L’argent et les projets : retour à l’Etat

L’argent et les projets : retour à l’Etat

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

 

Par lassitude devant l’effroyable multiplicité des problèmes, la complexité et les difficultés de la vie, la grande masse des hommes aspirent à une mécanisation du monde, à un ordre définitif, valable une fois pour toutes, qui leur éviterait tout travail de pensée, 

Stefan Zweig

 

Face aux difficultés actuelles de déficit et de dette – selon Jean-Yves Archer la dette publique consolidée dépasse 300% du PIB – [1], et face aux enjeux du financement de transitions inéluctables, l’État n’aurait-il pas intérêt à renouer avec le placement direct de sa dette auprès des particuliers ? Et carrément à émettre un emprunt obligatoire offrant ainsi une alternative à d’autres placements ? Ce qui permettrait de remettre de l’ordre dans les divers véhicules existants et de vérifier les objectifs qu’ils servent. On observe par exemple que le Livret Jeune rémunère toujours moins les jeunes clients de 12-25 ans du fait de l’inflation et du non relèvement des taux [2].

En général marque de défiance, cet emprunt obligatoire pourrait au contraire renouer la confiance avec les citoyens car l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants est à construire à partir d’aujourd’hui.

Une trouble histoire française de l’emprunt

Certes la France a une histoire particulière avec ces emprunts forcés. Un emprunt national de trente millions de livres est décrété par l’Assemblée constituante de 1789. Le roi en confia la gestion à l’administrateur du trésor royal qui fût par la suite condamné à mort pour conspiration le 28 ventôse an II (18 mars 1794).

L’emprunt du 19 frimaire de l’an IV est le troisième grand emprunt révolutionnaire. Il est établi par la loi du 19 frimaire de l’an IV et est un emprunt forcé. Son montant est fixé à 60 millions de francs. Il est payable en assignats ce qui permet à l’État de sortir de l’économie les actifs qui perdaient en valeur. Mais le montant du défaut de paiement fut redoutable

Quatre emprunts en novembre 1915, octobre 1916, novembre 1917 et octobre 1918, sont émis durant la première guerre mondiale pour financer une guerre qui dure plus longtemps que prévu..  L’emprunt national émis fin 1918, celui dit de la « libération », pour une mobilisation financière et des esprits, permet de récolter 55 milliards de francs par le biais de multiples affiches de propagande.

Le gouvernement provisoire en 1944 émit un emprunt qui leva 164,4 milliards de francs. Il visait à résoudre les gros problèmes économiques du pays alors que la guerre n’était pas terminée.

Émis en 1983 par le Premier ministre Pierre Mauroy, à un taux de 10 %, un nouvel emprunt récolta 14 milliards de francs. Créé pour marquer le tournant de la rigueur, alors que l’inflation était de 9,6 %, ce fut un « emprunt forcé » auprès des contribuables payant plus de 5 000 francs d’impôts. Ceux-ci durent verser 10 % du montant de leur impôt. Il fut intégralement remboursé en deux ans, en 1985...  L’emprunt national d’Édouard Balladur de 40 milliards de francs en 1993 avait pour objectif de mobiliser l’épargne des Français les plus aisés pour financer l’accès au travail des jeunes et la relance des travaux publics et du bâtiment.

Existe-t-il aujourd’hui des motifs impérieux et des conditions favorables pour lancer un nouvel emprunt pour maîtriser notre futur ?

Une opportunité unique d’une bonne gestion des affaires publiques

En termes macro-économiques l’argent est là : le niveau d’épargne des Français du fait de la crise pandémique est élevé 267 Mds d’€, soit un surplus d’environ 160 Mds d’€. Certaines études montrent que si les Français dépensaient 20% de l’ensemble de cette épargne la croissance du PIB attendrait 6% en 2022 [3]. Il est donc légitime que la puissance publique s’accorde avec l’appareil de production pour savoir où orienter ces dépenses nouvelles. Sans écarter par ailleurs la question de la dette publique.

