La démultiplication des fronts manifeste l’anxiété d’une société sans projet

 

« Notre monde est devenu, pour le meilleur et pour le pire, une société faite d’organisations. Nous sommes nés dans le cadre d’organisations et ce sont encore des organisations qui ont veillé à notre éducation de façon à ce que plus tard nous puissions travailler dans des organisations. Dans le même temps les organisations ont pris en charge nos besoin et nos loisirs. Elles nous gouvernent et nous tourmentent. »   Henry Mintzberg

A peine diffusé et disséqué l’ITW du président la République Emmanuel Macron sur les nouvelles dispositions pour lutter contre la pandémie du Covid 19 l’actualité se nourrissait du crime atroce proféré contre un professeur de lycée. Puis d’autres violences, puis encore la pandémie et la perspective d’une crise économique et sociale.

Comprendre n’est pas justifier ! Comprendre est une nécessité pour éviter demain de commenter d’autres insupportables atrocités.

En deçà de la montée de la violence qui caractérise la situation actuelle de la société française, n’y-a-t-il pas à l’origine une absence de projet de société ? Naturellement on pourrait suggérer que c’est du fait qu’il existe trop de positions antagonistes sur les politiques publiques à conduire, de désaccords idéologiques ou de divisions entre les acteurs politiques que cette violence se déchaîne dans notre pays et qu’elle est en partie importée du fait du contexte géopolitique, des  tensions au Proche-Orient, à l’Est, en Afrique, de la bataille pour le leadership mondial entre les États-Unis qui vont avoir un nouveau résident et la Chine, ,etc. Ce n’est pas l’idée que nous partageons. Cette cacophonie est plutôt issue d’un manque absolu de discernement et de sérénité ; elle repose sur le sentiment dominant qui est la peur. C’est notre point commun, hélas, aujourd’hui.

Il ne s’agit pas de passer par pertes et profits les tares réelles et insupportables de notre société : inégalités[1], injustices, déficit éducationnel, chômage structurel indécent, urbanisation désordonnée, ratages de l’intégration, menaces islamistes. Bien au contraire il s’agit de les considérer comme des indices d’un vide stratégique, c’est-à-dire d’un impensé en ce qui concerne la perception des défis, le choix de la méthode et la mobilisation des moyens pour y apporter des solutions.

Beaucoup se nourrissent d’explications simples et s’en contentent. On voudrait parfois avoir leur naïveté pour gagner quelque repos. Mais quiconque a le souci du monde – et c’est le cas de beaucoup de citoyens – ne peut s’exonérer d’une recherche de compréhension de la complexité extrême de ces réalités. Se contenter de dire que c’est souvent pire ailleurs, en Afrique, au Proche Orient, en Amérique Latine, par exemple, ne doit pas occulter le risque de délitement de notre propre société.

En dépit de leur légitimité, beaucoup de rancœurs s’expriment dans les débats actuels comme le féminisme, l’avion, la nouvelle question de l’avortement, les enjeux de l’éducation et de la formation, la politique économique (offre et demande), la politique budgétaire, la politique de sécurité, celle de la justice, la sexualité, la culture, l’esthétique et l’éthique, la laïcité et les religions, le « vivre ensemble ». Ceci ne montre-t-il pas :

  • D’abord un enfermement de chaque groupe de pensée dans son idéologie jusqu’à l’excès ? Cette exacerbation qui le dépasse lui-même et qui a pour fonction de supprimer le doute : par exemple des féministes qui vont jusqu’à haïr les hommes, des anti-avion qui vont jusqu’à abolir le besoin de mobilité et de découverte du monde.
  • La perte du sens commun ? On s’éloigne totalement des réalités et on ne prend plus en considération les liens entre les choses jusqu’à se bloquer dans des contradictions impossibles. La suppression du ‘Tour de France’ ou des arbres de Noël pour les uns, l’interdiction du jour au lendemain de toute voiture dans les villes, illustrent des tentations autoritaires et dogmatiques par conséquent irréalistes.
  • La peur de la maladie et de la mort ? Des sentiments profondément humains mais qui dominent au risque de perdre la joie de vivre et le sens du collectif, de sa survie dans la durée. La gestion de la pandémie du Covid montre à quel point cette prégnance subite est exploitée avec les meilleures intentions mais au détriment d’une vision raisonnable et globale des enjeux.
  • L’effondrement de l’esprit scientifique [2] et la disparition du goût tant pour la culture générale que pour une vraie culture technique et scientifique ? Cet état de fait est très inquiétant car il nous réserve un avenir régressif si l’on n’en corrige pas rapidement les causes et les effets. A n’en pas douter c’est d’une révolution de l’éducation dont nous avons besoin.
  • La haine de l’autre ? Elle prend souvent sa source dans la mésestime, voire dans une certaine haine de soi. Guy Gilbert, « le prêtre des loubards » nous a régulièrement exprimé des témoignages poignants d’une violence gratuite qui gangrène notre société. S’en prendre exclusivement aux autres c’est oublier notre propre responsabilité individuelle !
  • L’absence d’un management efficace de l’ensemble des organisations composant la société ?  Je partage cette analyse d’Henry Mintzberg, en exergue de ce texte, selon laquelle le bon management de nos organisations constitutives de la société est le facteur clé de succès.

