Notre Europe ! Une origine judéo-chrétienne et gréco-romaine incontestable, une influence arabe substantielle suivie par d’autres cultures qui ont marqué son destin. L’Occident c’est donc avant tout cet isthme de l’Eurasie qui a émergé tardivement dans l’Histoire. C’est la philosophie des Lumières avec Locke (Angleterre), Berkeley (Irlande), Hume (Ecosse), Descartes, Spinoza, (Hollande), Bayle et Newton, Montesquieu, suivis par Voltaire, Diderot Condorcet, Kant (Prusse), Olympe de Gouges, Rousseau, David Hume, Ignacy Krasicki (Pologne), Antonio Nunes Ribeiro Sanchez (Portugal), Cesare Beccaria (Italie), Leandro Fernandez de Moratin (Espagne), Nikolaï Novikov, (Russie), Ion Bidai-Deleanu (Roumanie) et bien d’autres.
Un Occident qui ne saurait être demain contre les autres civilisations mais qui s’allierait à la construction d’une humanité apaisée. Nos voyages en Afrique, au Maghreb, en Asie ou en Amérique, ne peuvent nous laisser indifférents ni nous laisser penser que l’Occident résume à lui seul le fait civilisationnel de l’humanité. Mais l’Occident aura su exprimer, lui, ce qu’est la nature profonde de l’Individu et de la Liberté. L’Occident a su partager cette révélation avec le reste du monde. Cela ne l’excuse en rien de ses méfaits ni de ses contradictions, mais à l’échelle de l’Histoire du Monde, il est loin d’être le seul malfaiteur de l’humanité. Il aura aussi été avec d’autres cultures, un bienfaiteur.
Pour nous l’Occident originel c’est l’Europe ! C’est-à-dire que l’Occident ne se résume ni au capitalisme, ni à l’industrie, à son génie créatif comme à ses externalités négatives, tel le réchauffement climatique, ni à l ’esclavage, ni au colonialisme, MÊME s’il est aussi cela à l’instar de tant de civilisations millénaires.
La brutalité des sociétés européennes dominantes bien avant et à l’époque des deux guerres mondiales s’est exercée à l’encontre des populations du tiers-monde mais aussi contre leurs propres peuples. Aujourd’hui encore nos sociétés politiques paraissant hésiter entre une tendance illibérale, voire autoritaire et un approfondissement démocratique[5]. Déjà Léon Blum dans son article Parti de classe et non pas Parti de déclassés, paru dans le Populaire du 19 juillet 1933, aborde ouvertement la question de la naissance d’un mouvement fasciste au sein même de la SFIO : « Au Congrès, pendant la séance de dimanche matin, j’ai interrompu de ma place le discours de notre camarade Marquet en laissant échapper cette exclamation : Je suis épouvanté.
Mon « épouvante » n’a pas diminué à la réflexion (…) L’idée du péril fasciste occupe aujourd’hui les esprits. Rien n’est plus naturel. J’estime pour ma part qu’en ce qui concerne la France, on en parle trop et même qu’on y pense trop. Il est un peu du fascisme comme de la guerre qu’on rend inévitable dès qu’on la considère comme fatale. ».
Que faire des prochaines élections européennes de 2024 ? Ne faut-il pas faire en sorte d’accorder au Parlement européen une majorité progressiste, humaniste et cultivée et de favoriser un Parlement européen se transformant en assemblée constituante ? Utopique ?
Car nous assistons en ces temps incertains à une nouvelle trahison de l’Occident [6]. Cette trahison comporte de multiples facettes mais elle se résume à la continuation d’une logique des moyens sans les fins. Quel est le récit, le narratif qui s’adresserait aux peuples, qui ferait que les citoyens européens se dresseraient et viendraient voter en masse pour élire au Parlement européen cette majorité progressiste et humaniste, éprise d’histoire et de culture ? Comment reconstruire un récit alors que la cancel culture voire le nihilisme nous ronge ? Mais à l’inverse cette cancel culture ne remplit-elle pas le vide créé par cette absence de narratif ?
