L’art, un vecteur d’expression culturelle, un investissement essentiel

 

Si l’on en croit Alain, l’art est un « miroir » dans lequel l’homme reconnait « quelque chose de lui-même ». Ce quelque chose, à n’en pas douter, à voir avec ce qui pourrait s’appeler la culture. L’art est d’abord un vecteur d’expression culturelle. Il transmet les valeurs que les individus d’une société se donnent en partage. Il est en ce sens indispensable au développement de la culture. S’il est éprouvé lors des bouleversements économiques et sociaux, il annonce les moments salvateurs qui marquent l’histoire. En 1944, un vers de Verlaine annonce le débarquement des alliés et la fin du IIIe Reich. Plus récemment, la cérémonie d’investiture du président Joe Biden, le 20 janvier 2021, aurait-elle autant marqué les esprits sans l’introduction de la poésie dans son acte politique ? Lorsque la poétesse Amanda Gorman lit son poème The Hill We Climb (La Colline que nous gravissons), elle pose l’intention démocrate du nouveau mandat. En évoquant l’oppression, le racisme, le sexisme… le poème est un appel à l’unité du pays et à l’espoir. Les vers honorent le partage des valeurs démocratiques, sans cesse menacées. « We’ve seen a force that would shatter our nation, rather than share it. Would destroy our country if it meant delaying democracy. And this effort very nearly succeeded.[1] » scande son poème. Comment ne pas y voir une allusion à la vision apocalyptique de la prise d’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, le 6 janvier dernier ? Soutenir les arts est un choix politique qui a un coût. Mais ce coût a pour effet de produire une valeur essentielle au développement, tant économique que sociétal.

 

Les arts ne sauraient appartenir à la loi de l’offre et la demande

En 2020, l’économie culturelle et créative européenne a perdu environ 31% de son chiffre d’affaires. En France, les estimations d’EY évaluent à 32% la chute du chiffre d’affaires des industries culturelles et créatives françaises, soit une « perte » de 28,5 milliards d’euros par rapport à 2019 [2]. Le 3 septembre 2020, le Premier Ministre français annonce une mobilisation exceptionnelle de 2 milliards d’euros destinée à relancer le secteur culturel. Le plan France Relance, qui permet d’accélérer les transformations écologique, industrielle et sociale du pays, pour sortir renforcé de la crise, ne peut être efficace sans un budget et une stratégie de reconstruction dédiés à la culture. Le soutien de l’Etat à la culture est une tradition française que Lamartine, entre autres, défendait déjà il y a plus de cent cinquante ans, lors de la seconde République. Défendant l’instauration de la subvention publique en matière culturelle, il déclamait à ses opposants de l’Assemblée Nationale : « Si vous supprimez la subvention dun théâtre, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas logiquement entraînés à supprimer vos Facultés, vos Musées, vos Instituts, vos Bibliothèques ?[3] ». Annonciateur de « l’exception culturelle française », expression consacrée depuis la politique d’André Malraux et la création du ministère de la culture en 1959, beaucoup considéraient déjà que la culture n’était pas un bien marchand. Cette conception est entérinée par l’UNESCO pour qui les activités culturelles « incarnent ou transmettent des expressions culturelles indépendamment de la valeur commerciale qu’elles peuvent avoir » [4]. Consubstantiels à l’intérêt général, les arts ne sauraient appartenir à la loi de l’offre et la demande et ne pourraient être payés par les individus proportionnellement à leur consommation personnelle. La justification de la subvention publique est posée. L’Etat a organisé, par des dispositifs législatifs et règlementaires, un système de soutien à la création artistique française. Les radios françaises doivent proposer au moins 40 % de chansons françaises sur leur programme, dont la moitié représente des nouveaux talents. Le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) perçoit une taxe sur chaque ticket d’entrée de cinéma acheté, pour financer l’écriture, la production, la diffusion ou l’exportation d’œuvres d’expression française. Les chaînes de télévision françaises se doivent d’investir 3,2 % de leur chiffre d’affaires annuel à la production d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles françaises et européennes. En 2020, les dépenses directes (subventions) et indirectes (niches fiscales) de l’État pour l’audiovisuel public est de 3,8 milliards d’euros, et de 14,2 milliards d’euros pour l’intégralité du secteur culturel. Mais attention : tous ces dispositifs sont menacés par l’évolution des technologies numériques, qui influent sur les usages et habitudes des consommateurs. Défendre l’art, et donc la culture, est une tâche de Sisyphe.

