par Maxime Maury – Professeur affilié à Toulouse Business School – Ancien directeur régional de la Banque de France
8240 euros par seconde !
« Quand on s’approche trop des choses, elles ne rentrent pas dans les tiroirs. »
(Marcel Proust)
8240 euros par seconde, soit 260 milliards en 2022, c’est ce que la France empruntera l’an prochain sur les marchés financiers pour servir sa dette ( intérêts et principal). La dette publique française tangentera alors les 3000 milliards d’euros.
A l’approche d’une élection présidentielle où les candidat(e)s multiplieront les promesses mirobolantes, ce chiffre astronomique pose trois questions indissociables :
- Que se passera-t-il si les taux d’intérêt remontent ?
- Comment réduire nos déficits avant de risquer un défaut sur la dette ?
- Quels sont les dénouements possibles à ce méga-endettement ?
I) LA DETTE ET LE RISQUE DE CRISE FINANCIÈRE :
La dette publique française s’échelonne sur des échéances jusqu’ à 50 ans, mais son échéance moyenne est de 7 ans. Elle est constituée pour moitié vis à vis de créanciers étrangers ( fonds de pension, compagnies d’assurance, banques et particuliers).
Nous empruntons actuellement à + 0,2% à 10 ans, mais à -0,2% à 5 ans. A cette échéance, on nous paie donc pour nous prêter puisque 100 euros ne se remboursent que 99 euros et 80 centimes.
Mais à 10 ans le taux est en train de remonter lentement !
L’intervention massive de la BCE -qui aura racheté 4 350 milliards de titres de dettes européennes de 2015 à 2022 ( soit l’équivalent de 40 % du PIB de la zone euro !)- est sans précédent dans l’Histoire. Elle biaise la valeur des taux d’intérêt. Nul ne peut dire ce que serait réellement la valeur de l’argent si la BCE cessait d’intervenir.
En théorie , la dette covid pourrait être annulée car elle est entièrement contenue dans le portefeuille des banques centrales, filiales des États. On ne peut pas être en dette avec soi-même, mais une mesure d’annulation ne pourrait être prise qu’à l’échelle mondiale sauf à porter atteinte à la crédibilité de l’euro.
Si les taux d’intérêt devaient remonter, ils ne frapperaient pas toute la noria des échéances en même temps, mais seulement celles qui sont à renouveler en fonction du « roulement de la dette ».
A noter cependant la fragilité de la France qui ne dispose pas d’excédent primaire comme l’Italie : nous sommes déficitaires avant même de servir les intérêts sur la dette. Nous empruntons donc pour payer une fraction de nos dépenses courantes ( retraites des fonctionnaires non provisionnées par exemple).
En théorie, avec l’inflation renaissante les taux d’intérêt vont remonter. Tous ceux qui le pensent vendront leurs titres, leur prix baissera et les taux remonteront en effet selon la loi des anticipations « auto-réalisatrices ».
Pour une inflation de 2%, un taux nominal à 2% correspondrait au bout de 7 ans de renouvellement de la dette ( à 260 millards par an) à des charges d’intérêt supplémentaires de 36 milliards à trouver quelque part…..
Il est cependant probable que la BCE empêchera cette augmentation des taux d’intérêt en raison des risques de défaut en chaîne résultant du surendettement des économies. L’endettement mondial total dépasse actuellement les 3 années de PIB contre 2 années lors de la crise financière de 2008.
Nous sommes donc bien sur une poudrière d’endettement.
La BCE sera dans ces conditions vraisemblablement conduite à poursuivre ses achats de titres en créant sans cesse plus de monnaie.
Mais dans cette hypothèse la crise financière risque d’éclater d’une autre façon.
En effet, l’inflation des actifs qui s’en suivra enrichira les plus riches par la bourse et l’immobilier. Elle empêchera les plus pauvres d’acquérir un logement en raison de l’inflation immobilière.
La bulle finira par éclater et provoquera une crise financière d’autant plus forte que l’on aura trop attendu pour agir. La théorie économique démontre qu’une bulle financière finit toujours par éclater.
A noter par ailleurs que depuis 20 ans, 40 États se sont trouvés en situation de faillite dont 6 au cours de la seule année 2020. Cette tendance tend à s’accélérer.
Dans le premier scénario de crise financière, ce serait des faillites d’État ( par les taux d’intérêt) ; dans le second, ce serait la faillite des épargnants (par l’éclatement de la bulle).
Dans les deux cas, c’est très mauvais et le système bancaire peut s’en trouver fragilisé. La zone dangereuse se situera en 2023-2024 mais tout dépendra des décisions qui seront prises au niveau européen en 2022.
II) COMMENT RÉUSSIR L’ATTERRISSAGE EN DOUCEUR ?
Heureusement, la piste d’atterrissage existe pour éviter la crise financière, mais elle est ardue et semble pour le moment difficilement praticable.
