Imagine

Francis MasséPrésident de MDN Consultants, Ancien Haut fonctionnaire

Imagine [1]

Imagine aucune possession,
Je me demande si tu peux,
Aucun besoin d’avidité ou de faim,
Une fraternité humaine,
Imagine tous les gens,
Partageant tout le monde…
Tu peux dire que je suis un rêveur,
Mais je ne suis pas le seul,
J’espère qu’un jour tu nous rejoindras,
Et que le monde vivra uni.
John Lennon

L’imagination au pouvoir ce slogan de Mai 1968, s’est-il épuisé ? L’utopie telle que John Lennon la décrivait dans la chanson Imagine s’est-elle éteinte ?  D’ailleurs citer aujourd’hui le moment 1968  est bien risqué ; j’y étais encouragé par l’émission récente sur Arte sur l’évolution de la condition des femmes qui montre qu’un moment clé s’y est accompli dans la prise de conscience d’une nécessaire libération des femmes au regard des présupposés ancestraux.[2] Mais entre cette période des années 60 et le médiatique mouvement #MeToo, lui-même simultanément contemporain de régressions effectives des mentalités à l’encontre des femmes,  que de contradictions dans l’évolution des mœurs ! Que d’angles morts et de carambolages. Car nous devons bâtir et imaginer la société de demain et son État sur la lucidité et l’intelligence des réalités. C’est-à-dire qu’il faudra toujours poursuivre pas à pas la recherche de réformes ponctuelles et progressives à tous les niveaux. Nous n’enlèverons pas aux Hommes la recherche du Sens tandis que ce faisant la société évolue, progressant ou régressant.

Notre présupposé, affermi par beaucoup d’éléments d’analyse et d’expérience, nous pousse à suggérer qu’une panne d’imagination a à voir avec nos blocages sociaux et politiques actuels.

J’aborde ici quelques domaines précis pour étayer le fait que nous avons davantage besoin d’une surcroît d’imagination politique. Certes les idées sont là la plupart du temps, mais une pensée structurée qui puisse enclencher une politique, c’est-à-dire une stratégie qui concrétise demeure trop souvent limitée, voire manquante.

  

1- L’Éducation. Il s’agit d’un dossier essentiel pour l’avenir de notre société. Il y a bel et bien panne d’imagination dans la réforme de l’Éducation nationale. Pourquoi ne pas arriver à concilier l’indispensable décentralisation des politiques pédagogiques avec la gestion au niveau des équipes enseignantes dans l’établissement scolaire ? Ceci tout en organisant des régulations et coordinations à des niveaux supérieurs dans un cadre global négocié notamment avec les représentants des organisations syndicales.

Car un tel édifice est à reconstruire avec les intéressés, notamment mais pas seulement avec les syndicats des enseignants. Ces derniers sont à juste titre soucieux de prévoir la prise en compte de la diversité des élèves et de leurs cultures ; ils soulignent la nécessité que chaque élève puisse se construire dans une société en pleine mutation. Le projet éducatif consiste à donner à l’élève tous les moyens de son plein épanouissement professionnel, personnel, social et de citoyen, de rendre ce dernier acteur de son propre devenir et de celui de la société. Les syndicats se positionnent clairement au nom d’une école qui intègre qui puisse résoudre l’échec scolaire et réduise les inégalités. Une école qui garantisse à tous les jeunes des acquis, une culture commune et la capacité d’un vivre ensemble.

Les organisations syndicales sont par ailleurs dans leur rôle pour défendre de meilleures conditions de travail de enseignants et de meilleures rémunérations. Ce point est manifestement majeur aujourd’hui tant notre société a besoin de son école et donc de reconsidérer ses professeurs.

