LE CITOYEN, CLÉ DE L’EUROPE

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

L’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle et instinctive mais elle naît de la réflexion ; elle n’est pas le produit d’une passion spontanée mais le fruit lentement mûri d’une pensée élevée. Stefan Zweig 

Les prochaines élections européennes auront lieu du 6 au 9 juin prochain dans les 27 États membres et c’est déjà un enjeu. L’avenir de l’Europe c’est ce qui est en jeu dans le contexte géopolitique dramatique et préoccupant dans lequel nous sommes. C’est un défi crucial face à l’île de Lampedusa et à la douloureuse question des flux migratoires dont elle est le témoignage emblématique. Charles III d’Angleterre et le pape François en ont successivement parlé dans la semaine de fin septembre 2023 lors de leur présence respective sur le sol français. 

Ces prochaines élections représentent donc d’abord un enjeu démocratique. Car les allemands, les autrichiens, les belges, les bulgares, les chypriotes, les croates, les danois, les espagnols, les estoniens, les finlandais, les français, les grecs, les hongrois, les irlandais, les italiens, les lithuaniens, les lettons, les luxembourgeois, les maltais, les hollandais, les polonais, les portugais, les tchèques, les roumains, les slovaques, les slovènes et les suédois vont se déplacer pour voter. Quelles que soient les insuffisances et les limites de la démocratie européenne, il faut rappeler que le droit de vote est une condition nécessaire d’un bon fonctionnement de ce que nous devons à la Grèce antique. 

En effet au Vème siècle avant J-C surgit le miracle grec avec trois grands principes : 

  • La participation des citoyens, la démocratie ;
  • L’iségoria, un équilibre entre droits et devoirs, entre liberté et obligations ;
  • La parrêsia, c’est-à-dire la liberté pour chacun de prendre la parole, la légitimité du droit de parler.

L’Union européenne 🇪🇺 n’est, pas loin de là, totalement satisfaisante à maints égards – et nous y reviendrons – mais son existence est comme une manifestation éclatante qui honore l’humanité tout simplement parce que l’Occident a su formaliser les concepts de Liberté et d’Individu (2) .

Contre le relativisme des valeurs 

Ce fonds d’humanité est universel. Toute tentative de relativisme culturel est à cet égard non seulement une guerre idéologique contre l’Europe mais encore une violence contre l’humanité toute entière. C’est parce que ce fonds de culture universelle existe partout que l’on peut combattre les excès de la technique, ceux du libéralisme économique ou du risque de transhumanisme, et de bien d’autres menaces qui ne peuvent qu’altérer l’Homme. Lisons Li Tong-Tsun cette historienne chinoise : « Le progrès véritable ne viendra que quand nous donnerons enfin la primauté à l’individu – quand nous poserons 1° qu’il est autonome (il n’a pas besoin que l’on pense à sa place), 2° qu’il a vocation à s’autodéterminer (il n’en existe pas de définition valable une fois pour toutes), et 3° que les libertés politiques sont nécessaires pour cela (3)  ». 

Nous voudrions être certains que quelles que soient les visions politiques des uns et des autres, les candidats et candidates qui appelleront aux suffrages des électeurs européens aient bien en tête cet enjeu primordial.

Car le seul véritable ennemi de l’Europe c’est elle-même ! La médiocrité de certains, tous partis confondus, l’insuffisance de leur culture, leur faible entendement des enjeux, leur désintérêt effectif, malgré leur posture apparente, vis à vis des citoyens et de leurs aspirations, de leurs peurs et de leurs nécessités, ne peuvent qu’induire après les élections des échecs magistraux et l’affaissement de notre Europe.

La seule issue est dans notre exigence collective de vérité et de justice. Les Médias sont-ils prêts de leur côté à jouer leur rôle démocratique et à se hisser au niveau des enjeux en expliquant par une information libre, honnête, présentée avec rigueur et pédagogie ? 

Il nous semble que l’heure est grave et en dépit des intérêts partisans et de court terme, chacun doit être prêt à relever les défis démocratiques. L’Europe est notre avenir. L’Europe est l’un des acteurs majeurs dans la défense des valeurs universelles. 

Dans notre livre « Le citoyen, clé de l’Europe » il y a vingt ans nous insistions pour aller jusqu’au bout des possibilités en ce qui concerne aussi bien les enjeux sociaux qu’environnementaux, avec le maintien d’un marché ouvert et régulé. Mais il faut bien voir que depuis 2004 bien des choses ont changé et qu’il est nécessaire de prendre en compte des nouveaux risques. 

En particulier le changement climatique et la perte de la biodiversité. La planète est en effet menacée, plus exactement, les zones critiques, une minuscule zone de quelques kilomètres d’épaisseur entre l’atmosphère et les roches mères, où les vivants y compris les humains sont des participants actifs à l’ensemble des phénomènes bio et géochimiques.  Et Bruno Latour de souligner à propos de l’Europe : « La Terre qu’elle avait voulu saisir comme Globe s’offre à elle (L’Europe) à nouveau comme le Terrestre, par une deuxième chance qu’elle n’a en rien méritée. Voilà qui sied bien à la région du monde qui a la plus grande responsabilité dans l’histoire du déchainement écologique. Encore une faiblesse qui peut tourner à son avantage »(4). 