L’écoute des observateurs et des rhéteurs qui inondent les médias et les réseaux sociaux est importante car elle nous renseigne sur nos peurs. Loin de les blâmer, faisons de ces informations un élément de rebond. Contre la cancel culture diffusons des pensées positives. Ouvrons les frontières mais pas qu’au profit du capital.
Assimilons ou cohabitons avec les étrangers. Certes régulons les flux ; mais sans hypocrisie – pour développer notre indispensable population active – et sans menaces pour les ouvriers qui ont construit nos autoroutes (dont 90% d’entre eux étaient des Africains !) et leurs descendants.
Ne réfutons pas le socle commun des valeurs humaines supérieures en affirmant la façon dont nous l’avons décliné, mais en tolérant, mieux en respectant les us et coutumes des autres, dès lors qu’ils sont compatibles avec nos essentiels. A cet égard ne tombons pas dans le piège du relativisme que nous tend le pouvoir chinois « qui entreprend de contrôler entièrement les rapports sociaux et la vie de ses sujets dans le but de créer une société harmonieuse »[7]
Mais ensuite nous devons gagner une autre bataille : notre propre développement technique aussi comporte des risques de conditionnement et de contrôle des citoyens qui pourrait les soumettre à une logique ultralibérale et technicienne[8].
D’où une redécouverte indispensable de nos finalités, du sens qui nous manque atrocement. Pour prospérer autrement, pour gouverner autrement.
Une nouvelle hiérarchie des fins et des valeurs
Ernest Ansermet (1883-1969) a été un grand chef d’orchestre. II a montré que c’est dans la musique européenne telle qu’elle s’est développée à partir du Moyen Âge et de la Renaissance, que cette exploration et cette exploitation ont été poussées le plus loin. Ce qu’il décrit comme le troisième âge de la musique n’est advenu qu’en Europe, du fait de la pratique de la psalmodie dans les monastères chrétiens. A partir de la voix humaine qui n’est pas programmée d’avance comme les instruments de l’âge précédent, ils ont découvert l’usage simultané de sons différents, l’harmonie, puis le développement simultané de plusieurs lignes mélodiques, le contrepoint. Dans ce troisième âge de la musique, Ansermet a vu aussi autre chose : quand une personne chante, joue de la musique ou l’écoute jouée par d’autres elle s’éprouve elle-même ; le musicien est devenu sujet de la musique par l’improvisation. Selon Ansermet la musique ne serait pas entrée dans le 3ème âge de son histoire sans la découverte de l’autonomie psychique du sujet, notamment transmise par le christianisme[9].
L’Europe à construire
Après ce détour par nos racines culturelles, il est bon de s’occuper de notre armature politique qui puisse porter l’avenir de notre Europe.
La question des États-Unis d’Europe ou la question de l’Europe en tant qu’État fédéraliste de nations unies ? Proposons notre réponse en quatre cercles de gouvernance et trois axes prioritaires [10].
Quatre cercles de gouvernance
Un cercle de nations intégrées. C’est en pratique la zone euro et l’espace Schengen. Là nous devons renforcer les liens et mieux organiser la gouvernance ce qui oblige à travailler à un sens commun, à des finalités partagées et à des stratégies intégrées et opérationnelles.
Un cercle de nations en coopération globale étroites. Le conseil de l’Europe auquel appartient d’ailleurs l’Ukraine [11].
Un cercle de voisinage puisque la Méditerranée, le Maghreb et toute l’Afrique sont à nos portes ; mais encore la Russie et toute l’Asie centrale, sont aux frontières en dépit de la situation calamiteuse et tragique de la guerre en Ukraine. Cette dernière, dans notre voisinage, est à prendre en considération et est appelée à prendre la place qui doit être la sienne.
Source Wikipédia
Un cercle d’action multilatérale parce notre Europe s’insère dans un monde en reconstruction et qu’elle y a ses intérêts, toute son influence et sa contribution.
