AU DIABLE L’ENTRE-SOI !

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

 

« Je n’ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite ; il suffit que vous la sentiez et qu’elle vous serve à être une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais, quant le péril sera passé, la présomption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre ; mais quand on y est, il ne reste plus qu’à le mépriser. Soyez donc le digne fils d’Ulysse ; montrez un cœur plus grand que tous les maux qui vous menacent ». Paroles de Mentor à Télémaque. Les aventures de Télémaque, Fénelon.  

 

Faits divers (de société), climats sociaux 

Qui y a-t-il de commun entre un étudiant sadique et un peu écervelé qui mange – ou à qui l’on fait manger – une souris pour amuser la galerie, et les dramatiques guerres en Ukraine et au Proche Orient, en passant par les échanges de nom d’oiseaux au sein de la classe politique française, sinon la bêtise et l’ignorance face à la tragédie qui peut s’annoncer ? 

Qu’un étudiant commette un acte de cruauté comme tant d’enfants l’auront fait en leur temps justifie-t-il une peine d’emprisonnement de cinq ans ? Qu’un parti politique déclaré légal et qui présente des candidats depuis de nombreuses années aux élections soit déclaré non bienvenu à une manifestation contre l’antisémitisme, est-ce recevable ? Alors même qu’il est convié à l’Élysée ?  Que la bataille légitime d’Israël pour sa survie doive occulter le droit des Palestiniens à la paix, à la justice et à la sécurité est-ce admissible ? Que dans notre pays le taux de féminicides demeure à un niveau élevé est-ce normal ? Et le taux de pauvreté, et la violence, et les inégalités sociales ? Et le meurtre de Thomas à Crépol qui met une nouvelle fois en évidence les tensions entre communautés ou la simple violence gratuite autant qu’atroce ? 

Les incidents lors de la cérémonie d’hommage à Dominique Bernard tué le 13 octobre 2023 au sein de son lycée d’Arras dans un attentat islamiste ont eu comme conséquence l’exclusion définitive de leur établissement des 85 élèves mis en cause. Que vont-ils devenir ces jeunes ? Quel type de sanction indispensable qui les fasse grandir ? 

On joue avec le feu 🔥 ! (1) Pourtant des voix s’élèvent pour convoquer la compréhension, la nuance et le discernement, le dialogue ; mais rien n’y fait ! pourtant le risque de prescrire un remède censé améliorer l’état général et de produire une détérioration est réel ; cet effet iatrogène est de fait fréquent. 

Comprendre est assimilé à tort à admettre, y compris l’inadmissible ! Apporter une nuance c’est être faible ou être passé dans l’autre camp ! 

Le discernement on ne sait plus ce qu’il signifie ! Le dialogue est refusé !

Ceci est la conséquence directe du mécanisme de l’entre soi.  

Chaque individu ou chaque groupe social s’enferme dans ses croyances, dans des certitudes qui sont le résultat de dogmatismes et d’élucubrations dangereuses. Dans le refus total de l’Autre, de son autonomie et de sa part de libre arbitre. L’entre soi est le refus de l’intérêt général, du bien commun, le déni du fait que nous faisons société. Malgré tout ! Les collectivités sont de simples accumulations d’individus, écrivait Carl Jung, et leurs problèmes sont aussi des accumulations de problèmes individuels. 

Aux peurs des vrais dangers, on préfère des peurs imaginaires qui sont des replis pour ne pas voir les vrais problèmes à traiter. Tous ces faux prétextes, ces faux-semblants alimentent nos inerties et donnent raison à ceux qui comme Alain Bauer sonnent le tocsin (2) . La haine envahit nos rues, nos quartiers, nos pays, et les agitateurs souvent richissimes qui sauront se protéger, eux et leurs familles, rient sous cape de nos naïvetés. 

Mais cet entre soi aboutit-il a un pour soi ? Au plan individuel on peut en douter. Lorsque Dominique Christian critique les arrivistes à la mentalité sportive/commerciale toute focalisée sur la compétition et éblouis par les phares de la renommée, il note que cette tension effrénée vers la verroterie sociale a une conséquence fatale : la violence, la guerre. 

Tout ceci résulte d’un entre soi morbide et mortifère qui pourrit toute vie sociale organisée. C’est le règne de la cupidité dénoncé par Stiglitz (3)  et cet état de fait illustre parfaitement l’analyse de Jean-Claude Michéa selon qui le capitalisme n’a plus créé de référent anthropologique depuis l’entrepreneur schumpetérien (4) . Il dénonce le fait que nous tournions le dos à une société décente.  

