LA RICHESSE HUMAINE IGNORÉE

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

Il n’y a de richesse que d’hommes Jean Bodin XVIème siècle.

Le modèle économique et social de la fin du siècle dernier n’est plus adapté aux changements qu’il a provoqués. Cette dissociation sociale se traduit par une détérioration des acquis de la fin du XXème siècle. Notre plasticité adaptative permet des adaptations rapides, mais aussi une dégradation rapide. 

Pascal Picq

La France ressemble-elle encore à ce qu’en disait l’historien britannique Théodore Zeldin en 1994 : « je considère la France comme un des pays les plus jeunes en dépit de sa longue histoire » (1)? Car si le principe de Jean Bodin n’est pas nouveau il est de plus en plus constatable que l’on en fait fi et que le gaspillage des talents dès la prime jeunesse devienne insupportable et dangereux, notamment du fait de la croissance des inégalités. Cela remonte à loin, déjà François Dubet notait qu’à l’école les enfants d’ouvrier sont devenus les enfants en « difficulté »(2).  L’Observatoire des inégalités nous indique que : « Dès le plus jeune âge, les résultats des élèves sont liés en partie au milieu social de leurs parents. Les écarts se creusent au fil de la scolarité car le système scolaire français cherche davantage l’excellence d’une minorité de très bons élèves qu’à tirer vers le haut les enfants en difficulté. Arrivés en sixième, 98 % des enfants des milieux favorisés ont une maitrise satisfaisante ou très bonne des compétences demandées en français contre 76 % des enfants de milieux défavorisés. En mathématiques, l’écart est spectaculaire : 91 % des jeunes favorisés maitrisent les compétences contre seulement la moitié des jeunes de milieux défavorisés.(3) »  La question de la formation de la jeunesse est décisive mais c’est d’abord de jeunesse tout court dont il faut parler. Veut-on encore une jeunesse instruite dans notre pays, une jeunesse par conséquent qui participe au développement de ce dernier ? 

Pour avoir une jeunesse il faut aussi des naissances pour la renouveler. Il est vrai que les données démographiques mettent l’accent sur les effets de la croissance de la population mondiale qui serait trop importante. 7,7 milliards d’êtres humains en 2017 on table sur 9,7 milliards en 2050.

Cela dit malgré d’indéniables progrès sociaux et techniques permettant à nombre de pays de fournir des services de santé sûrs, abordables et de qualité, pour tous, favorables à la survie et à l’épanouissement des femmes et des bébés, les nouvelles estimations révèlent toutefois que 6,2 millions d’enfants de moins de 15 ans sont morts en 2018 et que plus de 290.000 femmes sont décédées des suites de complications pendant la grossesse et l’accouchement en 2017.  Sur le total des décès d’enfants, 5,3 millions sont survenus au cours des cinq premières années, dont près de la moitié au cours du premier mois de la vie (4). 

Malgré ces tragédies, cette croissance démographique causera dans divers endroits de la planète des famines et de la pauvreté sans parler de l’impact environnemental. Cependant l’évolution comparée de la population mondiale montre qu’elle est mal répartie en quelque sorte. Cette augmentation de la population est loin d’être le cas en France et en Europe où il serait avantageux de développer des politiques positives pour l’accueil de l’enfant. 

Le tableau ci-dessus montre le défi de l’effort de productivité que l’Europe doit relever avec la France si elle veut conserver une place.   

En effet, en 2022 le taux de natalité diminue encore en France 723 000 naissances soit 19 000 de moins qu’en 2019, le plus faible nombre depuis 1946. Il est notamment expliqué par la diminution du nombre de femmes de 20 à 40 ans en âge de procréer mais il est surtout dû à la baisse du taux de fécondité (nombre d’enfants par femme) qui s’est établi à 1,8 (contre 1,5 dans l’Union européenne, 2,3 dans le monde et 4,5 en Afrique).   

Les projections en termes de PIB sont là pour montrer les tendances structurelles profondes dans le monde.

Il est vrai que le solde naturel (différence entre le nombre de naissances et de décès) atteint son plus bas niveau depuis 1945 en France. 

Alors que faire ? Dès l’origine si l’on peut dire, la possibilité de naître est contrariée. 

Ces politiques pour l’enfant désiré – une politique familiale – en améliorant notamment l’indemnisation du congé parental, ou créant un service public de la petite enfance ne sauraient se résumer à des mesures financières au profit des couples. C’est tout un environnement culturel, social et matériel qui est en cause. Sans oublier que cette baisse continue de la fécondité met en péril notre système de solidarité par répartition. Mais nous ne pouvons établir des politiques intelligentes sans prendre en compte les transformations positives des mentalités. 