Si l’on ne fait rien, la croissance de la bureaucratie et de la réglementation se poursuivra profitant du désordre constaté. Des parents et des élèves insatisfaits mais encore des enseignants frustrés et mal reconnus continueront à s’opposer. La mauvaise bureaucratie où chacun se recroqueville dans sa peur, est la réponse mécanique et inefficace à la recherche éperdue d’un nouvel ordre que par ailleurs l’on a du mal à concevoir et à réaliser. Illustrons cette affaire par l’usage effréné des protocoles : la protocolisation dans le champ pédagogique n’aboutit-elle pas à l’annihilation du Maître ? « Plus de maîtres » proclamait des slogans qui fleurissaient à la Sorbonne en mai 1968, allant à l’encontre de l’admiration, de la révérence qui leur est due[3]. L’ambivalence de cette époque est là car nous risquons de perdre le sens des mots, le goût de la connaissance.   Le maître hérité d’Empédocle, Socrate jusqu’à Wittgenstein, d’Aristote à Bergson, Böhme, Spinoza, Pierce, je n’égrène ici qu’une partie des maîtres magnifiquement étudiés au scalpel par George Steiner qui nous montre ce que signifie « enseigner », qui s’interroge sur la nécessité de destinataires, de disciples aptes à saisir l’héritage et qui va jusqu’à s’interroger quant à savoir s’il y a quelque chose à transmettre.

« Quels enfants pout le vingt et unième siècle » s’interrogeait Jorge Semprun. Aujourd’hui des élèves qui appartiennent par nature à une autre génération plus impatiente, plus rebelle sans doute, génération immergée dans une tout autre logique dans son rapport avec les adultes, abordent le système scolaire avec réserve. Il est vrai qu’entretemps le sens même d’autorité (faire croître, augmenter, produire à l’existence) s’est rigidifiée en privilégiant trop souvent une connotation de domination ou de pouvoir. De même que celui d’obéissance (prêter l’oreille) instillant celui de soumission.

Des parents parfois incriminés de ne pas pouvoir en faire assez n’en sont que plus exigeants à l’égard du monde enseignant. La panne d’imagination réside surtout dans le choix des méthodes de diagnostic et de dialogue et dans une incapacité à discerner les angles morts. Ce constat peut d’ailleurs être appliqué à ce qui va suivre. Pour ma part je partage totalement l’approche que nous indiquait Jacques Ellul : retrouver l’Universas, à savoir, selon ma compréhension, séparer nettement une sphère d’universités libres et ouvertes à tous, d’un système de formation sélectif avec une une orientation professionnelle adaptée, dédié aux professions utiles à l’économie. Si nous voulons nous préserver d’une société de marché, ultralibérale ou uniquement technicienne, si nous souhaitons ouvrir à un humanisme du XXIème siècle, ne faut-il pas offrir à nos enfants des lieux de développement de leur esprit critique ?

Et ce d’autant que la société se transforme et secrète des mutations techniques importantes. Par exemple, la question de l’intelligence artificielle n’est pas neutre ; cette intelligence dite artificielle (IA) est sur le point remplacer les humains dans bien des fonctions. Le psychiatre et chercheur en neurosciences Raphaël Gaillard montre que cette nouvelle intelligence, née en imitant notre cerveau, a toutes les raisons de s’hybrider avec notre propre intelligence humaine[4] . Selon lui, le défi ne sera pas de rivaliser avec l’IA mais de réussir cette hybridation et de désencombrer les esprits. Il conviendra alors de préparer les élèves à cette nouvelle dimension de telle sorte que la conscience individuelle des humains puisse maîtriser leur destin. 

Oser aller dans ce sens serait peut-être mieux servir l’économie sans risquer, en ouvrant à la culture et à la maitrise de soi, l’apparition d’une société liberticide ou de favoriser la tentation totalitaire de notre époque.

