Vers une course au gaz en Méditerranée ?

 

En 1999, le leader de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, s’enthousiasmait pour la découverte d’un gisement de gaz naturel au large de Gaza, y voyant « un cadeau de Dieu » susceptible d’accélérer le développement des territoires palestiniens. Depuis, de nombreux champs ont été découverts, que ce soit au large des côtes israéliennes (champs de Mari-B, de Dalit, de Tamar et de Léviathan), égyptiennes (champ de Zohr) ou chypriote (champ d’Aphrodite). Au total, le potentiel gazier de la mer Méditerranée pourrait tourner autour des 2 000 milliards de mètres cubes. Mais comment répartir ce « cadeau de Dieu » entre les États riverains ? La convoitise ne change-t-elle pas la bénédiction en malédiction ?

D’après la convention de Montego Bay de 1982 qui encadre le droit de la mer, un État est souverain sur les ressources maritimes se situant jusqu’à 200 miles de son littoral : c’est ce qu’on appelle une zone économique exclusive (ZEE).  Mais cette ZEE ne peut constituer une réponse simple au problème de souveraineté car certains États n’ont pas signé la convention et surtout parce qu’il n’y a pas la place en Méditerranée pour accorder une ZEE de 200 miles à chacun des 21 pays riverains. La question de la délimitation d’une frontière maritime entre la Grèce et la Turquie rend compte de ces difficultés. D’une part, la Turquie n’a pas signé la convention de Montego Bay ; d’autre part, la proximité entre certaines îles grecques comme Castellorizo et le territoire turc rend la règle des 200 miles inapplicable. Il convient donc de négocier et c’est pourquoi les découvertes de gisement sont à la fois sources de tension et opportunités de rapprochement.

 Tensions autour du gaz en Méditerranée orientale

 Ces derniers mois ont ainsi été marqués en Méditerranée orientale par une opposition croissante entre Grèce et Turquie. Ankara, qui importe 90% du gaz qu’elle consomme, et ce principalement depuis la Russie, regarde d’un œil très intéressé les gisements découverts à proximité de la Grèce et de Chypre. Outre l’intérêt économique, le gouvernement turc voit dans cette querelle gazière l’occasion d’affirmer une politique de puissance qu’illustrent par ailleurs son concept de « patrie bleue » et le développement de sa marine nationale. En difficulté à l’intérieur (inflation économique, mauvais résultats de son parti aux élections municipales, etc.), le président Erdogan a besoin d’un succès symbolique sur la scène internationale pour assurer sa position de leader. Les appétits nés de cette découverte offshore viennent ainsi se superposer aux nombreuses autres tensions entre Athènes et Ankara, notamment dans le domaine de la gestion des flux migratoires. Enfin, la querelle gazière est également un nouvel argument mobilisé pour prolonger la vieille relation conflictuelle entre la Turquie et une Chypre coupée en deux depuis 1974, avec une moitié nord qui s’autoproclame « République Turque de Chypre du Nord ».

Le gouvernement turc a ainsi envoyé, sous escale militaire, son navire de recherche sismique, l’Oruc Reis, dans la ZEE grecque au mois d’août puis au mois d’octobre 2020. Un dialogue belliciste s’est instauré entre les deux parties avec en point d’orgue des manœuvres militaires franco-grecques en Méditerranée et la commande par Athènes de 18 rafales à Paris.

Un levier de négociations

Mais le gaz peut également rapprocher les nations et nous pouvons distinguer trois types de rapprochement. Il y a tout d’abord les rapprochements du fait d’intérêts gaziers communs. Israël, Chypre et la Grèce ont ainsi signé un accord en janvier 2020 à propos d’un projet de gazoduc sous-marin. Baptisé EastMed, celui-ci viserait à acheminer le gaz depuis la Méditerranée orientale vers l’Europe et notamment l’Italie. Cette dernière conduit d’ailleurs, à travers son champion énergétique ENI (où l’État italien est actionnaire à hauteur de 30%), une politique de coopération étroite avec le français Total dans la région.