Par exemple l’égalité de droit entre les femmes et les hommes même améliorée doit être encore renforcée car, quoi qu’on en dise, elle peut encore toujours s’affaiblir. Ceci signifie que la maternité ne doit pas être un moment d’affaiblissement des droits des femmes si l’on veut protéger ceux des enfants à naître et que l’accueil de l’enfant est de la responsabilité du père et de la mère, du couple. 

A l’heure où il est envisagé d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution notre propos est naturellement basé sur les enfants désirés pour lesquels il faut lever les obstacles liés à un environnement hostile ; cet empêchement des parents potentiels à différer ou abandonner le projet d’une progéniture est nuisible pour la prospérité de la nation et d’ailleurs de toute l’Europe. 

Comme nous l’avons dit ci-dessus, l’enfant une fois mis au monde n’a pas encore gagné la partie. Si l’on s’en rapporte aux propos de Vance Packard : « les choix de notre société, nos institutions et hélas aussi nos familles vont à l’encontre des intérêts de notre jeunesse, l’accablant de problèmes trop lourds pour elle, la plongeant dans le désarroi et l’angoisse »(5). La condition des femmes en ce qui concerne leur carrière professionnelle mérite une vraie considération et justifie une prise en compte de la maternité à un âge où l ’enfant ne peut qu’en bénéficier en termes de développement socio-affectif. Il nous faut opérer une approche qualitative et lever des tabous. Si la maternité ne résume pas l’identité féminine, les hommes ne peuvent pas mettre au monde des enfants. La société doit donc permettre aux femmes désireuses d’avoir des enfants de pouvoir les mettre au monde sans que leur carrière en aucune manière ne soit altérée dans la durée de vie professionnelle. En clair un couple jeune doit pouvoir élever des enfants sans en quoi que ce soit obérer la carrière des femmes. Au-delà des mesures d’organisation sociale il faut surtout changer la mentalité du management des entreprises et des administrations.  

Les enseignements de Jean Piaget ou de Françoise Dolto et de leurs successeurs n’ont pas encore pénétré tous les esprits. L’accueil de l’enfant et son éducation sont encore trop souvent organisés en méconnaissance totale de ce qui est en jeu notamment dans les premières années de la vie. Récriminer contre les seules familles est stupide ; c’est d’information qu’il s’agit. Qui d’entre nous n’aurait pas mieux agi en qualité de père ou de mère s’il avait eu à sa portée des connaissances actualisées sur ce qu’est véritablement l’évolution de l’enfant en particulier les premières années de la vie ? Et n’en aurait pas tiré des conséquences sur la manière d’éduquer ? 

C’est que la société n’est pas organisée pour préparer à être père et mère, parents et d’ailleurs sans doute éducateurs. Il ne s’agit pas ici d’un formatage mais de simples données essentielles du développement de l’enfant et également sur une meilleure connaissance de soi.

Non point un formatage répétons-le, car l’amour, la bienveillance et la liberté sont l’apanage des familles et des éducateurs en général. Le paléoanthropologue Pascal Picq nous rappelle d’ailleurs que : « notre adaptabilité biologique cognitive et sociale repose sur la petite enfance. La biologie de la reproduction, l’altricialité secondaire et les organisations sociales autour de la petite enfance sont des facteurs déterminants pour le succès adaptatif des différentes espèces humaines » (6).  

C’est aussi ce que souligne Martine Roussel-Adam dans son livre Les jardiniers de l’âme ; elle nous dit comment innover pour donner leur chance aux enfants en prise à des difficultés (7). En ce début de 21ème siècle beaucoup d’enfants en France et dans le monde sont en difficulté du fait de mauvais traitements, de maladies, de deuils, de situations de violence, d’une extrême pauvreté. Des innovations sociales existent, elles sont indispensables pour prendre ce problème à bras le corps.

Enfin l’école n’est pas seulement un lieu d’enseignement comme d’aucuns voudraient le soutenir. L’école – et donc les professeurs et enseignants – sont également concernés par le fait d’éduquer à des qualités indispensables qui à défaut manqueraient plus tard dans la vie sociale et professionnelle. Les capacités cognitives qui reposent sur la curiosité et l’esprit de recherche que l’école doit éveiller. Les aptitudes relationnelles et comportementales que l’école doit contribuer à développer. Il faut forcer ces évidences tant elles semblent oubliées. 