  

2- Politique de natalité et accueil maîtrisé des étrangers 

Oui en effet je relis les deux points – natalité, intégration des étrangers que l’on souhaite naturaliser, accueil décent des autres – car nous devons imaginer une vraie politique des populations. Notre pays abrite – et le terme abrite n’est pas neutre – deux catégories de population, les français de quelque origine qu’ils viennent mais dont une partie est assez mal intégrée – qu’elle soit d’ailleurs d’origine autochtone ou étrangère – et des étrangers (qui ne sont pas européens d’ailleurs) qui travaillent chez nous et qui doivent tout autant que les autres être respectés. C’est pourquoi d’ailleurs, à l’instar des citoyens européens non français et sous certaines conditions, il ne faut pas sans réfléchir anéantir l’hypothèse qu’ls puissent participer aux élections locales. Les obstacles culturels ou juridiques sont importants ; mais il faut oser s’interroger sur les effets positifs de la démarche. Le vivre ensemble une fois extirpé de sa gangue de naïveté demeure une finalité essentielle à notre équilibre social.

  

 

Nous avons deux problèmes à affronter : 

 

        La dénatalité et il faut y trouver un remède de façon urgente en France comme en Europe. Une politique de la famille et de l’enfant s’impose qui devrait mobiliser beaucoup de ministères ; l’imaginent-ils conjointement ?  

        L’insuffisance de notre population active en nombre et en qualité de formation professionnelle, en France comme en Europe. Toute l’Europe aujourd’hui souffre d’une insuffisance de main d’œuvre. Le lien avec la retraite est bien réel bien que distendu. Sur ce point trouvons le bon équilibre sur le nombre d’années d’annuités – avec des critères objectifs sur la pénibilité ou d’autres sujet comme le travail de certaines catégories de salariés – les femmes ou les hommes notamment qui ont dû s’arrêter pour s’occuper des enfants – et ne parlons plus d’âge. Pas de limite d’âge sauf celle du bon sens et des volontés individuelles. La relation entre santé et épanouissement dans une activité qui se poursuit tout au long de la vie, est objectivement positive   pour l’accomplissement des êtres humains. 

        Mais un troisième problème s’invite au débat qu’il faut traiter à part au risque d’une confusion dangereuse :  c’est l’accroissement de l’insécurité et de la violence qui est multifactorielle, inacceptable et qui doit faire l’objet d’une politique de fermeté, elle, encore plus imaginative qu’elle ne l’est. Les paroles sans actes sont contreproductives ; les actes, sans une approche systémique et un narratif qui fasse sens, sont dangereux. 

3. Sur la retraite, le projet initial du président de la République était ambitieux car systémique ; mais faisable à la condition de le réaliser dans la durée. Oui il faut imaginer planter des chênes à une époque de précipitation inutile face aux urgences et de court termisme. Ce projet systémique en effet, si on l’avait conçu sur trente ans à l’époque du Livre blanc de Michel Rocard, – supposons-le – il serait réalisé aujourd’hui. On ne peut bousculer les Français, il faut les aider à imaginer demain sans les horripiler sur une solution technique immédiate et insensée (au sens premier du terme). Agir ainsi de façon désordonnée revient à leur manquer de respect, à les ignorer et surtout à mépriser leur imaginaire.

 

4.Imaginer une autre décentralisation ne serait-il pas indispensable ?

Il va de soi que l’on ne peut poursuivre de la sorte : notre Mammouth que constitue ladite « puissance publique » est un colosse aux pieds d’argile !  Là, il faut vraiment oser imaginer et oser concrétiser les produits de notre imagination. On sait, de fait, ce qu’il faut faire. En sachant concilier l’efficacité et la proximité, cela s’appelle la subsidiarité et l’esprit de mesure [5]. Sur deux quinquennats nous avons de quoi œuvrer pour simplifier hardiment les structures rhizomiques de notre puissance publique.

 

 5- Imaginons une géopolitique clairement orientée vers la paix du monde et le développement équitable. Des « poulets sans tête » courent éperdus sans but et sans dessein. Étourdis, certains États tirent sur la corde des haines et menacent la paix. La guerre est un pis-aller qui n’a pas besoin d’aptitude à l’imagination ; la paix oui, contre la perfidie du cynisme. Là, la France et l’Europe, pour peu qu’elles recouvrent des marges d’action, et s’ouvrir au monde tel qu’il est, peuvent peser sur la marche du monde.  