Trois axes prioritaires : la culture, les institutions démocratiques, Le développement durable.
La culture première priorité
Vouloir agir dans le monde c’est tourner le dos à l’excès d’image, façon tik tok… Car vouloir agir sur le monde et au sein même du nôtre implique de la finesse d’analyse, une capacité de compréhension des représentations des autres, une intuition et un sentiment des risques et des opportunités. Seules la pensée l’écriture, l’oralité procurent cette aptitude. A l’opposé l’image est globalisante, émotionnelle et ambiguë. Dans ce cadre notre Europe a des atouts. La civilisation de l’écrit et de la parole en comparaison de celle, plus anglo-saxonne et simplificatrice, peut redonner la main à l’Europe pour appréhender la complexité du monde[12]. Le travail culturel à effectuer est immense et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un travail honnête, libre et créatif consistant à assumer le passé pour construire l’avenir sur un pied d’égalité avec le reste du monde. Comme nous l’avons évoqué supra la force de notre Europe réside dans sa culture, dans sa culture vivante et non pas dans la répétition affadie de son passé. L’Europe c’est nous ! Elle permet notre accomplissement : « Le besoin-désir essentiel de l’être humain est de réaliser son autonomie, que telle est la fin de son existence, et que telle donc doit être la fin des sociétés »[13].
Cette démarche concerne absolument les quatre cercles précités. Paris a la chance d’accueillir l’Unesco ; la France a un tissu d’alliances françaises et d’autres pays européens ont l’équivalent, France Monde Média dont RFI, la
Deutsche Welle et d’autres radios internationales européennes s’efforcent de diffuser nos valeurs, etc. Le patrimoine culturel de l’Europe est éblouissant. Notre système éducatif et universitaire en revanche doit être mobilisé.
Les institutions démocratiques dont un Parlement européen prépondérant
Le renforcement du rôle du Parlement européen est essentiel pour en faire un lieu privilégié de démocratie et de construction d’une conscience européenne. La question se pose de savoir s’il ne faudrait pas, qu’à côté d’une assemblée européenne, existe un sénat européen avec des représentants des grandes régions des États de l’Europe. Pour tempérer des rapports de force qui perdurent entre les États membres ?
En termes d’équilibre sera-t-il alors capital de renforcer le fonctionnement du Conseil européen et de réorganiser le mécanisme des présidences.
S’il ne saurait être nécessaire de modifier le rôle de la Commission européenne qui en dépit des critiques qu’elle essuie est un organe majeur de gouvernance, il conviendrait de modifier à la marge les modes de recrutement et de nomination des fonctionnaires européens sans oublier la gouvernance [14].
Le développement durable d’un monde multilatéral, premier objectif
Il est impossible de concevoir un monde qui ne prendrait pas en compte les enjeux du développement durable et en particulier leur déclinaison dans les 17 objectifs du développement durable des Nations-Unies. Ceci en évitant trois risques ; celui de poursuivre la gouvernance silotée de ces 17 objectifs ; celui de ne pas mobiliser les deux concepts ou principes suivants : le GLOCAL et le principe de subsidiarité ; celui d’oublier le social, l’un des trois piliers trop souvent mis à mal par une Europe sociale en quête de reconnaissance [15] et celui de ne pas penser le marché intérieur comme un champ de concurrence loyale mais avec des effets de concurrences déloyales au travers d’investissements directs venant de l’étranger concomitamment avec une compétition dure entre les pays membres. Nous devons en effet nous protéger des chevaux de Troie qui ont investi dans des zones limitrophes et nous attaquent économiquement via l’abandon des droits de douane.
Pour le dire plus clairement il s’agit d’une part, de traiter les problèmes à plusieurs échelles territoriales en même temps, quant à la conception et à la mise en œuvre des solutions. D’autre part, de donner le privilège du pilotage au niveau le plus pertinent. C’est une manière d’écarter toute mystique de gouvernement mondial et d’ignorer le refus irréaliste de toute interdépendance.
