La dialectique de la simplification

Francis Massé,Président de MDN Consultants,Ancien Haut fonctionnaire
Francis Massé, Président de MDN Consultants, Ancien, Haut fonctionnaire

Nous pensons que si ces problèmes sont insolubles, c’est parce que leur formulation même est erronée.”

Lev S. Vygotski[1]

Voilà que surgit de nouveau à l’occasion d’un conflit avec nos paysans la question de la simplification des normes et des procédures. Que ce soit Parcours Sup, les flux migratoires, la question des urgences à l’hôpital, et maintenant le monde agricole, demain immanquablement un autre domaine, cette arlésienne du débat public revient à la surface. Agir c’est toujours simplifier avions nous écrit [2].  Néanmoins il semble qu’émerge un début de prise de conscience sur l’enchevêtrement des dossiers et sur les risques de contradictions inhérents à l’action publique nationale et européenne [3].

En effet il nous faut toujours avoir cela en tête : cet enjeu de la simplification ; il est également révélateur du malaise de l’Administration que deux des ministres aient publiquement [4], et à juste titre, cru devoir défendre leurs fonctionnaires des reproches qui leur sont faits et surtout des violences regrettables dont ils sont trop souvent les cibles.

Mais faisons un long détour pour comprendre le défi qu’une telle entreprise de simplification exige de relever [5].

Le management stratégique – et par conséquent politique – ne peut être que dialectique. Il existe de telles interactions entre une multitude de facteurs ou de processus, d’intentions, d’intérêt et de certitudes plus ou moins établies, que l’action publique de ce fait, demande une perception la plus exacte possible des réalités pour agir en toute connaissance de cause.

Nous avons l’intention d’écrire ici une chronique difficile et le lecteur, je l’espère nous pardonnera notre audace. Car l’État doit choisir entre des orientations politiques légitimement différentes – c’est la démocratie – tout en évitant tout ce qui est extrémiste, irréaliste, voire irresponsable ou nihiliste. Ce qui rend imparable l’accès indispensable à un entendement. Donc une exigence d’acuité et de prise en compte d’un fait terriblement humain que l’on a souvent peur de ce que l’on ne comprend pas…

Commençons !

Cela fait de longs mois que je muris cette chronique ambitieuse ; persuadé que je suis, que seul le mode interrogatif répond à l’exigence d’un honnête homme du XXIème siècle, j’essaie de me conformer à mon éthique. Face aux trop plein d’informations qui nous submerge et parfois une pratique par trop répétitive du simplisme ou de la dramatisation, j’ai compris qu’une prise de distance est nécessaire pour construire sa propre pensée en s’adressant aux meilleurs conseils et à leur diversité pour demeurer ou tenter de demeurer intègre.

Nous sommes confrontés à des questions redoutables et il nous faut souvent partir d’hypothèses instables. Dès lors les gouvernants s’entourent de scientifiques ou d’experts pour réduire les erreurs et pour se couvrir de tout risque de responsabilité politique. Alors fleurissent des conseils de défense sur tous les sujets sensibles pour mettre le Prince à l’abri de toute critique. Max Weber avait développé cette question dans Le savant et le politique et avait su dégager les notions de désenchantement du monde ainsi que d’éthique de la conviction et d’éthique de la responsabilité.

Mon propos ici est de savoir comment l’État a intérêt à consolider un écosystème de connaissance de la société sans pour autant s’en mêler [6]. Et ainsi de faire mentir la terrible sentence de Bertrand de Jouvenel selon qui « à intelligence égale, la prévision est minimale chez l’homme qui se trouve au pouvoir ». D’une certaine manière l’État intervient fortement mais parfois en toute méconnaissance de cause.

Ce qu’il faut comprendre, me semble-t-il, réside dans la complexité des situations, dans le fait que les choses sont reliées entre elles, qu’elles interagissent. Certes d’une certaine manière on peut dénoter une avancée dans la conception du en-même temps « macroniste »[7]. D’ailleurs la réduction du nombre de ministres (enfin !) composant le nouveau gouvernement piloté par Gabriel Attal est à cet égard positive puisqu’elle va faciliter la mise en tension nécessaire entre les contradictions sus-évoquées et mieux faire émerger des voies de solutions équilibrées et donc plus efficaces.

Murray Gell-Mann un prix Nobel de Physique s’est interrogé sur ce qui relie la physique des particules la plus abstraite aux objets de notre vie quotidienne [8].

Comment penser à la fois et selon quelle dialectique, les constituants les plus simples de la matière, l’histoire de l’évolution, les organismes vivants les plus sophistiqués, et toute la complexité biologique et culturelle de l’homme – jusqu’à ses langues et ses formes de société.

Dans sa théorie des systèmes adaptatifs complexes, il énonce d’abord qu’une science A est plus fondamentale qu’une science B quand :

  • Les lois de la science A englobent en principe les phénomènes et les lois de la science B ;
  • Les lois de la science A sont plus générales que celles de la science B (c’est-à-dire que celles de la science B ne sont valides que sous des conditions plus spécifiques que les lois de la science A.

Murray Gell-Mann souligne que : « Une leçon à tirer de tout cela est que si les sciences occupent bien différents niveaux, elles font partie d’une seule et même structure connexe, dont l’unité a pour ciment les relations des parties entre elles. »

Aussi évoque-t-il l’escalier (ou le pont) entre les différents niveaux de science pour expliquer que le fonctionnement d’un système adaptatif complexe exige des conditions intermédiaires entre ordre et désordre. Ainsi par exemple « le fait que si la psychologie est sans nul doute en principe dérivable de la neurophysiologie, de la neuroendocrinologie, etc., elle ne perd rien à être étudiée à son niveau propre ; on doit construire des escaliers entre psychologie et biologie.  La meilleure des stratégies est de travailler du haut vers le bas, comme du bas vers le haut, nous dit-il !