Face à ce constat l’intuition et le vif désir de mieux vivre en société nous suggèrent l’apaisement. Mais comment apaiser une génération entière dans un océan de cygnes noirs et un marécage d’hydres funestes que nous avons fabriquées au fil du temps ? Et comment le faire dans un perpétuel tsunami de fake news ?

La solution politique semble dangereusement s’éloigner du fait de l’impuissance de la classe politique qui éprouve une réelle difficulté à faire alliance avec les populations pour reconstruire l’État sur de nouvelles bases. Sociologique autant que psychologique cette coupure entre les élus et les citoyens est grosse de tous les risques démocratiques. Pour autant le Politique et la politique sont indéniablement des vecteurs indispensables qu’un personnel politique profondément renouvelé dans ses comportements ou dans son recrutement devrait reconstituer.

La solution culturelle est incontournable mais prendra du temps ; elle reposera sur des hommes et des femmes courageux, entreprenants et lucides qui se lèveront pour transmettre le goût perdu de l’avenir et du vivre ensemble. Très différents les uns des autres et porteurs de valeurs sociales, de spiritualité, ils devront transmuter les histoires de chacun en histoire commune. C’est d’un long et patient travail d’écoute et de transformation qu’il s’agit – et qui existe déjà dans certains lieux – afin d’assimiler et de comprendre le passé pour mieux vivre le présent. La mission n’est ni de déboulonner des statues ni de dénommer des places ou des rues, elle consiste à changer le regard sur notre passé, à trier dans notre héritage ce qu’il faut rejeter, poursuivre ou enrichir.

La solution économique/écologique/technologique est nécessaire mais elle sera toujours ambivalente. D’une part, elle contient des contradictions toujours à surmonter – et cela est inhérent à sa structure évolutive et progressive liée en particulier aux incessantes découvertes scientifiques et aux inventions techniques et numériques -. D’autre part, elle prend place dans un état social instable travaillé par des conflits légitimes en particulier celui fondamental du partage des richesses produites.

C’est pourquoi le Politique est un essentiel pour peu qu’il soit à la hauteur de tels enjeux. Mais seuls des hommes et des femmes d’exception seront capables aujourd’hui – s’ils prennent le pouvoir si possible démocratiquement – de relever dans le temps de tels défis.

Par conséquent que faire ? Nous avons un point de force qui est la constitution de la Cinquième République et deux amodiations en perspective : la réforme du CESE et l’instauration de la proportionnelle sans oublier des avancements nécessaires dans la décentralisation.

L’armature du corps préfectoral serait une force plus convaincante si, d’une part, une fois pour toute l’on donnait une prérogative au Préfet de Région sur les Préfets de département et, d’autre part, si l’on ouvrait le recrutement à l’ensemble de la fonction publique. La question dl’affectation des Préfets en fonction sous l’autorité directe du Premier ministre est posée.

Pourquoi commencer par ces deux volets ? Parce qu’il nous faut un dispositif sérieux pour mettre en route les lois de la République et les décrets du gouvernement. Ceci avec la dextérité qui convient et qui devrait être facilitée avec la future loi 3D (décentralisation, différenciation et déconcentration).

En amont, il est nécessaire de simplifier le travail des ministères et des administrations centrales. D’abord en réduisant le nombre de ministres à 15 certes un chiffre magique mais un nombre correct.

Ensuite en transformant les administrations centrales et les services déconcentrés ainsi que les établissements publics existants en agences publiques au nombre plus ramassé et constituées en entités cohérentes et rendant des comptes sur leurs résultats. Ce que je développe dans mon dernier livre [3].

Ces aspects structurels sont loin d’être l’essentiel de la transformation publique qu’il faudrait mener à bien.

Tout repose sur la gouvernance et le management. C’est là que réside le moteur nucléaire d’où les finalités des décisions publiques seront déclinées en objectifs réalistes et non contradictoires et réalisés par des actions coordonnées et efficaces.

Le Haut-Commissariat au plan y devrait avoir toute sa place en appui d’un gouvernement fort et au fait des enjeux, avec une chaîne de commandement, servie par des flux de communication fiables, aux sources multiples et diversifiées.

Mais tout cela encore serait vain si les hommes et les femmes du service public issus de la méritocratie républicaine n’étaient pas formés à un haut niveau d’exigence, n’étaient pas incités à une ouverture d’esprit servie par de vraies capacités d’initiative et doués de qualités humaines et relationnelles autant que d’une culture du résultat à toute épreuve.

Une nécessité absolue pour construire une nouvelle société avec les Français.

[1] Ce que certaines analyses voudraient relativiser à tort, arguant des dispositifs d’amortissement sociaux, certes réels  mais qui méritent d’être revisités dans leur principe, et qui ne règlent pas tout, particulièrement la grande pauvreté en augmentation.

[2] Relisons Gaston Bachelard : La formation de l’esprit scientifique : « L’esprit veut relier toutes ses connaissances à l’image centrale et première. Il faut que tous les phénomènes soient expliqués par la connaissance majeure. Telle est la loi du moindre effort ».

[3] Urgences et lenteurPolitique, administration, collectivités, un nouveau contrat. Deuxième édition, préfacé par Anne-Marie Idrac.  Fauves Éditions, 2020

Francis Massé

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