Mais l’humanité elle-même et nos enfants de demain sont plus en danger encore. Sortons du délire consistant à préférer la planète à l’humanité ; leur sort est totalement lié. Quelle serait la signification d’une planète sauvée avec la fin de l’humanité ? Nous avons la faiblesse de penser que la conscience émerge de l’homme même si nous sommes d’accord avec le fait qu’il y de l’intelligence répartie dans l’ensemble de la Nature. 

Quant aux guerres actuelles, en particulier celle en Ukraine, elles démontrent une idéologie dépassée liée aux conceptions du 20ème siècle. L’intelligence humaine mérite mieux que ces affrontements d’États pour le seul profit de classes dirigeantes tout simplement monstrueuses. 

L’Europe est notre avenir parce qu’elle demeure un lieu ouvert sans frontière et particulièrement ouvert aux autres (5) . Une Europe assumant son passé négatif et positif, une Europe qui est lucide sur son réel apport à la communauté internationale. Une Europe sans vanités mais fière de ses valeurs. 

Alors qu’exiger ? 

Je suis enclin à être hugolien : les États Unis d’Europe sont en ligne de mire. Une République européenne est manifestement un objectif louable. Sans naïveté bien sûr mais avec une volonté de s’inscrire dans un temps long, dans une progression démocratique et dans un sursaut démographique. 

Cette inscription délibérée dans le long terme est indispensable car sans vision préétablie nous courrons le risque de ne traiter que les affaires courantes qui plus est sans cap ni sens.

Non pas qu’il faille dédaigner ces affaires courantes car elles sont naturellement au cœur de la vie des citoyens. Mais en faire des points particuliers sans les relier entre elles, en les dramatisant et en prétendant qu’ils sont le nec plus ultra de l’action publique est sans efficience. Qui plus est, on abaisse le débat démocratique. Et puis on masque de façon d’ailleurs illusoire l’impuissance politique !

Car à un moment donné il est nécessaire de traiter les problèmes à la racine. Par exemple la question de l’immigration est pluri factorielle. Il s’agit à la fois de : 

  • Développer une action de développement de l’Afrique et du pourtour méditerranéen ;
  • Lutter contre les vrais auteurs et-les véritables soutiens, les initiateurs des courants migratoires de désespérés qui sont à la recherche d’un emploi ou d’une sécurité à vivre dignement ; 
  • Conditionner les aides à l’application de la conservation de leurs ressortissants ;  
  • Créer un dispositif douanier européen et dans le même temps réduire au minimum la fragmentation administrative dans ce domaine ;
  • Définir une politique européenne cohérente et une politique d’intégration organisée y compris dans la formation initiale et professionnelle ;
  • Développer des relations économiques et commerciales avec l’Afrique et la Méditerranée sur la base de l’équité et dans l’esprit d’un véritable partenariat à long terme entre gouvernants travaillant dans l’intérêt long terme de leurs pays respectifs ; 
  • Lancer une politique démographique ambitieuse pour agir sur la natalité européenne ;
  • Faire de l’école une grande cause culturelle pour donner à nos enfants les clés de leur futur désirable dans une planète verte, les savoirs et les clés indispensables de compréhension, les valeurs qui les éclaireront. 

A l’évidence ceci revient à faire mieux d’Europe et il n’y a pas d’ordre entre ces différents axes : les suivre en même temps s’impose à condition d’aller jusqu’au bout des nécessités opérantes pour réussir. 

Il nous faut relier ces actions, en discerner les liens et en imaginer les potentialités et les opportunités à court, moyen et long terme. La bataille est culturelle autant qu’économique ! N’est-ce pas ce que l’on nomme GOUVERNER ?

(1) Titre de mon deuxième livre, Ouest-Éditions, 2004

(2) A cet égard lire notamment Trahison de l’Occident de Jacques Ellul, Calmann-Lévy, 1974 et Pourquoi l’Europe réflexions d’un sinologue Jean-François Billeter, Éditions Allia, 2020

(3) Historienne chinoise de l’Université Nan-k’ai de Tien-tsin, Canonisation de Confucius et révolution confucianiste, Éditions de l’Université du Peuple, Pékin, 2004, cité par Jean-François Billeter, in Contre François Jullien, Éditions Allia,2018.

(4) Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ?  Éditions La Découverte, 2017

(5) Le mot « frontière me rappelle le beau livre d’Etienne Balibar sur l’Europe. Une Europe sans frontières, parce que constituant elle-même une frontière. A l’heure des flux migratoires non maîtrisés, évoquer l’idée d’une Europe ouverte et généreuse ce qui ne veut pas dire naïve où les hommes et idées circulent aussi bien que les marchandises et la monnaie, semble provocateur Car la frontière n’est pas que physique, géographique, linguistique ou culturelle, elle peut être imaginaire et exprimer des limites à nos désirs, à nos souhaits, générant la paralysie de  l’audace et du courage, autant de « Rubicon » intérieurs que l’individu ou le groupe hésitent à franchir ?  Etienne Baliibar L’Europe, l’Amérique, la guerre, La Découverte 2003, cité in Francis Massé, Aux frontières du management, L’Harmattan, 2015

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