On peut imaginer un impôt exceptionnel qui serait alors à la fois confiscatoire et démobilisateur à l’heure où les meilleurs esprits s’attachent à souligner l’intérêt à remobiliser l’ensemble de la société et de l’économie [4].

On doit aussi pouvoir imaginer l‘option du non interventionnisme de l’État et laisser le marché agir par lui-même. Mais à l’heure où il est nécessaire d’établir des priorités et de la cohérence à l’heure des transitions écologique, énergétique, numérique et sociétale, il nous faut un stratège des stratèges (l’État), des stratèges (les entreprises).

Pourquoi ne pas opter pour un emprunt obligatoire et viser une levée d’emprunt entre 50 et 75 % du surplus d’épargne soit un montant entre 80 et 120 Mds d’€ ? Naturellement cet emprunt serait porteur d’intérêt pour ne pas spolier les prêteurs.

L’émission d’un emprunt obligatoire d’une durée de cinq ans en début de quinquennat, au taux actuariel brut de 3 % indexé sur l’inflation (compte tenu d’une inflation de 2,6% aujourd’hui) à la charge des contribuables à l’impôt sur le revenu (IR) dû au titre de 2021, voire à celle de tous les contribuables sur la base d’un montant symbolique pour les ménages non assujettis à l’IR.

L’État se réserverait la faculté de procéder à tout moment au remboursement anticipé de l’emprunt. Les intérêts seraient versés en une fois lors du remboursement. Ces intérêts seraient soumis à l’imposition de droit commun ou au prélèvement libératoire au taux de 45 p. 100. Il va de soi que l’emploi des recettes d’emprunt ne doit en aucun cas être destiné à purger une fraction des dettes publiques. Cet objectif nécessaire doit être traité par des moyens plus ordinaires de réduction des déficits annuels et par un réexamen des structures de coûts. L’efficacité de la dépense publique s’impose.

Cet emprunt aurait pour avantage de rééquilibrer la répartition des créanciers le niveau national et le niveau international. En contrepartie de quoi il conviendra de d’attirer des investisseurs étrangers pour cofinancer directement des projets industriels. Il aurait aussi pour vertu de permettre que cette énorme épargne supplémentaire puisse se retrouver dans les fonds propres très insuffisants de nos entreprises [5].

Au-delà de la question du financement il est préalablement nécessaire de régler deux autres questions :

  • D’une part, la nature des investissements à privilégier ;
  • D’autre part la vérification de l’existence de projets solides et d’entreprises aptes à les mener à bien dans le cadre de collaborations au sein de filières organisées.

Sur le premier point l’enjeu de la transition énergétique et écologique semble primordial. Doivent donc être financés des projets de grande ampleur et riches en création d’emplois : les différents modes de transport décarbonés et l’isolation et/ou la construction de logements écologiques pour accélérer la dépollution, la création de filières de recyclage et plus ambitieusement l’économie circulaire devraient avoir la primauté pour ne plus polluer. Mais la lutte contre le changement climatique ne doit pas faire oublier celle contre la perte de la biodiversité qui implique des actions plus disséminées et plus délicates à mener.

Sur le second point il s’agira d’abord d’enrichir le nouveau cadre de l’entreprise à mission et créer les conditions de son utilisation par les entreprises. En particulier son volet social et formation est à être compléter. La notion de permaentreprise pourrait faire l’objet d’une promotion particulière [6].  Ensuite les critères classiques d’aide aux entreprises pourraient également prendre en compte le caractère collaboratif de la construction des projets de façon à encourager la logique de filière et d’écosystème. Enfin, il est conseillé de prévoir deux catégories de guichets au plan national et au plan régional. Ce qui obligera à répartir le produit de l’emprunt entre ces deux niveaux d’action.

La levée d’un doute sur le lien entre dette et fin de la croissance

Le problème de la dette astronomique de l’État est-il principalement un problème de gestion de l’État ? Ou bien aussi et surtout celui de la très faible corrélation entre le montant des liquidités financières internationales et l’économie réelle ? Un ancien banquier n’affirme-t-il que la croissance est fictive depuis plus de 30 ans, donc que les économies sont en récession. C’est ce qui explique selon lui l’explosion de la dette.

