La vraie vie, où est-elle ?

Francis MasséPrésident de MDN Consultants, Ancien Haut fonctionnaire

La vraie vie, où est-elle ?

 

« Une atmosphère étrange qui s’est installée dans le pays parce qu’il n’y a plus d’épreuves à suivre. On n’a pas envie que la vie reprenne ses droits car au fond la vie c’est ce que l’on a vécu ces dernières semaines ; c’est cela la vraie vie et donc cela doit continuer ».
Emmanuel Macron [1] 

 C’est le mois de septembre, celui des vendanges, le mois de la rentrée. Qu’attendre pour la France ? On a bien compris ce que voulait dire le Président et nous ne dirigeons pas notre réflexion sur une analyse de personnalité autant par respect que par manque de compétence.

 En revanche le sens des mots, celui des phrases prononcées sont à prendre en considération. « Pour les thérapeutes, les enseignants, les éducateurs, et toute l’humanité, il est d’une importance vitale de comprendre que les mots ont un pouvoir, chaque lettre est comme un atome taisant une puissance gigantesque. « Au commencement était le verbe » et ce verbe renferme la puissance de l’Univers »[2].

 Or ce sens donné au concept de vie est terrible ! Qu’est-ce à dire ? Qu’une société se définit par ses seuls moments festifs ou transgressifs ? Les saturnales ou les lupercales scandaient les rythmes de la société romaine et laissaient entrevoir des espaces de respiration. Le panem et circences déjà laissait poindre le maniement des foules par le pouvoir politique tandis que les médias, aujourd’hui guident nos émotions, veillant à leurs intérêts financiers sans déplaire au Prince.  

Affligeante, attristante parfois lunaire et de fait douloureuse, la situation subie n’est pas normale. Elle s’inscrit dans une suite d’événements que nous ressentons comme disparates et parfois glauques : dépolitisation, pandémie et confinements, Gilets jaunes, mouvements sociaux autour de la réforme des retraites, situation politique instable, géopolitique du  précaire, guerre économique[3], difficultés financières et budgétaires, injustices sociales et inégalités incontestables, carences dans la gouvernance publique et paupérisation des services publics. Il y a dans notre pays comme une panne d’imagination dans l’organisation du quotidien.

A contrario des trésors d’initiatives pertinentes ont pu être observés durant la pandémie. De même la créativité a explosé pour les jeux olympiques avec partout le triomphe de l’harmonie. Quant à la réindustrialisation de notre économie, elle avance avec son cortège de créations, transformations, voire suppressions d’entreprises et d’emplois. 

Reste que l’écorce du quotidien est grise, aigrie et grave avec ses faits divers ou « de société » plus ou moins crapuleux, voire sordides et violents mêlés à des propos ethnicistes, des thèses complotistes ou « effrondistes », des atteintes aux représentations nationales. Ce ne sont ni la joie ni la convivialité qui s’imposent alors, mais de mornes séquences ici d’ennui, là de grossièreté, voire même d’apathie ou de désordre. Mais dans le cœur de l’arbre, dans la
profondeur de notre société il se vit une autre France, sereine, active, allante et créative avec près d’un million et demi d’associations qui fourmillent et plein d’entrepreneurs qui innovent.

 Parfois infantilisée par des propos tant médiatiques que politiciens, la population vit des crises d’adolescence successives qui alimentent autant d’émotions publiques irrationnelles et déboussolent une classe politique elle-même de moins en moins à l’écoute parce que démunie d’instruments d’analyse. Une classe politique plus souvent captivée par le propos médiatique que mobilisée et à l’écoute des écrits de prospective politique et économique. 

A l’extrême et lorsque le respect disparaît avec le sens de la nuance, des traits d’ignorance et d’inculture marquent l’esprit de nos concitoyens lors même qu’ils se savent dans une époque oh combien exigeante. 

 

Que faire ? 

Nous devrions en avoir assez de notre petitesse qui marque la surface des choses où percolent les boursouflures rhétoriques des tacticiens. Notre pays est plein d’énergie, son potentiel populaire est grand, mais sa capacité d’agir est engoncée dans une gangue mortifère que protègent trop souvent des calculateurs avares de leurs petits privilèges.  


Cette médiocrité ambiante alimentée par des intérêts de boutiquiers n’est que le reflet d’une puissante inertie. Une forme de castration collective due à un amoncellement de dénis, de ressentiments, de reniements, d’échecs et de frustrations, mais aussi d’informations déformées
voire
nauséabondes, de lâchetés et surtout, répétons-le encore, d’ignorance. Notre peuple a été en quelque sorte violenté par mille saillies d’impolitesses et d’irrespect. Il a été, qui plus est, trop complaisant et trop passif, et, en cela, nous avons tous et toutes notre part de responsabilité.  

Politiquement parlant, nous ne sommes pas loin d’une forme feutrée de totalitarisme et devons donc avoir un sursaut salvateur. Sinon une nouvelle forme de nihilisme nous guette : la
perte de sens est à nos portes. 
 

La « petite politique » a tourné le dos au Politique : comme si notre peuple connaissait une profonde déception. C’est avec beaucoup de tristesse et d’amertume qu’un tel constat peut être fait. 

Et pourtant les solutions sont à notre portée. 

