En suspens, la France apprend à ses dépens …mais pour rebondir !
« Seuls ceux qui voient l’invisible peuvent l’impossible ». Bernard Lown, prix Nobel de la paix en 1985
« Quant aux moyens pour réussir, je n’en connais pas d’absolus. J’ai fait comme cela, si c’était à refaire peut-être je ferais autrement. L’important c‘est d‘avoir un but, un plan et une méthode, c’est de savoir ce que l’on veut et de le faire, c’est d’agir pour obtenir des résultats. Seulement, il faut avoir appris à penser, par le travail et la réflexion. Il faut être préparé et enfin aller jusqu’au bout : il faut aboutir ». Maréchal Foch (Mémoires)
Depuis quelques années tout semble se précipiter, de crise en crise, de difficultés en difficultés, de dépression en incompréhension, les Français qui sont en difficulté, voire souffrent – certains plus que d’autres, mais qui peut mesurer la souffrance ? – apprennent à réfléchir différemment.
Il faut dire que les occasions n’ont pas manqué pour réfléchir, analyser, interpréter, discuter, discerner, calculer, craindre ou espérer/désespérer. Ce fut en quelque sorte un temps d’apprentissage pour redécouvrir la complexité du réel et la tragédie de l’Histoire. Voici en quelque sorte une remise en mémoire que le temps n’a pas encore tout à fait effacé, à l’exception peut-être de ceux qui avaient moins de 20 ans au moment des évènements.
Un temps « d’apprentissage »
Concentrées sur un temps assez bref à peine 10 ans (mais cette période est arbitraire) une série d’événements ont émaillé notre vie.
Dès 2012 à Toulouse et Montauban des attentats islamistes tuent sept personnes trois militaires dont deux de confession musulmane et quatre civils. Dont trois enfants d’une école juive.
Le mouvement des bonnets rouges octobre 2013 en Bretagne contre l’écotaxe exprime des revendications en réaction à la taxe poids lourds et aux nombreux plans sociaux du secteur agroalimentaire. Mais d’autres revendications y étaient mêlées comme la révolte contre le dumping social, la volonté de relocaliser les décisions et les pouvoirs économiques et culturels en Bretagne
Le 7 janvier 2015 l’attentat de Charlie Hebdo et le meurtre du policier Ahmed Marabet sont encore dans nos mémoires comme les évènements meurtriers du 13 novembre 2015 au Bataclan et aux alentours dont la trace n’a pas totalement disparu 6 ans après..
L’année suivante le 14 juillet 2016, à Nice, la France est à nouveau endeuillée.
Le mouvement des gilets jaunes d’octobre 2018 à mars 2019 dure plusieurs mois ayant débuté sur une incompréhension autour du prix de l’essence et de la limitation de la vitesse sur certaines routes, avec en fond la reconnaissance et l’amélioration du niveau de vie des classes populaires et moyennes. Une dimension insurrectionnelle aura été marquante dans ce mouvement profond de protestation. Une profonde insatisfaction en a été ressentie malgré des réponses apportées pourtant financièrement substantielles ; le 1er décembre 2018 le saccage de l’Arc de Triomphe à Paris modifia l’image de ce mouvement inclassable, occasionnant d’importantes violences. Ce mouvement réalisa une véritable mise à jour du pays, selon l’expression de Jean-Laurent Cassely[1]
Mais il aboutit à un « Zéro débouché politique » à tel point que Pascal Perrineau s’interroge sur la volonté constructive du mouvement, semblant le réduire à l’expression exclusive d’une colère et qui, en outre, était traversé par ce trait du tempérament français qui considère avec Robespierre : « la souveraineté populaire ne peut pas être représentée »[2].
Le mouvement des blouses blanches en 2019 condamnait quant à lui la gestion technocratique des hôpitaux et des politiques de santé publique en général incluant la rémunération des personnels de santé. Avec là encore cette thématique autour de la France périphérique. C’est d’ailleurs sur ce fond d’inquiétude et ce ressenti d’indifférence qu’eut lieu quelques mois plus tard l’irruption de la pandémie du Covid.
Cette pandémie brisa des tabous et remua au plus profond tant notre pays que le monde entier dans de multiples dimensions conjuguant des tonalités anthropologique, politique, économique, sociale et scientifique [3].
Le 25 septembre 2020 une attaque à l’arme blanche a lieu à une distance proche des anciens locaux de Charlie Hebdo et un mois plus tard, le 6 octobre 2020, Samuel Paty est assassiné comme le sera Dominique Bernard Arras 3 ans plus tard.
Cette guerre du terrorisme est relayée par une autre guerre celle en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022 par la Russie. Une confrontation dérisoire, une guerre de territoire, un conflit du 20ième siècle hors de propos au regard des enjeux planétaires du 21ème siècle, mais un engagement multipolaire inédit dans ses formes et surtout terriblement tragique, meurtrier et inquiétant pour le risque qu’il fait courir à la paix mondiale.
