par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.
« Il n’existe que trop d’individus qui, du fait de leur insuffisance ou de leur médiocrité notoire, s’accommodent mieux d’un système rationalisant que de la liberté » Carl Gustav Jung – Dialectique du moi et de l’inconscient
Nous avons tous observé que chaque catégorie de pensée se construit sa propre cohérence ; puis il arrive un jour où ayant épuisé une certaine capacité à intégrer le réel, elle cherche à masquer son incomplétude en maniant l’arme du nominalisme, cette doctrine qui ramène les idées générales à l’emploi des signes, des noms, leur refusant une réalité dans l’esprit ou hors de lui (opposé alors à réalisme)[1] .
Peu de monde est à l’abri de ce risque, y compris l’auteur de ces lignes. A quoi donc sert ce recours facile au mot tout fait et non argumenté ? A dissimuler un ou plusieurs angles morts, ces parties masquées de notre champ de vision ou de compréhension.
Par idéologie ou facilité, nous comblons ce vide souvent ressenti en fait, par un mot ou une expression toute faite. Nous nous contentons du mot car nous craignons confusément que sans son usage ou son prononcé notre discours serait affaibli. Pour illustrer ce propos il suffit de citer l’ensemble des subterfuges employés aujourd’hui pour stopper toute controverse utile. Complotisme, néolibéralisme, islamo gauchisme, radicalisation, Nous avons été tenté d’y aller au risque de perdre notre lucidité.
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le recours à ces termes qui ont leur importance propre et parfois leurs justifications. Il s’agit en revanche de reconnaître leur caractère polysémique voire idéologique et par conséquent leur caractère encombrant sinon mystificateur dans une discussion rationnelle. Du côté de l’action économique, médiatique ou politique, à un moment, la démonstration devient un raisonnement limité par ce mot valise ou ce moyen fallacieux qu’il représente.
Ainsi les mots, des termes, des notions ou des concepts, tels que « vaccin » ou « numérique » deviennent-ils des mots magiques et considérés comme la solution promue à tout résoudre. Récemment lors d’une émission de radio, Bercy était cité comme le bon élève des ministères au motif d’une réduction des effectifs, pour la réussite au demeurant incontestable, de l’informatisation des impôts et du prélèvement à la source. Quelques semaines plus tôt il était blâmé pour sa mauvaise politique budgétaire. Il y a quelques années, il nous aura été proposé une alternative selon laquelle plutôt que de créer un nouveau parc naturel national il suffisait de transplanter des espèces naturelles existantes et devant être protégées les parcs existants ; ou bien d’informatiser davantage l’éducation nationale pour réduire le nombre d’enseignants. De même l’échec de beaucoup trop de projets ou d’implémentation de nouveaux systèmes d’information ne trouve-t-il pas son origine dans cet oubli des réalités, déni favorisé par cette pensée magique et par notre abandon au pouvoir que nous prêtons au seul mot ?
Ainsi d’aucuns dans le monde du transport aérien voient la solution à la crise dans un usage systématique du vaccin : le transport aérien en effet transporte ce vaccin et concourt ainsi à une contribution bénéfique pour lutter contre la pandémie. Par ailleurs les voyageurs vaccinés peuvent reprendre le chemin des aéroports. Ce faisant les opérateurs concernés n’entrent pas dans la problématique du soin ni du risque vaccinal. Et ainsi de suite. De fait qui a la légitimité pour parler de quoi ? La SNCF raconte que le train devient le type idéal de transport écologique mais un rapport vient de démontrer – la discussion est en cours – que la sécurité sanitaire au regard du risque de la COVID 19 n’est pas assurée dans les wagons. Alors que l’on sait parfaitement que l’air est extrêmement bien filtré dans la cabine des avions. Chacun est dans sa sphère tout en prenant pour argent comptant ce qui lui sert dans son environnement immédiat. Maudits silos !
Il ne saurait s’agir ici de prendre parti sur telle ou telle option ; il s’agit de montrer le risque encouru par toute société qui n’irait pas jusqu’au bout de ses contradictions. Pour le dire plus abstraitement si chaque sous-système nourrit son propre angle mort par intérêt à court terme ou par idéologie, il y a un enchaînement de risques dans lequel ce cumul des angles morts entraine une politique du vide ou un vide stratégique, comme on le voudra. C’est pourquoi sans l’idolâtrer nous avons toujours été en faveur d’un État stratège et démocratique. Ce que nous faisons trop souvent c’est de réduire trop souvent une situation à une seule variable ; alors dans les interstices l’entropie surgit.