C’est exactement ce que quelques décennies auparavant Lev S. Vygotski [9] développait en remarquant qu’une psychologie dialectique part avant tout de l’unité des processus psychiques et physiologiques. « Cette conception moniste formant un tout consiste à considérer le phénomène dans son entier comme un tout et ses parties comme les parties organiques de ce tout. Ainsi découvrir le lien significatif entre les parties et le tout, savoir prendre le processus psychique comme lien organique du processus plus complexe tout entier, telle est la tâche essentielle d’une psychologie dialectique ».

Ainsi de façon analogue faut-il mettre en confrontation les questions agricoles, écologiques, économiques et financières, mais encore le domaine de la santé et de l’alimentation, de la géopolitique et, naturellement, les questions sociales. 

Il ne s’agit pas d’intellectualiser mais de se placer carrément dans l’intelligence des réalités. Dans la décision et dans la mise en œuvre. L’un des défis étant que les solutions appliquées aux problèmes dûment identifiés soient signifiantes. C’est le plus grand des défis !  Car c’est ici que se noue le sujet des procédures, indispensables procédures lorsque – et seulement – lorsqu’elles font sens. 

A l’échelle de la gouvernance publique ce qui apparait le mieux aux yeux des citoyens c’est la crise économique avec son cortège de chômeur et de travailleurs pauvres ; des craquements dans l’organisation sociale s’y rajoutent : urgences à l’hôpital, perturbations dans les transports, agriculteurs en colère, perte d’engagements des salariés et des fonctionnaires  produisant de l’absentéisme, crise écologique ; nous côtoyons aujourd’hui plusieurs crises qui émergent simultanément ce qui laisse entrevoir leur nature systémique, voire l’unité des crises [10]. Elles appellent à une détermination sans faille afin de rechercher les informations indispensables pour agir.

C’est d’une démarche heuristique dont l’Administration a besoin pour aider le Politique !

Nous avons en mémoire une réflexion de cours de Jacques Ellul lorsqu’il faisait la distinction entre la notion d’interdisciplinarité et celle de transdisciplinarité. La seconde mettant en interrogation une discipline sur les autres et inversement.  Si nous souhaitons sortir des crises voire les anticiper quelques précautions sont à prendre :

  • Des institutions scientifiques et universitaires plurielles et indépendantes ;
  • Des corps de doctrine en confrontation ;

On sait par exemple qu’Aristarque au 3ème siècle av. J-C avait déjà rejeté l’univers géocentrique au profit d’un univers héliocentrique dont le soleil était le centre et autour duquel tournaient les planètes ; c’est pourtant l’univers aristotélicien qui prédomina avec Ptolémée (140 av. J-C pendant plus de 1500 ans et selon lequel l’univers était géocentrique. Aussi doit-on veiller à l’avenir à établir les conditions favorables à :

  • Une formation scientifique exigeante et sur la durée ;
  • Une diffusion des connaissances professionnalisée, élargie à la société et systématique ;
  • Un management public ouvert sur les connaissances et la coopération transversale.

En conclusion, acceptons humblement l’idée que toute démarche de simplificationforcément une démarche de longue haleine – implique 5 impératifs :

  • La simplification passe par une révolution réglementaire qui doit faire appel aux approches sémantiques traitant de la résonance des mots selon les publics visés, les atmosphères médiatiques et la réactivité des élites et des leaders des partis ;
  • La simplification doit faire corps et être une exigence première de la gouvernance publique ;
  • La simplification dans l’ordre politique doit être portée par le management public et s’y incorporer ; la simplification dans l’ordre politique doit être portée
  • La simplification part de l’acceptation de la complexité ;
  • La simplification fait appel à la responsabilité des acteurs.

Ces cinq points sont plus que jamais des composantes premières du management politique, et ce tant dans la conception du projet que dans sa mise en mots et dans sa mise en œuvre.  Si l’on souhaite vraiment réussir à gouverner notre pays et l’Europe, sans se contenter de les administrer

[1] Lev S. Vygotski, Conscience, inconscient, émotions, La dispute, Paris 2017

[2] GFP N°1-2019 / Janvier-Février 2019

[3] Notamment se reporter à la conférence de presse du Premier ministre du 1er février 2024, avec les trois ministres de l’Économie, de l’Agriculture et de la Transition écologique – mais en l’absence notable de la ministre de la Santé. Sur ce dernier point, voir l’excellent article d’Anne Feitz dans Les Échos du 2 février 2024 sur la réaction des écologistes notamment sur les questions de santé liées à l’usage extensif des pesticides. https://lesechos.fr/politique-societe/societe/colere-des-agriculteurs-les-defenseurs-de-lenvironnement-abasourdies-apres-la-pause-sur-les-pesticides-2073499

[4] Cf. Note 3

[5] Francis Massé, Agir c’est toujours simplifier, Revue de finances et gestion publiques. Cf. également ma chronique au CEPS La folie bureaucratique.  

[6] Cf. Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig, La modernisation de l’État : une promesse trahie ; Classiques Garnier, 2020

[7] Cf. Note 3.

[8] Murray Gell- Mann, prix Nobel 1969 de physique pour la théorie des quarks dont il a été l’inventeur ; Le Quark et le Jaguar – voyage au cœur du simple et du complexe, Albin Michel Sciences, 1995

[9] Cf. Note 1

[10] Daniel Parrochia, La forme des crises, Logique et épistémologie ; Collection milieux, Champ Vallon, 2008 et Francis Massé ; Urgences er lenteur, Deuxième édition revue et augmentée, préface Anne-Marie Idrac, Fauves Éditions 2020.

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