 

Des métiers générateurs de revenus et d’attractivité

L’engagement des pouvoirs publics dans la création artistique ne peut être réduit à une simple affaire de dépenses. L’action publique en matière culturelle requiert un certain courage politique pour investir dans la création et galvaniser les créateurs. Consacrer un volet culturel à l’actuel Plan de Relance permet de redynamiser le modèle culturel français et de lui donner un rôle clé dans le soutien à l’économie nationale et européenne. Avant la crise, le secteur des industries culturelles et créatives européen rassemble 7,6 millions d’emplois, soit deux fois plus que l’ensemble des secteurs des télécommunications et de l’automobile. La croissance du secteur (2,6 %) est plus rapide que la moyenne européenne (2 %) et génère un excédent commercial de 8,6 milliards d’euros. Son chiffre d’affaires de 643 milliards d’euros représente une valeur ajoutée totale de 253 milliards d’euros [5]. L’économie des industries culturelles et créatives représentait 2,3 % du PIB français en 2018 ; un poids comparable à celui de l’industrie agro-alimentaire. Les activités culturelles et créatives sont indiscutablement des sources de revenus et d’attractivité pour l’Etat ; elles sont un gage de rivalité culturelle.

La valeur économique du secteur culturel est également à envisager en fonction de ses retombées indirectes, notamment sur les secteurs du tourisme, de l’hôtellerie, de la restauration, de l’industrie automobile et de l’évènementiel. Une étude d’impact menée en 2006 sur le Musée du Louvre a permis de mettre en évidence les retombées économiques positives de l’activité du musée sur l’économie de la Ville de Paris [6]. L’analyse prouve que les revenus externes constitués par la consommation des touristes étrangers sont réinjectés dans l’économie locale. En prenant en compte les dépenses directes et les dépenses indirectes, il a été démontré que la fréquentation du Louvre par des touristes étrangers dégageait entre 721 et 1 156 millions d’euros de bénéfices nets pour la Ville de Paris. La subvention de l’Etat étant de 175 millions d’euros, le Louvre rapporte beaucoup plus que ce qu’il coûte au contribuable français. L’activité du musée est un investissement pour Paris.

 

Un investissement essentiel au développement durable d’une société

Si la logique d’investissement est nécessaire à l’émulation de la création, la valeur essentielle de la culture ne repose pas uniquement dans son impact économique sur la cité. L’expression culturelle se doit d’être investie parce qu’elle donne le sens de la construction d’une souveraineté ; elle cimente le développement d’une société. Questionner le caractère essentiel de l’art permet de définir la valeur qu’un corps social lui accorde dans un contexte donné. La notion de valeur, à l’instar de celle d’essentialité, est éminemment volatile. D’une production industrielle, la Tour Eiffel est devenue une référence culturelle, un emblème inamovible mondialement connu et attractif. Investir la création artistique, c’est parier sur la définition de valeurs communes qui perdurent. Aujourd’hui Scorsese rend hommage au génie et à la poésie de Meliès dans son film Hugo Cabret. Evoquant le tournage du Royaume des fées (1903), il peuple son image de personnages pittoresques et de fleurs, invitant à découvrir ou redécouvrir l’œuvre de l’illusionniste français, créateur du septième art.

La culture est un levier permettant d’apparier une croissance économique au développement social. Le Rapport du Conseil de l’Europe établit, en 1997, que la culture induit des effets sociaux indirects enrichissant l’environnement social en stimulant ou en facilitant l’existence de satisfaction collective, en soutenant la créativité, en offrant à la collectivité une mémoire collective servant de réservoir d’idées pour les générations à venir, en améliorant la qualité de vie et en augmentant la sécurité des personnes.