On pourrait alors presque dire qu’il n’y a plus de croissance productive, et il n’y en aura plus si on reste dans le même schéma de valeurs comptables[7].

Le problème de la dette publique comme de la dette privée ne viendrait pas avant tout de la gestion, il viendrait de ce que le modèle économique actuel est périmé. La mauvaise gestion amplifie le problème, mais elle n’en est pas la cause unique.

Le circuit économique actuel dépend en effet totalement de la croissance (à ce stade, uniquement corrélée à la production de biens et de services), qui alimente le circuit de création de richesse (salaires, inflation, impôts, etc.) devant couvrir les intérêts de la dette. La montée régulière de l’endettement souligne que nous sommes dans la loi des rendements décroissants qu’il faut probablement relier à la situation de l’énergie et aux questions climatiques, au franchissement de plusieurs pics de production dont ceux du pétrole et du gaz. D’ailleurs il semble qu’en pratique la capitalisation boursière des banques françaises soit inférieure à leurs fonds propres.  Les taux négatifs ont détruit leur rentabilité.

A l’heure des technologies et du numérique, le système ne peut plus créer suffisamment de valeur à contenu humain. Elle crée de la valeur machine, mais qui ne peut plus se redistribuer sur tous les humains. L’invitation à une ouverture des références comptables à de nouvelles valeurs ?

Ne faut-il pas alors urgemment instaurer préalablement un nouveau modèle comptable de croissance ? On se souvient du rapport Stiglitz sur la mesure de la richesse nationale commandé par Nicolas Sarkozy, président de la République, rapport qui préconisait de compléter le PIB (produit intérieur brut) par d’autres indicateurs afin de mesurer le progrès social et le bien-être des individus.

En passant par cette étape d’emprunt national il ne s’agit pas d’être dupe ni sur la vulnérabilité du système actuel ni sur la nécessité de le moderniser. Il s’agit de préparer aussi une transition vers un nouveau modèle de croissance qui d’ailleurs ne dépend pas que de nous car il concerne le niveau européen, sinon mondial. Ce nouveau modèle peut-il et devrait-il être instauré concomitamment à cet emprunt obligatoire ?

Une réforme préalable de la gouvernance publique

Nous vivons probablement une transformation de nos modèles économiques que certains désignent sous le terme d’exo-contributifs (intelligence exogène au système pour aller vers une conception endo-contributive (intelligence endogène au système) [8].  Dans tous les cas, les facteurs de succès d’une politique industrielle englobent une réforme préalable de la gouvernance publique. Il nous faut en particulier un État dont les finances sont orientées vers l’assainissement et qui lui aussi se décentralise [9].  Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici souligne que « Si une meilleure gouvernance n’est pas l’alpha et l’oméga de la maîtrise de notre endettement, elle a un rôle à jouer pour assurer la transparence, l’évaluation et la surveillance des choix budgétaires » [10]. Par ailleurs dans leur livre L’État qu’il nous faut, des relations à renouer dans le nouveau régime climatique, Romain Beaucher, Céline Danion et Daniel Agacinski appellent à recentrer l’État afin de dépasser les habituelles injonctions à supprimer des postes de fonctionnaires, à simplifier les normes administratives et à optimiser les processus. « Nous ne réussirons pas la transition écologique avec l’État tel qu’il fonctionne aujourd’hui » affirment-ils à juste titre [11].

Nous voyons bien que si nous souhaitons un État stratège des stratèges (les entreprises), il faut restaurer les chances d’un véritable partenariat public/privé non comme une fin en soi mais au service d’un projet de société.  C’est la condition de la confiance et au premier chef de la confiance des citoyens pour souscrire à un emprunt pour l’avenir de la nation.