 

6. Imaginer des politiques néguentropiques 

Le Premier ministre a créé un ministre de la coordination ; d’aucuns s’en moquent. Ils ne comprennent pas que c’est le temps où il faut coordonner la coordination : c’est dans ce noyau coordonnateur que peut surgir un nouvel imaginaire sans lequel nous serions incapables de créer du nouveau. Penser global et donc systémique ! Imaginer le tout ! Néguentropique c’est-à-dire contre l’entropie et le chaos, remettre de la bonne information et des vraies connaissances dans le système social et politique. Mas sans abuser du mot il faut une dialectique de la politique ; les projections sont certes utiles pour suggérer des risques, marquer des points de vigilance, étudier de grands marqueurs, les grandes tendances. Mais faut-il s’y adapter ? Y consentir toujours ? 

Il nous faut à côté une prospective afin de formuler des stratégies pour bifurquer et changer les trajectoires néfastes, changer notre futur annoncé en futur souhaitable : c’est l’imagination politique !

Alors les égos, les résurgences des concepts dépassés, les fausses polémiques du genre police /justice s’atténueraient.

Ne nous révoltons pas contre les jeux des partis politiques ; ils sont dans la nature des choses. Et en dépit des circonstances difficiles et, à certains égards, dangereuses, ils maintiennent leur mode opératoire habituel. Et la majorité des politiques sont des personnes engagées et travaillent au bien commun dans un cadre défavorable. Mais il s’agirait plutôt de dénoncer « la trahison des clercs », le goût morbide trop fréquent de l’ignorance, l’égoïsme de quelques carriéristes, l’absence de courage, parfois la faiblesse de quelques responsables pourtant en situation de bien agir.

 

En guise de conclusion.

L’imagination c’est en fait savoir se nourrir du discernement qui permet de bien jauger et de juger une situation. Sun Tsu, dans l’Art de la guerre y insiste ; en effet les solutions se trouvent très souvent dans le problème. Et une bonne compréhension de ce dernier déclenche l’apparition de l’idée nouvelle qui résout.

La délicatesse de l’imagination politique est grande, elle rend possible des attitudes ou des comportements adaptés et propices à changer la donne. Nombre de problèmes seraient réglés voire supprimés avant même leur apparition si des personnes de bonne volonté s’y étaient prises autrement et entre elles. La lecture des œuvres des grands anciens est riche d’enseignements. La grande Histoire comme la petite sont remplies d’exemples pour démontrer pourquoi la situation s’est dénouée ou pour quelles raisons, à l’inverse, elle a empiré. 

Mais au fond l’imagination essentielle c’est celle qui a trait aux finalités, au Sens ! Quand ces éléments n’apparaissent pas, qu’il n’y a dans notre esprit collectif aucun imaginaire, aucune conscience de notre désir commun, alors nous divaguons et nous reportons notre perte de sens dans la bureaucratisation de la pensée et de l’action. Sans vision, sans connaissance du terrain ou du métier, nous « protocolisons », nous dressons des check- list et des algorithmes rigides. Au lieu de se mettre au service d’objectifs primordiaux l’action bureaucratisée fabrique des objets administratifs insensés donnant à ses auteurs l’illusion de leur valeur ajoutée, la bonne conscience qu’ils ont rempli leur tâche et, de bonne foi le plus souvent, ces acteurs de l’instant ne se rendent pas compte qu’ils participent au désordre contre lequel pourtant ils désiraient lutter. La mauvaise bureaucratie chasse la bonne, c’est le mauvais cholestérol ; il faut s’en débarrasser au plus vite. Mais l’on découvre ici, du moins je l’espère, que c’est un long chemin de patience, d’abnégation et d’imagination créatrice. 

 


[1] https://www.paroles.net/john-lennon/paroles-imagine-traduction

[2] Arte, 23 septembre 2O24

[3] Cf. Georges Steiner, Maîtres et disciples, Gallimard, 2003

[4] L’homme augmenté : Futurs de nos cerveaux, – Grand livre, 2024

 [5] Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2022

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