La puissance et la sagesse

La puissance et la sagesse

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

 

Wehe mir ! Ich bin eine Nuance. »— Ecce homo, Friedrich NIETZSCHE [1]

 

J’emprunte à Georges Friedman le titre de l’un de ses magnifiques livres dont la lecture m’avait été conseillée par Jacques Ellul qui fut le directeur de mon mémoire à Sciences po Bordeaux[2].

L’observation du fonctionnement économique et social dans cette période de crise est fascinante à plusieurs titres. Ce qui nous intéresse ici c’est l’égocentrisme des organisations et de leurs leaders. Je parle bien d’égocentrisme – et non d’égoïsme, par conséquent non de morale mais de comportements quasi logiques, eux-mêmes induits par un mélange d’intérêts, d’intentions et de contraintes mais encore de biais cognitifs.

Aucun jugement de valeur ici sur ces comportements compréhensibles mais une tentative d’analyse distanciée des modes de création de valeur en période de mutation profonde et incertaine du système économique et social. De même qu’un maire d’une commune a tendance à placer sa ville au centre de son environnement et à bâtir sa vision à partir de ce point de vue, de même toute organisation, toute entreprise se positionnent en fonction de l’ensemble des éléments qui les déterminent pour une très grande partie. Agir autrement serait irréaliste.

Cependant notre interrogation concerne l’atteinte de l’optimum socio-économique et de façon sous-jacente interpelle notamment la notion de coopétition [3]. Question classique à laquelle beaucoup d’excellents économistes et penseurs ont réfléchi.

Au point où nous en sommes de cette crise globale, il est opportun de chercher à comprendre comment les acteurs économiques et les États tendent à s’en sortir (A) et quelles pistes de solutions seraient possibles pour rouvrir le futur (B).

 

A/ Nous pouvons observer que l’économie de marché demeure indispensable mais qu’elle est insuffisante. 

Elle est indispensable ! L’histoire politique et économique du vingtième siècle nous aura instruit sur les carences d’une économie étatique sinon totalitaire. Même si certaines idéologies semblent vouloir indirectement et involontairement la reconstituer grâce aux apports incontournables du numérique et au nom de la défense de l’environnement. On ne saurait envisager de remettre en cause le dynamisme du marché nourri par des kyrielles de chercheurs, d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers et d’artisans, naturellement d’entrepreneurs. Cette économie distribuée, largement décentralisée et fondée sur le progrès technique est incontestablement efficace et innovante.

Néanmoins trois aspects au moins doivent être mis en exergue, le partenariat stratégique public/privé (1), la gestion des externalités négatives (2) et la fonction des valeurs sociales (3).

1-L’idée du génie solitaire dans son garage a été mise à mal. Cela ne signifie en rien que nous n’avons plus besoin de ces créateurs mais qu’ils n’opérèrent pas tout seuls même dans une économie de marché. Mariana Mazzucato montre par exemple que ce sont souvent des fonds publics qui apportent une stratégie à long terme et que nous avons besoin de mieux comprendre comment transformer l’État en moteur principal d’une croissance tirée par l’investissement [4]. Et en effet La conduite des transitions indispensables ne pourra se faire sans une action publique efficace et cohérente.

2- Le système économique lui-même n’arrive pas à s’autoréguler correctement notamment du fait notamment de l’égocentrisme des organisations et génère des externalités négatives.

Recourir à la notion de volonté de puissance peut nous aider à mieux comprendre la réalité économique. Le désir de survie pour une entreprise est indispensable elle développe dans ce but une capacité d’autofinancement, de la créativité, des actions de développement, de création d’activités et d’emploi, la reconnaissance des métiers et des compétences ainsi que des travailleurs qui les apportent, une aptitude à saisir des opportunités et à s’adapter.  Mais où sont les limites – si elles existent – en termes de recherche de profit (a) et en termes d’optimisation économique technique et sociale (b) ?