Le mouvement social contre la réforme des retraites se déploya de janvier à juin 2023 et là encore des problèmes importants ont été soulevés portant une interrogation profonde quant à notre modèle social.
Le mouvement des agriculteurs en 2024 aura pris le relais avec une longue interrogation française et européenne sur le rôle des paysans, la place et la fonction du secteur agricole, voire la dépendance aux agro-industries et l’incapacité du politique à réguler les échanges des sociétés transnationales.
Cette longue énumération de faits ne peut nous laisser indifférents et faire s’interroger celles et ceux qui ont le souci du monde.
Trois problématiques devraient nous interpeller ? En quoi ces évènements ressortissent-ils d’une dimension commune ? (1) Qu’est-ce que cela dit de notre société ? (2) Comment faire évoluer la situation ? (3)
Ceci avec une perspective claire et une attitude d’esprit sans équivoque : nous devons admettre que rien n’est simple et qu’il faut penser le plus juste possible sans alimenter une quelconque chasse aux sorcières. Il faut chercher à réunir et non à diviser.
Une dimension commune introuvable
La violence et la haine, en fin de compte au fondement des peurs, sont l’origine profonde de nos désagréments.
À la base de toutes ces manifestations de notre époque, il y une crise globale où un dysfonctionnement au sein des institutions tant économiques que sociales fait déraper les individus et les groupes sociaux. Nous sommes en présence d’un État en désordre et d’une société sans boussole où peu de catégories sociales se sentent à tort ou à raison prises en considération[4]. C’est comme si chacun par méconnaissance de l’autre pensait que ce dernier était privilégié à son propre détriment. J’ai utilisé un temps la notion de solidarité choisie pour l’opposer à la solidarité imposée et niée à la fois, comme un refus d’un pacte social qui n’est pas négocié ouvertement. Ce rêve des grandes conférences sociales que nous partageons tous et qui paraissent si difficiles à réaliser, ces grands débats qui ne sont que des monologues [5].
Une France divisée, une fracture sociale que les partis politiques eux-mêmes ont du mal, depuis des décennies, à réduire.
L’illusion que notre monde est à notre image et ce, à tous les niveaux, notre voisin, un autre groupe social, des étrangers ! Cette illusion dangereuse est démultipliée aujourd’hui par le digital qui permet de téléphoner au bout du monde, semblant par cette proximité vocale ou visuelle se donner le change : je téléphone à un arabe du Proche-Orient ou à un Iranien, à un africain du Cameroun, à un Vietnamien, je peux ne pas prendre immédiatement du recul pour penser notre différence et rechercher le commun.
Mais ces exemples forts se vivent chaque jour entre habitants de nos villes et de notre monde rural, entre catégories sociales, entre secteurs professionnels entre métiers d’une même organisation ! Mépris ressenti, déconsidération, liés à des incompréhensions ou des peurs. Désengagement et perte de sens, faiblesse croissante du sentiment d’appartenance, effritement du lien social. Brisures !
Qu’est-ce que cela dit de notre société ?
Notre société est dans la cacophonie car ce qu’elle désire est encombré par d’autres visées contradictoires qui minent l’essentiel. « La nuit noire de sa conscience » selon l’expression du rabbin Delphine Horvilleur l’entrave [6].
Et ceci à tel point qu’elle a perdu son essentiel. Nous sommes à la recherche d’un narratif qu’aucun discours technocratique aussi rationnel et fondé qu’il soit ne pourra apporter. Mais la reconstruction de l’utopie est indispensable dans notre univers dystopique et masochiste [7].
Il n’existe qu’un moyen pour réenchanter les citoyens, les écouter et leur parler en se nourrissant de leurs attentes. C’est la noblesse du Politique.
Nous disions qu’il fallait s’imposer un refus de principe du simplisme. Par conséquent s’empêcher de tout débordement et de mise en cause de quiconque et bien c’est là le chemin : Écoutons-nous ! Nous les entendons ceux qui pensent qu’il est trop tard ou bien qu’il s’agît de naïveté ! Mais que proposent-ils ? L’intention de rassembler doit avoir la primauté. Relisons l’écrivain uruguayen Fernando Ainsa : « L’utopie d’aujourd’hui est fondée sur la réconciliation raisonnée des désirs et des besoins humains, sur la réflexion autonome et le travail quotidien, sur la possibilité de s’y adonner dans un système de liberté et de respect. Elle est fondée sur la richesse qu’implique la diversité, les possibilités qu’ouvre la multiplicité au sein d’un système de participation civique. Elle est surtout fondée sur l’amélioration des capacités individuelles de chacun, sur la discipline et la lucidité quotidiennes et sur l’enrichissement du monde intérieur. Et l’éducation en est la clé ». Tout est dit !