Au fond nous aurions besoin d’une action publique favorisant la néguentropie, le contraire de l’entropie (chaos, désordre), par un surcroit d’informations. Cet écosystème de connaissance que nous appelons de nos vœux nous paraît la seule issue raisonnable à la crise intellectuelle que nous subissons aujourd’hui [2]. La nécessité est alors de développer une vision synoptique et d’encourager au débat, à la controverse ! Des tiers lieux sont nécessaires pour croiser des informations, pour brasser les idées, pour faire se rencontrer des gens différents ? Or ces tiers lieux ont du mal à exister aux pressions, tant nous sommes sollicités par les tentations de l’entre-soi ! Il est aisé de comprendre que de telles attitudes rassurent. Mais de même que plus le monde va vite il nous faut de la lenteur pour comprendre de même alors que le monde se complexifie, il faut l’alliance des différences !
Illustrations
Il est possible – précautionneusement et sans aucune thèse climato-sceptique ici, simplement des interrogations que le lecteur jugera par lui-même – d’évoquer quelques angles morts dans le registre du changement climatique. Peut-on dire par exemple que le changement climatique est indéniable mais qu’il n’est pas nouveau. Emmanuel Leroy Ladurie nous montre que l’histoire a connu déjà d’importantes fluctuations climatiques [3]; peut-on par ailleurs s’interroger sur le fait que bien que très importante l’ampleur du changement climatique actuel peut ne pas être attribuée au seul facteur humain ? En ce qui concerne les réponses à apporter au phénomène peut-on encore faire le départ entre la décroissance d’un côté et le couple Dépollution/Économie circulaire de l’autre ? Par ailleurs peut-on l’empêcher ou le réduire ou bien choisit-on de s’y adapter ? Enfin, le changement climatique n’est-il pas moins dangereux que la perte trop souvent occultée de la biodiversité ?
L’objet de ce propos tout en nuances et en interrogations est de poser que la dramatisation ne fait pas une politique ; elle masque mal des oppositions d’intérêts sans préparer la société à l’avenir.
Cependant des mesures de grande ampleur devraient être anticipées pour préparer les générations futures à des modes de vie ajustés et tant qu’à faire améliorés
Ce type d’interpellation est naturellement faisable dans d’autres domaines. Par exemple et très sommairement, dans le domaine de la santé, l’urgence à développer la recherche médicale sur un objectif de « corps auto-guérisseur » ou des rapports entre curatif et préventif. Sur la question démographique où tous les cris d’orfraie convergent sur une surpopulation avérée (mais quid de l’Europe ?) ou sur des logiques malthusiennes. Sur les rapports entre ville et urbanité, ceux entre transport et mobilité, le flou semble comme entretenu.
Une kyrielle d’autres couples d’oppositions de concepts sont à interpeller : dans le domaine de la GRH entre « fonction » et « rôle », dans le foncier, entre terre et terrain, sur la Technique entre objectif et finalité. Les questions relatives à l’alimentation et la santé, la santé et le développement durable ne sont pas traitées au niveau de leur importance. La notion d’accomplissement au travail évolue peu in concreto. Les couples qualité/quantité, propriété/usage, Politique /intérêt général, et combien d’autres ne sont-ils plus interrogés dans le champ du débat public ? [4]
Nous possédons néanmoins une chance : il suffit de changer notre regard sur les choses ! Car cette propension quasi maladive aux angles morts est le fruit d’une paresse intellectuelle. Soyons déterminés à ouvrir les yeux, à vraiment travailler les concepts et notre acception des réalités et ordres de réalités, et le monde dans lequel nous vivons sera meilleur car d’abord mieux compris !
Mais ne soyons pas naïfs non plus : d’une part, le chemin est difficile et abrupt et, d’autre part, des mécanismes sont à l’œuvre pour entraver de telles tentatives de courage intellectuel. Combien de tiers lieux disparaissent-ils malgré leur fonction utile de brassage des idées et des personnes et par conséquent servent à réduire nos angles morts ?
Merci au CEPS d’exister qui, lui, résiste avec d’autres, à cette paresseuse posture et s’emploie en développant la culture – toutes formes de cultures – à ouvrir le jeu ! Bel été à tous.
[1] Le Robert
[2] Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig ; La modernisation de l’État – Une promesse trahie ? Classiques Garnier, 2019
[3] Emmanuel Leroy Ladurie ; Histoire du climat depuis l’an mil ; Flammarion, 1983.
[4] Alain Supiot La gouvernance par les nombres Fayard,2015 ; Georges Friedmann, Le travail en miettes, Université de Bruxelles, 2012 ; Francis Massé, Urgences et lenteur, Fauves Éditions, 2020