On retrouve ensuite les rapprochements par réaction. C’est le cas de la Grèce avec la France ou encore de la Turquie avec la Libye, deux pays qui ont signé en fin d’année 2019 un accord de partage d’espace maritime et ce notamment pour barrer la route au projet EastMed. Jusqu’à présent, la Libye exportait son gaz naturel, terrestre et offshore, uniquement vers l’Italie à travers le Pipeline Greenstream. Le rapprochement turco-libyen pourrait changer cette donnée.

Il y a enfin les rapprochements qui s’inscrivent dans une visée géopolitique et que le gaz favorise. Nous évoquions tout à l’heure l’intérêt turc pour les hydrocarbures méditerranéens comme une composante de sa politique de puissance dans la région. Il est également intéressant d’observer la stratégie d’Israël. Après une période initiale d’affrontements, Israël et le Liban ont entamé des négociations en octobre 2020 pour délimiter leurs frontières maritimes. Puisqu’il est difficile d’imaginer des compagnies prendre en charge l’exploitation de ressources dans une zone non stabilisée juridiquement – les champs au large de Chypre disputés par la Turquie ne sont toujours pas en exploitation – ce rapprochement a bien sûr une dimension économique. Mais pour Israël, qui a déjà assuré son autonomie énergétique, le gaz est aujourd’hui surtout l’occasion de se rapprocher des pays arabes voisins et d’enregistrer des succès diplomatiques. C’est déjà ce qui s’est passé avec la Jordanie et l’Egypte. Cette dernière est d’ailleurs devenu un hub régional notamment parce qu’elle importe du gaz israélien pour le transformer à l’intérieur de ses importantes usines de liquéfaction avant de le réexporter sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).

Quelles conséquences pour les relations russo-européennes ?

 La Russie, d’où provient 39% du gaz européen, doit-elle craindre ces découvertes et ces nouvelles coopérations méditerranéennes ? L’Europe va-t-elle profiter de ces nouvelles opportunités pour se détourner du gaz russe sur fond d’affaire Navalny ? Rien n’est moins sûr. Alors que Moscou et les capitales européennes se renvoient tour à tour leurs diplomates, en Allemagne, la coalition gouvernementale CDU-SPD fait front commun pour défendre le gazoduc Nord Stream II dont l’objectif est d’acheminer le gaz russe sur le territoire allemand via la Baltique.

Cette crise des relations euro-russes nous rappelle toutefois que la question de l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe est un vieux « serpent de mer » qui réapparait à chaque fois que des tensions se manifestent entre les deux camps. Cela a été le cas en 2014 dans le cadre du conflit russo-ukrainien ou, plus récemment, lorsque Donald Trump a fait pression sur l’Allemagne en particulier et l’Europe en général à propos de Nord Stream II.

Une course anachronique ?

Accéder aux grandes réserves de gaz méditerranéen serait un vrai plus pour les pays qui, comme la Turquie, sont loin de disposer d’une indépendance énergétique. Par contre, une fois l’autonomie énergétique atteinte, l’intérêt économique du gaz pour les pays méditerranéens reste limité pour deux raisons. Premièrement, les prix sont déjà très bas et le principal marché d’exportation, l’Europe, ne manque pas de fournisseurs, que ce soit la Russie, la Norvège (24% des exportations) ou encore l’Algérie (12%).

Deuxièmement, il faut garder en mémoire que la Commission européenne souhaite atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Si le gaz demeurera, dans les 10 prochaines années, une source d’énergie importante, il ne s’agit pas d’une ressource d’avenir. Alors qu’il représente aujourd’hui un quart de la consommation énergétique européenne, il devrait compter pour seulement entre 3 et 9% de celle-ci d’ici 30 ans selon le niveau d’ambition de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Maxime HALVICK

Fermer le menu
Share via
Copy link
Powered by Social Snap