J’en reviens au management [8]. Jim Collins nous dit que l’essence d’une profonde perspicacité est la simplicité ; l’esprit perçant des hérissons leur permet de discerner des schémas sous-jacents en voyant au-delà de la complexité ; voir l’essentiel et ignorer le reste. C’est exactement ce que nous devons apprendre à faire pour aller dans le sens de Fernando Ainsa
Pour agir ainsi il faut fuir l’enfermement bureaucratique et être dans la réalité la plus concrète.
Comment faire évoluer la situation ?
Le refus de principe du simplisme
Au-delà du constat de La destruction de l’État fait par Maroun Eddé qui déplore l’affaiblissement entre autres de notre industrie, de nos politiques énergétiques, de notre diplomatie, de l’école et de l’hôpital [9] vingt ans après Le silence politique que j’ai publié en 2000 et dont un grand éditeur parisien n’avait pas souhaité assurer la publication le considérant à l’époque comme un pamphlet, il nous faut dépasser la plainte et agir.
Devenir des stratèges face à la simultanéité des crises !!
Notre société a du mal à admettre la complexité, y compris beaucoup de dirigeants mal à l’aise avec cette dimension inhérente aux situations auxquelles ils sont confrontés. Confusément, ils ont conscience que les choses sont de plus en plus compliquées mais ils n’ont pas bénéficié d’une explication de la nature profonde et des caractéristiques du complexe. Bien des composantes de notre réalité économique et sociale sont reliées entre elles et sont en interactions permanentes. Par conséquent une action sur l’un d’entre eux a des répercussions sur les autres. Or le discours politique dominant aplanit, aplatit, affadit le caractère multidimensionnel des problèmes à résoudre et ce faisant les complexifie à l’envie. Les éléments de langage (EDL), les punch lines, érodent les analyses et déforment la réalité. Les extrémismes sont friands de ces pratiques qui fort malheureusement se répandent au-delà de leurs cercles néfastes. Beaucoup trop de journalistes hélas traversent le miroir et deviennent des rhéteurs qui défendent des causes. Quittant ainsi leur si beau rôle d’informateur et de vulgarisateur.
Comprenons bien que notre société pour s’émanciper et se développer, ne peut qu’être entravée par de tels procédés, par ces faux-semblants iniques qui rabaissent les débats et les valeurs dont ils pourraient témoigner. Non rien n’est facile et s’il faut naturellement chercher à simplifier pour agir, ce n’est qu’après – comme le rappelle le maréchal Foch -, un effort d’analyse et de réflexion, qu’à l’issue d’une recherche ardue et collective d’une certaine expérience, une véritable compréhension et une certaine approche de la connaissance et d’une forme de vérité.
S’empêcher de tout débordement et mise en cause de quiconque est tout aussi nécessaire. Les appels à la vindicte, au rejet de l’autre, le refus de toute tolérance, de toute bienveillance ne peut qu’amener l’autoritarisme la colère, la haine et la violence. Oui bien sûr nous y sommes confrontés d’ores et déjà ! Mais il faut urgemment se redresser et s’opposer à ces relents de bestialité qui renient le profondément humain en chacun de nous.
L’intention de rassembler est donc le troisième terme de ce qu’il nous est bon de mettre en expansion. Fédérer n’est pas un objectif naïf puisque c’est une nécessité absolue sur laquelle toute société organisée est fondée.
C’est une attitude différente que nous attendons des dirigeants de notre monde car les peuples sont dans une sourde colère. On ressent bien que, confrontés à la multitude et à des problèmes complexes, certains dirigeants hésitent. S’ils ne choisissent pas la voie étroite de la liberté, des forces libératoires finiront par exploser et ce sera, même pour des objectifs légitimes, d’un prix très élevé.
[1] Jérôme Fourquet & Jean-François Cassely, La France sous nos yeux ; Points Éditeur, 2022.
[2] Public Sénat 27 novembre 2023.
[3] Francis Massé, Aviver son souffle, chronique III, Les Impliqués éditeur – parution 18 avril 2024. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/covid-19-pourquoi-n-avons-nous-rien-fait-alors-que-nous-savions-848270.html
[4] Francis Massé, Refonder le Politique, NUVIS, 2015
[5] Francis Massé, Le silence politique, Oust-Éditions, 2000
[6] ITW à BFMTV le 2 mars 2024.
[7] Fernando Ainsa, La Reconstruction de l’Utopie, Arcanteres Éditions & Edition UNESCO 1997
[8] Jim Collins, De la performance à l’excellence ; Pearson 2024
[9] Maroun Eddé, La destruction de l’État, Bouquins Éditeur, 2023.