Déjà, le rapport Gallois avait identifié en 2012 quatre causes structurelles de notre retard industriel [12]:

  • Des handicaps certains dans la recherche, l’innovation et la formation, mal articulées avec l’industrie
  • Des flux de financement insuffisamment orientés vers le tissu industriel
  • De la structuration et de la solidarité́ industrielles
  • Un dialogue social insuffisamment productif ce qui entraîne un mauvais fonctionnement du marché du travail.

Ces points avaient aussi été parfaitement identifiés dès 1983 à lorsque Jean-Pierre Chevènement était ministre de la Recherche et de l’industrie. Plus récemment France Stratégie a publié un rapport approfondi de la désindustrialisation en France, pays parmi les plus désindustrialisés du G7 et met en évidence que seulement 30% des aides sont des aides directes explicitement ciblées sur l’industrie [13].

La question du comment, donc de la stratégie, demeure la question récurrente dans notre pays[14].

***

Ces différents constats nous ramènent à notre fil conducteur :

1- il faut diriger l’argent des Français vers la production de richesses dès lors que préalablement soit établie une stratégie avec des acteurs organisés et fédérés porteurs de projets. L’emprunt permettrait d’apporter l’épargne des Français à un fonds souverain [15].

2- il faut que l’État affirme et conduise cette stratégie dès lors qu’il est lui-même en condition de le faire bien. Une gouvernance État/région est nécessaire pour imposer des critères clairs et éviter un enlisement bureaucratique.

 

 

 

[1] Avec la dette hors-bilan. Revue politique et parlementaire ; avril 2020.

[2] Capital, 26 novembre 2021.

[3] Rapport de l’OFCE, avril 2021.

[4] ” Michel Barnier, ancien négociateur européen pour le Brexit, mais aussi ancien commissaire européen au marché intérieur faisant le constat que les « les entreprises ont besoin et envie de redémarrer”, souligne que le gouvernement doit maintenant encourager cette relance. “Je pense notamment à un fonds souverain ou peut-être à un grand emprunt ». Il considère qu’il faut orienter l’épargne des Français vers l’investissement et transformer ce rattrapage en croissance durable. « Pour ça, il faut faire le pari de l’activité”. Europe 1 le 7 juin 2021

[5] Comme le suggèrent notamment Christian Saint-Etienne ou de Peyrelevade

[6] Sylvain Breuzard, La permaentreprise, un modèle viable pour un futur vivable inspiré de la permaculture ; Eyrolles, 2021

[7] Raphaël Rossello, L’opportunité du COVID 19, Mareuil Edition, 2020

[8] Alain de Vulpian Éloge de la métamorphose, Saint Simon, 2016. Pierre Giorgini , La révolution contributive, ISTE Éditions 2021.

[9] Francis Massé, Urgences et lenteur, Politique, administration, collectivités un nouveau contrat, Fauves Éditions, 2020.

[10] Pierre Moscovici : “Une nouvelle gestion de nos finances publiques pour la sortie de crise” Acteurs Publics 26 novembre 2021

[11] L’État qu’il nous faut, des relations à renouer dans le nouveau régime climatique, Berger Levrault, 2021. Le Cercle de réflexion social libéral, Les Gracques viennent de publier un “manifeste de la dernière chance” aux éditions Albin Michel. Dans la perspective de la présidentielle de 2022, ils y avancent de nombreuses propositions, dont une réforme de l’État. Juliette Meadel, dans son livre Un impérieux besoin d’agir pour en finir avec l’impuissance publique alerte également sur l’urgence de réformer l’État.

[12] Louis Gallois Commissaire général à l’investissement, Rapport au Premier ministre PACTE POUR LA COMPÉTITIVITÉ DE L’INDUSTRIE FRANÇAISE, Novembre 2012

[13] Les politiques industrielles en France Rapport pour l’Assemblée national, Novembre 2020

[14] Francis Massé, Le silence politique, Ouest-Éditions, 2000.

[15] Ce fonds souverain va apporter des fonds propres aux entreprises satisfaisant les objectifs stratégiques fixés par l’État. Il travaillera notamment avec les opérateurs de l’État concernés par les priorités stratégiques, les régions, la BPI, les sociétés de capital-risque.

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