  1. Peut-on concevoir une limite au-delà de laquelle le profit n’est plus lié à l’intérêt de l’entreprise et serait destructrice du marché comme du social et de la société ? D’une certaine manière les politiques de concurrence répondent à une partie du problème ; la notion d’entreprise à mission et celle de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à une autre. D’autres formules sont testées : le taux minimal de l’impôt sur les sociétés, des tentatives de plafonnement des salaires des dirigeants , Impôt mondial sur les multinationales : accord à 136 pays avec un taux fixé à 15% Selon l’OCDE (2018), la progression des revenus des 1 % les plus riches est l’aspect le plus visible des inégalités de revenu, mais d’autres fissures sont apparues, notamment entre un groupe important constitué des bas salaires – jusqu’à 40 % d’entre eux dans certains pays – et tous les autres. L’organisation internationale ajoute : « Tout comme elle l’a fait dans le passé, la technologie détruit les anciens emplois et en créé de nouveaux. Cela accroît encore la valeur qu’ont déjà les travailleurs hautement qualifiés, tout en éliminant les emplois de certains travailleurs moyennement ou peu qualifiés. Cela contribue également au basculement de l’équilibre entre travail et capital : une part accrue du revenu revient aux détenteurs du capital, comme les entrepreneurs, et une part moindre à ceux qui travaillent pour eux ».
  2. Comment par ailleurs agencer les différentes options techniques, industrielles, commerciales, économiques financières et sociales pour s’approcher au mieux de l’optimum économique, social et environnemental ? C’est reposer la question du rôle de l’État, du Plan et de la prospective, du partenariat public-privé sans pour autant touner le dos au marché. Pour illustrer ce point il suffit d’observer comment une filière comme celle du transport aérien et de la construction aéronautique tente de construire une stratégie commune vers l’avion décarboné. Les intérêts en cause sont différents, les contraintes et les options technologiques possibles également. Dans un tel contexte on ne peut qu’observer que la seule dynamique des règles du marché est insuffisante si l’État ne favorise pas des convergences entre les acteurs. Les dernières péripéties autour des projets de CDG Express et de la gare du Nord à Paris, éclairent d’une lumière toute aussi crue une vérité simple : l’absence de tous les acteurs concernés autour d’une même table aboutit le plus souvent à des impasses.

3- C’est par conséquent la question des valeurs sociales qui est posée ! Personne n’ose penser que les seuls arguments techniques peuvent faire achopper de tels projets. Ce sont des visions qui s’affrontent et il faut purger les différents au fond. Cette notion de régulation présuppose un référentiel social et éthique. Mais qui doit le définir ? A ce stade on ne peut que présupposer que ce sont les valeurs qui ont été transmises par les Anciens et ajustées par nos propres expériences collectives et retranscrites dans la Constitution, dans des codes et des jurisprudences qui servent de référent au débat démocratique. Et qui aident à établir des mécanismes pour tempérer les rapports de force tel celui entre la Capital et le Travail ou entre l’économie et la protection de l’environnement. C’est ainsi que des notions comme « l’ordre public économique », « l’ordre public social « ou encore « l’ordre public écologique » ont été établis dans le temps.

 

B/ Les pistes de solutions sont de deux ordres selon nous l’équilibre des pouvoirs (1) et l’idée d’individu et celle de Liberté (2).

  • Montesquieu et l’équilibre des pouvoirs 

Les apories de la démocratie sont flagrantes mais ce n’est pas pour autant que l’Europe doit choisir la voie de l’ilibéralisme ou de la dictature économique. Fidèle à la pensée de Montesquieu selon qui le pouvoir contrôle le pouvoir nous devons faire en sorte de conserver un équilibre entre l’influence des divers acteurs politiques et économiques sans oublier les autres acteurs tels les organisations sociales et les médias.  De même il existe un autre acteur non explicite et qui s’ajoute aux non- humains (qui représente le système vivant) de Bruno Latour, qui est l’écosystème de connaissance : la formation de l’esprit scientifique redevient une exigence contemporaine croissante. C’est pourquoi notre investissement insuffisant dans l‘éducation dans l’enseignement et la recherche est préoccupant.

Publiés fin 2019, les résultats des élèves ayant participé à l’enquête PISA 2018 placent la France entre le 20e et le 26e rang des 79 pays présents aux enquêtes de l’OCDE. Sur les 36 pays de l’OCDE en 2018, la France se situe entre le 15e et le 21e rang (au même niveau que l’Allemagne).

Tandis que dans une enquête TIMSS relative aux mathématiques (2020), pour la France, le parcours de 4 000 élèves de CM1, et autant de 4e, a été regardé à la loupe en mai 2019, et le constat est assez inquiétant : les chiffres placent désormais la France en avant-dernière position, le Chili arrivant dernier.

Par conséquent l’interpellation de la notion de séparation des fonctions (notion originelle plutôt que celle des pouvoirs) est primordiale. En effet de facto si on n’imagine pas l’absence d’une étroite coopération entre les différents acteurs au sein du gouvernement et de la société (c’est d’ailleurs ce qui se passe plus ou moins et plus ou moins bien) en revanche, au moment du processus de décision doit être formalisée la fonction de chacun la fonction de délibération et de contrôle, d’exécution et de jugement.

