« Le monde ne nous appartient pas »

 

 

 

L’attaque virale planétaire actuelle nous cible à l’endroit-même de notre génie social le plus propre : les interactions humaines. C’est ce génie social qui a donné à l’homme un avantage compétitif sur toutes les autres espèces, et aujourd’hui, il est le facteur de la propagation et de la virulence de la crise. Cette inversion contraire à nos bases anthropologiques les plus fondamentales est le signe majeur que nous devons changer radicalement quelque chose en nous, dans notre rapport aux autres et à la nature.
Dans son best-seller de 2012, « The Watchman’s Rattle : Thinking our Way out of Extinction » (2012), la futurologue Rebecca Costa décrit comment certaines civilisations (maya, khmer, empire romain) parmi les plus florissantes, suite à une masse soudainement trop complexe de problèmes à gérer, une sorte d’obésité cognitive, se sont brusquement effondrées. Parmi deux signes précurseurs d’effondrement, deux nous interpellent : le premier, c’est « l’impasse » (« gridlock »), le déni qui, au lieu de nous pousser à affronter les problèmes, nous fait nous en débarrasser en les transmettant à la génération suivante. La deuxième, c’est la fuite dans l’irrationalité. Les Mayas (ceci est prouvé par l’archéologie) eurent par exemple massivement recours aux sacrifices humains pour tenter d’apaiser les dieux…
Cela peut nous faire sourire, mais cela ne devrait pas. Car notre irrationalité n’est pas là où l’on pense. Elle ne se situe pas dans « le religieux », mais tout simplement dans notre idolâtrie irresponsable envers l’économie.
Le projet moderne issu de Descartes, dominer la nature, a connu ces dernières décennies un emballement inouï qui aujourd’hui nous met en danger en tant qu’espèce humaine. L’idolâtrie de l’accumulation, de la production et de la consommation, la vitesse sans cesse accélérée des « flux tendus », l’absence égoïste de toute reconnaissance de limites quant à la disponibilité des biens du monde, toutes ces « libertés » purement matérielles et « techniciennes » a généré un système où nous calculons le coût de tout, mais ne connaissons la valeur de rien…
Ne nous leurrons pas. Nous entendons beaucoup dire que cette crise nous aurait fait prendre conscience de nos maux, et qu’aussitôt sorti d’affaire nous mettrons en place des changements vertueux. Il n’en sera rien. Tout d’abord parce que la crise économique fera suite à la crise sanitaire, et qu’elle sera d’une ampleur inconnue. Elle ne pourra que générer du conflit social. Mais aussi un conflit d’idées et de stratégies, qui fera s’affronter deux camps : ceux qui voudront au plus vite rattraper le temps perdu avec les mêmes recettes qu’avant — celles du dieu économie, et ceux qui appellerons à repenser en profondeur nos modèles. Ceci, c’est le monde des cinquante prochaines années.
Cette crise, en fin de compte, ne fait qu’aviver la crise spirituelle de notre temps. Elle exige que nous cessions de tout miser sur une civilisation « technicienne », qui n’a d’autre projet que de calculer et de projeter sa volonté de puissance sur le monde, pour favoriser une société de respect et de compréhension, du monde humain et de la nature (qui est présente aussi bien en nous qu’à l’extérieur de nous). Bref, à la lumière de la sagesse de Kafka, « Du Bist Die Aufgabe » (« Tu es à toi-même ta propre tâche »), de rentrer davantage « en nous-mêmes », pour mieux nous ouvrir aux autres et à la bénédiction d’un monde qui ne nous appartient pas.

 

Par Yann BOISSIERE,
Rabbin
MOUVEMENT JUIF LIBERAL DE FRANCE

 

 

 

 

 

 

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