Dominique Christian précise opportunément qu’il ne s’agit certes pas de critiquer la « société de consommation », dans une posture ascétique, mais plutôt de dénoncer la « Société bureaucratique à consommation dirigée » (H. Lefebvre), qui a réussi son coup du monde. « La bombance, la jouissance, la dépense, avec plaisir ; mais à condition qu’elles soient inventives et non guidées ; pour vivre pleinement, et non pour accéder au statut de « grand ». Même en costume à milliers d’euros, même dans une berline de luxe, ou sur un jet-ski, une âme creuse reste une âme creuse. Or l’âme creuse comme la dent creuse annonce la carie » (5) .

Sortir de l’entre soi alors qu’il en est encore temps exige bien sûr de la lucidité et du courage. Mais comment retrouver cette lucidité et ce courage ? A ceux qui réclament un « choc d’autorité » rappelons que le mot autorité signifie faire croître, augmenter, produire à l’existence !

Nous ratiocinons nous confondant en excuses de nos faiblesses à peine cachées. Tristesse que cet état d’esprit ! Renoncement à défendre des valeurs que nous ont léguées nos ancêtres. Mais le terme même d’ancêtres a-t-il encore une valeur pour une jeunesse à qui nous avons volontairement coupé ses propres racines ? 

L’entre soi est très dangereux pour nos sociétés car il perturbe la capacité indispensable à la remise en cause des idées reçues. Ce mécanisme s’étend à tous les secteurs aucun n’y échappe puisqu’il est profondément social. Le secteur de l’économie, de la finance et du monde bancaire, celui de la défense (ligne Maginot) ou de la santé, de la technologie, tous courent le risque de s’enfermer dans des schémas de pensée préétablis.

La plupart des analystes rejettent la théorie du complot ; il s’agit d’un alliage de pensée unique et d’intérêts bien compris au sein d’un groupe socioprofessionnel spécifique. Il existe des méthodes pour s’en protéger encore faut-il le vouloir (6) . Le principe le plus sûr est celui de la controverse que nous avons déjà évoqué dans nos chroniques. 

La mise en place d’une vraie liberté d’expression des opinions et des analyses, y compris les plus apparemment insolites, sont un vrai levier d’évolution pour traquer les risques d’aveuglement collectif. 

Naturellement il ne saurait être question de procéder à une injonction culpabilisante consistant à retirer à tout groupe social le droit à la cohésion, à faire corps. Il existe beaucoup d’avantages à une telle situation ne serait-ce que la solidarité, la confiance, l’amitié et l’efficacité de l’intelligence du collectif. C’est au groupe à rechercher sa discipline interne (on parle ici bien sûr de discipline de la pensée et de l’action) et en particulier à veiller constamment à rester ouvert sur l’extérieur. 

L’entre soi peut prendre également une forme générationnelle entre « vieux », entre « jeunes » ou de genre entre « hommes », ou entre « femmes », au sein des familles, etc. Il est important que ces pratiques ou moments d’intimité avec des semblables qui sont indispensables à l’équilibre social et humain, entre communautés, entre professions, ne se résument à des replis identitaires. 

Et en effet après avoir écouté lors d’un séminaire de la direction de la prospective à l’université catholique de Lille, Agathe Escalier, spécialiste de la mode, nous parler de l’histoire socio-politico-culturelle du luxe et de la mode en France on ne peut que mieux comprendre les enjeux de sortir de l’entre soi pour la vraie création et la sublimation de la matière (le cuir ou le tissu par exemple). Car les vrais artistes, artisans ou entrepreneurs ne peuvent être créatifs qu’en restant en contact avec eux-mêmes et dans la relation aux autres ainsi qu’aux vrais besoins des autres et de la société (7) . 

L’entre soi entraîne inéluctablement un rabougrissement des énergies individuelles et collective, l’hyperspécialisation des métiers ou ce qu’il en reste car eux-mêmes deviennent strictement réduits au maniement d’une technique du moment. En choisissant l’entre soi les téméraires s’enferment dans le piège du profit comme fin en soi ou dans l’idéologie. 

Idéologie ? Ainsi avons-nous entendu affirmer dans un autre événement : « tant pis si l’humanité disparaît si la planète est sauvée ! » ou bien encore les thèses connues de la décroissance ou de la technophobie. Paradoxalement dans un tel contexte endogamique le sentiment d’appartenance diminue, la donation de sens s’éteint…

Voilà les résultats de l’entre soi coupé de soi et du réel.