Savoir quoi faire et savoir-faire sont là ! Pour ceux qui ne cessent de se référer aux jeux olympiques qui ont en quelque sorte encapsulé nos meilleures qualités, performances et perspectives, notre plus belle créativité, diffusons cet élan bien réel dans l’ensemble de la société ; dans l’éducation, dans la santé, dans l’ensemble des services publics, dans les entreprises, partout. Mais pour cela je ne crois pas au « despotisme éclairé ». Même serait-il sincère et animé des meilleures intentions, il serait incapable d’apporter des solutions concrètes face à ces situations complexes qui ont chacune leur écosystème propre. Je ne crois pas non plus aux injonctions et autres proclamations, mais aux acteurs responsables, même anonymes, s’ils sont authentiques, efficaces et lucides. 

Il nous faut responsabiliser la France et décentraliser notre pays et ses institutions. En revanche il faut de puissants moteurs centraux de gouvernance pour diffuser partout la connaissance et le savoir qui, eux, doivent venir de partout. Elle est là l’unité de la Nation ! C’est dire que la formation et l’information, avec les aptitudes à la compréhension qui vont avec, sont au cœur des enjeux et des solutions. Un nouveau Jules Ferry ?

 Notre pays dans toutes ses régions doit être un lieu de controverses et d’initiatives pour des innovations économiques, sociales et culturelles assumées. Il n’y a pas lieu pour cela d’opérer de grands bouleversements : il faut « simplement » changer d’état d’esprit ! C’est toute une nouvelle stratégie qu’il faut bâtir à partir d’une approche géopolitique et d’un plus grand effort d’intelligence économique et de prospective sociale. Oui, la consolidation de notre tissu national passe par une vision stratégique tant nationale qu’internationale partagée par tousDès lors, naturellement il convient de bien cerner nos incohérences et nos contradictions. Il faut, comme l’a indiqué le président de la République, réaliser ce que l’on croit impossible. 

Contrairement à l’analyse de Benjamin Morel dont je comprends bien l’inquiétude et selon lequel « la différenciation territoriale est le tombeau de la France », une nouvelle direction doit être prise vers une réelle décentralisation. Cette décentralisation ne doit pas être un “autre séparatisme visant à déstructurer et déstabiliser la France au risque de précipiter son éclatement”[4]. Il nous faut de la mesure, du proportionné et de l’harmonie.

Or nos structures sont selon le cas trop grandes, trop petites ou éclatées. L’économiste anglais Ernst Friedrich Schumacher prenait soin de souligner que « il n’existe pas de réponse univoque à la question de la taille, car la taille adéquate est chaque fois déterminée par le type d’activité qu’elle concerne, (et) déplorait la propension des hommes à vouloir appliquer les mêmes schémas de pensée en toutes circonstances, source d’innombrables aberrations[5]. » 

Nous confondons trop souvent « État unitaire » et « État jacobin ». Après une vraie simplification des structures territoriales prenant en compte la réduction du nombre d’agences et autres établissements publics, il est indispensable de confier aux politiques locaux de vraies responsabilités en leur donnant de vrais moyens et en instaurant un vrai contrôle a posteriori. 

 Par ailleurs il est nécessaire de bien comprendre que la solution n’est pas tant dans la réforme des structures que dans l’émergence d’un nouvel état d’esprit. Il ne s’agit pas de céder la place à des roitelets provinciaux car le pacte girondin doit être un pacte républicain. Il s’agit d’appliquer un management politique organique dans notre tissu national. C’est d’une société de confiance dont nous parlons pour sortir enfin de l’étrangeté française que dénonce Philippe d’Iribarne[6]. Avec son avertissement : « Quand on veut agir sur une société, pas seulement dans l’imaginaire mais dans la réalité, on ne peut pas faire comme si ces mythes n’étaient pas au cœur de la vie sociale ». 

En conclusion et pour achever notre propos sur un mode grave, un regard vers nos amis britanniques peut être utile. Keir Starmer, le Premier Ministre britannique a jugé nécessaire de prévenir ses concitoyens de ce que leur vie va «empirer avant que ça aille mieux » (…) Nous avons hérité d’un trou noir, aussi bien dans l’économie que dans la société. C’est pourquoi nous devons agir et faire les choses différemment. Cela implique, conclue-t-il, d’être honnête avec les gens : à propos des choix auxquels nous sommes confrontés, et des difficultés que nous allons traverser. Franchement, les choses vont empirer avant que ça aille mieux. »


Face aux dangers, ne devrions-nous pas modifier notre gouvernance dans le sens qui précède ?

[2]Seymour Brussel in Les Cahiers du Sens, Paris, Le nouvel
Athanor
, 2014

[3]Lire
Christian Harbulot, Directeur de l’École de guerre économique. https://youtu.be/C6y23gz3vtU?si=L6aeNqUIX-MuVTRk

[4]Benjamin
Morel, La France en miettes, Régionalismes,
l’autre séparatisme
 ;
Éditions du cerf,2023

[5]Ernst Friedrich Schumacher Small is beautiful,
Seuil 1979, cité par Olivier Rey,Une question de taille, Éditions Stock
2024

[6] Philippe
d’Iribarne, L’étrangeté française, Éditions du Seuil, 2006.

Fermer le menu
Share via
Copy link
Powered by Social Snap