La transformation de la piscine de Roubaix en musée en 2001 illustre cet effet levier créé par la redynamisation culturelle. Face à un taux de chômage ayant atteint les 30 %, le conseil municipal fait le choix, en 1990, de réinvestir un patrimoine existant, la piscine de Roubaix, pour le transformer en musée. Les anciens ouvriers du textile sont remployés pour devenir les futurs employés du musée, spécialisés sur les salles textiles. Des enseignes de prêt-à-porter s’installent autour du musée, bénéficiant de la nouvelle attractivité socio-économique, et la fuite de la population freine drastiquement.

Il est courant de parler d’« effet Guggenheim » pour rappeler que le développement durable d’une ville ne peut se faire sans investissement dans les activités culturelles. Dans les années 1980, l’activité des chantiers navals de Bilbao est en berne et la ville est entachée par les actes de l’ETA. Face à cette perte d’attractivité considérable, le gouvernement régional et provincial du Pays basque décide, en 1989, de mettre en place un plan de revitalisation de la ville. La stratégie visant à inscrire Bilbao au cœur des grands circuits internationaux se construit sur l’intégration des activités culturelles et marque l’avènement du Musée Guggenheim de Bilbao. Consciente de l’importance de leur investissement pour impulser une croissance économique, la Fondation Guggenheim s’engage à donner son nom et à transférer 350 œuvres sur une période de vingt ans, avec une possibilité de prolongation à 75 ans. Dès la première année d’ouverture le musée devient un modèle de réussite, les chiffes de fréquentation étant trois fois plus élevés que les prévisions.

Le développement d’une collectivité, nationale, régionale ou locale, ne peut se faire sans cohésion sociale. L’investissement dans la culture permet l’épanouissement de tous à travers le partage de références communes. Lorsque dans les années 1950, Jean Vilar, à la tête du Théâtre National Populaire, conçoit le théâtre comme un service public, il donne à l’art un objectif politique social. En faisant le pari de faire venir plus de 2 500 personnes à Chaillot tous les soirs, à des prix modestes, il permet au théâtre d’aller à la rencontre d’un nouveau public et rompt avec l’offre insuffisante, et jusqu’alors fortement élitiste, du spectacle vivant. Il convient de rappeler que l’art et la politique ne peuvent, et ne doivent pas, être confondus dans une démarche qui nierait le spécifique de l’un et de l’autre. L’art se situe au-delà du politique, mais la politique a besoin de l’art pour se construire et trouver ainsi un supplément d’âme. En façonnant la culture, l’art donne du sens à une relance économique et à une régénération sociale. Ces développements sont rendus possibles par la volonté de préserver l’expression culturelle de l’art au bénéfice d’un imaginaire collectif.

Joséphine PERALDI

 

[1] « Nous avons vu une force qui détruirait notre démocratie plutôt que de la partager, qui démolirait notre pays si cette destruction permettait de retarder la démocratie, et la tentative a presque réussi ». Traduction d’un vers de The Hill We Climb, Amanda Gorman.

[2] France Creative, La culture pour reconstruire l’Europe : l’économie culturelle et créative avant et après la crise de la COVID-19, Synthèse Janvier 2021, https://www.france-creative.org/wp-content/uploads/2021/01/6ter_panorama_icc_europe_2021_fr.pdf

[3] Françoise Gaillard, « L’Art, l’État et le Marché : de la subvention culturelle à l’ère de la financiarisation », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2016, n° 8, p. 80-87.

[4] ISU, Echanges internationaux d’une sélection de biens et services culturels 1994-2003, 2005.

[5] France Creative, La culture pour reconstruire l’Europe : l’économie culturelle et créative avant et après la crise de la COVID-19, Synthèse Janvier 2021, https://www.france-creative.org/wp-content/uploads/2021/01/6ter_panorama_icc_europe_2021_fr.pdf

[6] Xavier Greffe. The Economic Impact of The Louvre. Journal of Arts Management, Law, and Society, Taylor & Francis (Routledge), 2011, 41 (2), pp.121-137.

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