C’est notamment l’école – mais près de 15 % des jeunes entre 24 et 35 ans n’y font pas fait d’études secondaires de deuxième cycle – qui est un lieu privilégié pour l’apprentissage de la cohabitation entre les filles et les garçons et d’une manière générale pour les relations humaines entre les individus. Le respect mutuel qui passe par la connaissance de soi et la découverte de l’altérité, la capacité à l’intelligence collective et à l’empathie sont des piliers solides pour la vie en société. Les échecs scolaires ont une grave conséquence sur nos enfants et notamment une perte parfois irrémédiable de leur estime de soi. Mais faut-il encore parler en termes d’échecs scolaires ou bien d’un tragique échec de l’école et finalement d’un échec de la société qui déconsidère son école !

On entend parler beaucoup actuellement de devoir lutter contre, le harcèlement, la discrimination, l’inégalité, l’insécurité, et coetera. L’expression se généralise y compris au niveau des gouvernants. Mais n’est-ce pas un aveu de défaitisme, une posture défensive teintée d’indignation ?  Pourquoi ne pas s ’exprimer en termes offensifs, avoir une attitude proactive et agir pour l’épanouissement des femmes, un accueil de l’enfant, une ‘culture’ de l’aménité… ?

Chefs d’entreprises, dirigeants, parents et éducateurs ont ainsi un rôle clé dans cet apprentissage à la vie et la relégation des enfants devant les téléviseurs, leur téléphone portable ou leur ordinateur est un abandon de poste. Un déni de responsabilité. 

 

Si nous voulons demain des démocraties fortes et solides, des peuples aguerris et courageux face aux risques, des professionnels créatifs dans nos entreprises, des consommateurs exigeants au cerveau non disponible pour des achats inconséquents, ou encore des citoyens et des contribuables solidaires, il serait judicieux de ne pas mépriser ces conditions initiales.

Jorge Semprùn s’était interrogé sur un sujet majeur auquel il nous conviait à réfléchir :« quels enfants pour le 21eme siècle ? » nous y sommes ! 

Il ne s’agit pas d’être crédule et nous voyons bien les tendances lourdes qui s’installent à l’encontre des situations et des principes précédemment évoqués. Nous persistons à penser que la nature de la liberté que l’on souhaite voir prospérer est un ingrédient indispensable aussi bien à l’innovation, à l’esprit d’entreprise, à la créativité, à la recherche pure de la connaissance, comme à la vie en société en général. Il n’y a pas de liberté assumée sans une acceptation lucide d’un degré de risque. Or la tyrannie joue sans cesse sur notre peur et donc sur notre attente implicite d’un risque zéro. Nous sommes en présence d’un vrai choix pour l’avenir même si quelque tyran guerrier nous « amuse » (dangereusement) en ce moment sur des champs de réalité d’un siècle éteint. Notre jeunesse doit croître en nombre, en qualité et en vigueur.

Pascal Picq nous enseigne encore que « les espèces comme les civilisations vivent sur leurs adaptations du passé, mais leur survie dépend de leur capacité à inventer les adaptations à un monde qu’elles ont contribué à modifier. Une devise darwinienne pour les civilisations est de comprendre que ce qui a fait notre succès ne suffira pas dans le monde qui vient ».  

Il faut inventer un nouveau monde et ce n’est pas une société de vieux (8) qui le fera toute seule !

(1)  Le Figaro du 23aout 1994.

(2)  Les classes populaires dans le miroir Libération des 4 et 5 novembre 1995

(3)  https://www.inegalites.fr/Les-inegalites-sociales-de-l-ecole-primaire-a-la-fin-du-college 

(4)  https://news.un.org/fr/story/2019/09/1052012  

(5)  Il faut relire l’excellent ouvrage de Vance Packard, Nos enfants en danger, Calmann-Lévy, 1984 ; 

(6) Pascal Picq, Sapiens contre Sapiens, Flammarion, 2019. L’altricialité définit le degré et la vitesse de maturation d’un cerveau animal au cours de l’ontogénèse. L’être humain est caractérisé par une altriacité primaire (le nouveau-né n’est pas immédiatement compétent et a besoin du secours de son entourage) mais aussi d’une altriacité secondaire c’est-à-dire que la croissance du cerveau s’effectue essentiellement sur une longue période après la naissance. Ce qui rend les êtres humains exposés aux influences de l’environnement et en fait des êtres hyper-sociaux et hyper-culturels. Source Wikipédia.

(7)  JC Lattès 2011. 

(8) Nous aurons l’occasion de traiter cette question des vieux toute aussi scandaleuse au regard du traitement qui leur est fait par la société à son propre détriment.

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