En revanche sur le sujet qui nous occupe ici, l’Europe, nous devons affirmer haut et fort qu’elle a toute sa justification et toute et sa légitimité ainsi que les nations qui la composent. Notre Europe est à la disposition des autres auxquels elle peut apporter sa singularité et qui pensons-nous l’attendent, si elle sait s’en montrer digne, efficiente et humble.
En guise de conclusion, que disent nos politiques au sujet de l’Europe ? De crises sociales en crises sociales, il semble en tout cas que l’Europe fasse son chemin. Les forces vives des nations vont de plus en plus souvent à Bruxelles pour dire leur colère ou demander aides et soutien. On observe en retour que les têtes des listes en compétition se sont frottées aux métiers de député européen. C’est nouveau et c’est signifiant. Que personne ou presque en France ne déclare vouloir quitter l’Union ni l’euro. L’Union européenne avance avec son cortège de difficultés et de tâtonnements mais elle avance …heureusement !
[1] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ; La Découverte, 2017.
[2] George Lachmann Mosse, 1918-1999, Historien et Professeur à l’université de Madison et à celle de Jérusalem, De la grande guerre au totalitarisme – la brutalisation des société européennes ; Hachettes Littératures, 1999.
[3] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard 2024.
[4] Francis Massé, Le citoyen, clé de l’Europe, Ouest-Éditions, 2004.
[5] Le terme illibéral est précisé et introduit dans le débat politique et journalistique en 1997 par Fareed Zakaria qui définit la « démocratie illibérale » comme « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et la guerre.
[6] Jacques Ellul, Trahison de l’Occident, Éditions des Régionalismes & PRNG Éditions, 2014
[7] Jean-François Billeter, Pourquoi l’Europe – Réflexions d’un sinologue ; Allia, 2020.
[8] Ibidem
[9] Ibidem
[10] Cf. Edouard Balladur, L’Europe et notre souveraineté – L’Europe est nécessaire, la France aussi. Fondation pour l’innovation politique Juin 2023.
[11] Albanie, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Chypre, Tchéquie, Danemark, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Allemagne, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monaco, Monténégro, Pays-Bas, Macédoine du Nord, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Saint-Martin, Serbie, République slovaque, Slovénie, Espagne, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine, Royaume-Uni, Russie (exclue en 2002). États observateurs : Canada, Saint-Siège, Israël, Japon, Mexique, Etats-Unis d’Amérique.
[12] J’emprunte cette réflexion à Michel Cartier, lors de sa conférence à l’abbaye de Fontevraud – Association des Villes Numériques. Cf. Francis Massé, Refonder le Politique, Plaidoyer pour l’ouverture de la France au monde ; Nuvis, 2015.
[13] Jean-François Billeter, Pourquoi l’Europe – Réflexions d’un sinologue ; opus cité
[14] Voir néanmoins à cet égard le rapport sur les projets du Parlement européen tendant à la révision des traités (2022/2051(INL)) Commission des affaires constitutionnelles Rapporteurs : Guy Verhofstadt, Sven Simon, Gabriele Bischoff, Daniel Freund, Helmut Scholz https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0427_FR.html
[15] A titre illustratif d’une Europe sociale fragile, après le rejet par le Conseil, le 22 décembre dernier, du compromis trouvé avec le Parlement européen sur la proposition de directive visant à protéger les travailleurs des plateformes numériques un nouveau texte avait été proposé le 8 février. Celui-ci ne permettait plus définir une présomption de salariat de façon harmonisée au niveau de l’UE sur la base de critères – chaque État aurait ainsi dû établir une présomption légale réfutable d’emploi au niveau national. Malgré cet assouplissement, le compromis a été de nouveau rejeté par les États membres, le 16 février, avec l’abstention de l’Allemagne, de l’Estonie, de la Grèce, et le rejet de la France. Malgré le vote favorable de 23 pays, représentant plus de 63% de la population de l’UE. www.irshare.eu