Mais pour qu’en amont des décisions cette coopération transversale ait lieu, il apparaît indispensable de rechercher, d’une part, une commune mesure, et, d’autre part, pour l’atteindre, une diffusion des connaissances (écosystème de connaissance) et des controverses, qu’elles soient techniques, scientifiques, éthique ou esthétiques ; c’est au passage la seule réponse efficace aux fausses informations. Ceci emporte la nécessité d’une culture générale scientifique et non scientifique des acteurs ce qui n’exclut pas – bien au contraire – le bon sens …

Certes la démocratie est ambiguë et fragile mais c’est une conquête permanente qui s’impose pour ne pas laisser la main à ceux qui s’arrangent de l’impasse démocratique actuelle. Comme l’écrit Simone Goyard-Fabre : « Elle n’est ni l’utopie d’une Cité du soleil, ni le mythe de l’Enfer : mais, toujours imparfaite, elle est toujours à refaire. La grande aventure démocratique est lourde à assumer »[5].

 

  • L’affirmation de l’idée de Liberté et d’Individu

C’est sur cette idée-là que nous devons réaffirmer l’Europe ! [6] Issue de l’influence judéo-chrétienne et gréco-latine et d’autres civilisations qui ont permis de transmettre ces valeurs à travers le temps, cette idée a diffusé dans le monde. Le monde entier a pour référence la liberté individuelle quitte à la bafouer souvent. L’Europe doit être le continent qui doit s’y référer pour baser effectivement son action sur cette idée. C’est là sa fonction et sa force. Professeure chinoise à l’université, Li Tong-tsun souligne que « le progrès véritable ne viendra que quand nous donnerons enfin la primauté à l’individu – quand nous poserons 1° qu’il est autonome (il n’a pas besoin que l’on pense à sa place), 2° qu’il a vocation à s’autodéterminer (il n’en existe pas de définition valable une fois pour toutes, et 3° que les libertés politiques sont nécessaires pour cela » [7]. Je m’associe ainsi à Jean François Billeter lorsqu’il affirme son refus du relativisme culturel en ce qui concerne les grands principes humanistes. Ni le totalitarisme politique, ni celui d’un système technico économique ne sauraient avoir gain de cause sur le caractère primordial de l’être humain, libre et unique.

Ce n’est qu’à l’issue de cette démarche d’approfondissement sur ce que nous sommes que nous pouvons envisager une société de confiance et que nous pourrons concilier puissance et sagesse.

 

[1] « Malheur à moi, je suis une nuance »


[2] Georges Friedmann La puissance et la sagesse, Gallimard,1970

[3] La coopétition est une collaboration ou une coopération de circonstance ou d’opportunité entre différents acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents (“competitors”, en anglais).

Ce mot « coopétition » est un mélange des deux mots coopération et compétition (concurrence). Elle consiste pour une entreprise à conserver son intégrité tout en partageant certaines de ses ressources avec certains de ses concurrents. Il s’agit d’une stratégie globale, qui permet tout autant des coopérations dans un mode projet, pour remporter un gros contrat, ou développer un produit particulièrement complexe, que des coopérations de long terme et multi-niveaux, impliquant de fortes synergies entre les entreprises en coopétition. Cette notion a été popularisée par deux auteurs américains en 1996 : Nalebuff et Brandenburger  Source Wikipédia

Voir également Paul Chiambaretto. La coopétition ou la métamorphose d’un néologisme managérial en concept. Le Libellio d’AEGIS, Libellio d’AEGIS, 2011, 7 (1, Printemps – Supplément), pp.95-104. hal-00574175

[4] L’État entrepreneur – Pour en finir avec l’opposition public-privé ; FAYARD, 2020

[5] Simone Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la démocratie ? Armand Colin, 1998

[6] Jean François Billeter, Pourquoi l’Europe – Réflexions d’un sinologue, Éditions 2020. Allia.  Selon cet auteur le projet philosophique donnera au projet politique son orientation. Il s’agit de nous interroger sur ce que nous voulons, pour nous-mêmes et pour les autres, et de fonder cela sur une véritable connaissance. Lire aussi Jacques Ellul, Trahison de l’Occident, Calmann-Lévy, 1974.

[7] Historienne chinoise de l’Université Nan-k’ai de Tien-tsin, Canonisation de Confucius et révolution confucianiste, Éditions de l’Université du Peuple, Pékin, 2004, cité par Jean-François Billeter, opus cité

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