À notre avis l’un des points de force à actionner pour tenter de sortir de ce trou noir de l’a-civilisation est de dynamiser un écosystème de la connaissance dans lequel les savoirs circulent et la censure est abolie. Ce serait un moyen de dissoudre la pensée linéaire, de mieux appréhender la réflexion systémique et le complexe, de s’ouvrir à la différence, et surtout de réduire les effets négatifs du recrutement endogamique et du fonctionnement en réseaux fermés de nos nombreux cénacles décisionnels 

Car cette pensée linéaire est présente partout et se développe aisément au sein de toute institution, y compris internationale, sur fond de financiarisation de l’économie. Pour illustrer ce point il suffit d’observer comment les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU sont abordés en silos sans aucunes interactions entre eux, au risque d’actions contradictoires et avec comme fond de décor une économie financiarisée qui ne reconnait aucune valeur que la sienne. 

Nous y reviendrons dans d’autres chroniques mais il nous semble que deux autres axes prioritaires outre celui de la dynamisation de l’écosystème de connaissances, sont indispensables pour contribuer à réorienter notre société vers une société de confiance. Il s’agit d’une part d’une politique démographique dynamique en faveur de la natalité. Une société de vieux ne peut que donner du carburant à l’entre soi, ne serait-ce que par le recroquevillement sur elle-même et par un penchant pour l’épargne au détriment de l’investissement productif. Promouvoir la natalité certes, mais dans une société appelée à jouer de solidarités et d’accueil à l’égard des familles et parents. 

Un deuxième axe serait une ample politique du BTP et notamment du logement. En effet le logement contribue à sécuriser les citoyens : avoir un toit est essentiel pour se lancer dans la vie. Cet axe participe en second lieu du premier puisqu’il contribue à l’accueil de l’enfant et par ailleurs il peut sous certaines conditions contribuer à assainir l’économie réelle encastrée dans la « financiarisation ». À propos de l’hyper-financiarisation de l’économie et des ultimes expédients pour s’en dégager – telle la monnaie héliportée – Keynes en son temps avait imaginé quelque chose de similaire mais ajoutait : « à vrai dire il serait plus sensé de construire des maisons ou autre chose d’utile » (8). 

Mais une politique en faveur du logement doit être appliquée dans une optique d’acceptation d’une relative mixité sociale car l’aggravation des ghettos de « riches » ne peut que conduire à une conscience des rejets et discriminations. Nous sommes face à des engrenages dangereux où des personnes issues de l’immigration et complètement intégrés à notre société et à la France, se sentent de plus en plus rejetés et parfois, dans la vie quotidienne, il arrive qu’elles se sentent victimes de discriminations même lorsque ce n’est pas le cas.

Ces trois axes, un rêve ou une espérance !? En tout cas notre vulnérabilité est à ce point dangereuse que ne rien faire serait désastreux pour la paix sociale. 

(1) Dans son ouvrage majeur Les origines du totalitarisme », publié en 1951, Hanna Arendt s’étend longuement sur les causes économico-sociales de l’histoire dramatique du XXe siècle. Sa thèse est que ce sont les laissés-pour-compte de la révolution industrielle, les masses marginalisées et abandonnées par les pouvoirs traditionnels, qui se sont ralliés aux mouvements totalitaires et ont adhéré à leurs thèses xénophobes et racistes. Cité in Jacques Ninet, Taux d’intérêt négatifs le trou noir du capitalisme financier ; Classiques Garnier, 2020.

(2) Alain Bauer, Au commencement était la guerre ; Librairie Arthème Fayard, 2023.

(3) Joseph Stiglitz lauréat du prix Nobel d’économie, Le triomphe de la cupidité ; Les Liens qui libèrent, 2010

(4) Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée ; Climats,2011. 

(5) Pourquoi tant de puissants sont-ils nauséabonds ? C’est qu’arrivistes ils sont salis par « l’ordure de leur pestilente ambition » (Montaigne à propos de César). « Dédaignons cette faim de renommée de l’honneur, basse et bélitresse qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par moyens abjects, et à quelque vil prix que ce soit : c’est déshonneur d’être ainsi honoré ». Que n’a-t-on écouter Montaigne, aurait-on évité le triste spectacle offert par nos dominants et leurs marionnettistes financiers, par les footballeurs et leurs michetonneuses ?

(6) Christian Morel, Les décisions absurdes – comment les éviter, Gallimard,2012  

(7) « Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de la diversité ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous les doigts des enfants. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus.” Paul Valéry — Le Bilan de l’intelligence (1935), Œuvres de Paul Valery, Nrf, 1939, Vol 11 (p. 105-138). Littérature et Poésie

(8) in Jacques Ninet, opus cité 

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