Le déploiement de cette piste d’atterrissage suppose deux conditions :
- la refondation du Pacte de Stabilité européen ;
- la réduction progressive mais ferme des déficits structurels, celui de la France étant actuellement colossal ( 6 points de PIB pour un déficit total de 9 points environ).
Ces deux conditions permettraient le retour à la normale sur le plan monétaire et financier.
Cela suppose cependant une coordination parfaite entre la BCE, les États et les citoyens.
Cela suppose également de renforcer l’armature de l’euro dont l’architecture demeure incomplète.
Les critères financiers du Traité de Maastricht sont morts. Il faut maintenant passer à autre chose en intégrant les travaux du prix Nobel Robert Mundell (1999) sur les « zones monétaires optimales » ( cf les articles de l’auteur dans « The Conversation » sur le net).
Que faut-il donc faire ?
Réduire progressivement les déficits structurels tout en favorisant un transfert de capital vers l’Europe du sud.
En effet, l’euro a profité d’abord à l’Europe du nord : au cours des 10 dernières années, le revenu par habitant a progressé de 6000 euros au nord, baissé de 3000 euros au sud et resté inchangé en France.
Il faudra donc déterminer une trajectoire soutenable de dépense publique propre à chaque pays, mais sous le contrôle de tous.
Et adapter la comptabilité nationale pour que l’effort d’investissement soit défalqué de cette trajectoire. Sanctuariser les dépenses de santé, d’éducation et de lutte contre le réchauffement climatique, mais réduire fermement les autre dépenses tout en travaillant davantage.
Il conviendra également dans notre zone de monnaie unique de défragmenter l’organisation financière de la zone euro : en mutualisant progressivement la dette publique et en créant des supports d’épargne et de dette des entreprises communs pour drainer l’épargne des pays du nord vers les pays du sud.
L’euro est une grande monnaie mais ne dispose pas d’un marché profond et liquide de la dette comme le dollar. Ni des dettes publiques, ni des dettes privées, ni de l’épargne. C’est une grande faiblesse de l’Union économique et monétaire européenne.
Jeter les bases d’une fiscalité européenne contre le carbone, les plus-values et les rémunérations mirobolantes doit également devenir notre priorité. Pas de transition énergétique sans cela car pas de transition énergétique aux dépens des plus faibles !
Il faut que le projet européen sorte maintenant de sa léthargie.
Comme le disait Christian NOYER, ancien gouverneur de la Banque de France : « L’euro a protégé mais n’a pas stimulé. »
La présidence française de l’Union sera un moment-clé autant que difficile.
En effet, bien qu’à l’origine de l’euro, la France n’en a jamais respecté les règles. Sa crédibilité est donc faible aux yeux de ses partenaires. Elle devra faire équipe avec l’Italie dont le Chef de gouvernement est très écouté.
Notre déficit structurel ( actuellement 6 points de PIB) est le plus fort de la zone et ne s’est jamais réduit. Le pouvoir d’achat a régulièrement progressé depuis 20 ans en dépit de l’effondrement de notre commerce extérieur et d’un système productif déprimé qui donne cependant, depuis 2016, quelques signes de reprise.
Nous ne cessons de nous mentir à nous-mêmes sur le pouvoir d’achat. Il a progressé régulièrement ……..mais à crédit.
Nous sommes le seul pays au monde où la retraite soit à 62 ans. Où l’on pouvait jusqu’à présent presque vivre sans travailler en alternant habilement de courtes périodes de travail avec de longues périodes d’allocations. Un des pays qui travaille le moins au monde avec une productivité moyenne.
Nous restons en outre, et de très loin, le pays le plus centralisé de la zone euro. Avec des performances d’autant plus faibles dans les domaines de la santé et de l’éducation.
Nous battons également le record des échelons territoriaux et souffrons d’une très grande difficulté à pratiquer « l’empowerment », mot intraduisible en français, qui veut dire littéralement « donner des pouvoirs ». Donner des pouvoirs aux collectivités territoriales, donner des pouvoirs aux citoyens et aux salariés comme le général de Gaulle aurait souhaité le faire en 1969.
Nous accumulons depuis 47 ans ( 1974) des déficits improductifs et sans cesse croissants. En 2020-2021, nous avons donné l’illusion qu’il y avait un « argent magique ». Cette illusion était nécessaire pour soutenir l’économie contre la pandémie, mais elle rendra d’autant plus difficile le retour des citoyens (et des médias) à la réalité.
D’une manière ou d’une autre, cela ne durera pas.
L’événement-clé de 2022 sera moins l’élection du président de la République que la capacité – ou l’incapacité- des Européens à refonder le Pacte de Stabilité dont dépend notre avenir. Il faut renforcer l’euro et pousser plus avant le cœur de l’intégration européenne en revenant sur la règle de l’unanimité.