Isolationnisme et politique commerciale : l’Amérique de BIDEN peut-elle changer ses fondamentaux vis-à-vis de l’Europe ?

 

 

Après 3 mois particulièrement tumultueux pour la vie politique américaine, l’investiture de Joe Biden en tant que 46ème président des États-Unis le 20 janvier dernier a mis fin à une ère Trump souvent décrite comme un retour à l’unilatéralisme. Très visible du côté des enjeux commerciaux, et notamment dans le bras de fer engagé avec Pékin, cet unilatéralisme s’est également dupliqué dans les relations avec le Vieux Continent. En Europe, cette stratégie s’est matérialisée à la fois par une politique commerciale agressive et par l’application de sanctions économiques résultant de l’exacerbation des tensions entre le gouvernement américain et des pays tiers comme l’illustre le cas iranien.

Entre “last-minute moves” et stratégie économique globale

Si les évènements de janvier ont focalisé l’attention médiatique sur les soubresauts trumpiens, l’administration sortante a pu plus ou moins librement bénéficier depuis novembre d’un temps conséquent pour asseoir une dernière fois son ambition politique. Pour l’Europe, ce fut via le discuté nouveau budget de la défense américaine, qui a renforcé les sanctions contre les opérateurs économiques se livrant à la construction du gazoduc euro-russe Nord Stream II. Le large consensus bipartisan qui avait été trouvé au Sénat montre parfaitement la difficulté de limiter cette stratégie politique à la personne de Donald Trump. À la clé, la souveraineté des choix énergétiques des Européens. Le 1er janvier, le Congrès a également renforcé ces sanctions par l’Anti-Money Laundering Act of 2020, offrant la possibilité au Département de Justice d’engager des poursuites contre tout établissement bancaire refusant de coopérer avec les autorités américaines, notamment dans le cadre d’enquêtes sur la violation d’embargos ou de sanctions. Ce dispositif de portée extraterritoriale préoccupe très naturellement les gouvernements et opérateurs économiques européens.

Ces “last-minute moves” bien connus en période postélectorale américaine sont révélateurs d’une stratégie employée par Donald Trump depuis 2016. Si l’Europe a pu en faire les frais à travers le conflit Airbus-Boeing, c’est sans nul doute les tensions autour de l’Iran qui illustrent le mieux la mise en pratique par Donald Trump d’un véritable arsenal juridique de guerre commerciale. La sortie des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien le 8 mai 2018 l’a renforcé, contraignant l’Union européenne à revoir sa stratégie. C’est ce qui a conduit des entreprises européennes, à l’image de Total, à cesser toute activité sur place. Pour la multinationale française l’impact fut double : la suspension de l’importation de pétrole et l’arrêt de son projet gazier phare – South Pars 11 – pour éviter de tomber sous le joug de Washington. Cet épisode fut également révélateur de la difficulté pour les Européens de s’extraire de ce joug et ce malgré des tentatives de contournement des sanctions, incarnées par le dispositif INSTEX qui est resté très largement au stade embryonnaire. Néanmoins, il serait biaisé d’attribuer la paternité de la politique de sanctions à Donald Trump. Déjà sous l’administration Obama des sociétés européennes en avaient fait les frais, ce qui avait participé à rouvrir le débat en Europe sur l’acceptation de ce type de mesures. Comme l’ont prouvé en 2014 la BNP Paribas et Alstom, qui ont accepté respectivement de régler les sommes de 8,9 milliards et de 772,3 millions de dollars à la justice américaine. En réalité, on peut dater la naissance de cette politique aux années 70, impulsée par le Foreign Corrupt Practices Act de 1977. L’objectif à l’époque était de préserver la réputation de l’État américain et de ses multinationales, notamment suite au scandale Lockheed Aircraft, où l’opinion publique américaine avait découvert avec stupéfaction un montage de corruption internationale impliquant cette société et divers gouvernements étrangers. Le poids de cet arsenal a ensuite été accru, la portée de ces lois augmentées : d’abord contre Cuba, puis contre tous les Rogue States afin de faire respecter les embargos. Le rattachement est excessivement aisé à effectuer : la simple utilisation du dollar, ou de serveurs américains peuvent suffire. Les entreprises impliquées ont alors deux options : accepter de payer l’amende ou s’engager dans un procès douloureux qui pourrait impacter leurs positions commerciales aux États-Unis et porter atteinte à leur réputation. Les Européens ont essayé d’en limiter l’impact mais cela est resté globalement infructueux, par manque d’unité politique sur le sujet.

D’une divergence de vue géopolitique à une émancipation européenne

Si les objectifs de ces mécanismes juridiques sont parfois louables, comme la lutte contre la corruption, on peut les questionner lorsqu’il s’agit d’imposer la politique extérieure américaine aux États européens, particulièrement en matière de blocus. C’était d’ailleurs le sens de la tribune de Marie-Pierre Vedrenne dans Le Monde en janvier, où la vice-présidente de la Commission du commerce international du Parlement européen appelait à protéger les intérêts de l’Union européenne, en se dotant d’un système similaire pour renforcer l’autonomie stratégique européenne. Un projet de réforme, révélé par le Financial Times, suggère que la Commission souhaiterait réviser la place de l’Euro dans les échanges, ce qui permettrait aux entreprises européennes de limiter le champ d’application des sanctions.

L’arrivée de la nouvelle administration Biden peut laisser penser qu’un infléchissement de ces velléités économiques et un apaisement des relations avec l’Europe est à venir. D’abord par sa composition, souvent décrite comme europhile et prompt au multilatéralisme. William Burns, désormais directeur de la CIA, invitait en juillet 2020 dans The Atlantic à une réinvention du rôle des États-Unis dans le monde. Joe Biden, dans le cadre de son premier discours sur les affaires étrangères du 5 février a lui-même appelé à bâtir des alliances solides, à se tenir de nouveau aux côtés de ses alliés. Enfin, si l’aile gauche du parti démocrate est le parent pauvre de la Maison-Blanche, une nouvelle génération d’élus dispose d’une pression plus grande que jamais pour imposer ses vues dans un Sénat où chaque voix est désormais décisive. Très critique envers la politique de sanctions qu’ils accusent de paupériser les populations, on peut penser qu’ils joueront leur rôle. Tout laisse entrevoir que du côté Américain, au moins sur le dossier iranien, une modification de la politique extérieure permettra à terme un retour plus libre des investissements européens.

Néanmoins, sans tomber dans les caricatures du tabloïd néerlandais NRC Handelsblad, qui avait – par provocation – qualifié la position de Joe Biden en la matière de “Trump avec des bonnes manières”, il convient de tempérer cet optimisme apparent. Premièrement, même si Donald Trump a été battu, les idées qu’il incarne et sa vision du monde sont non négligemment persistantes aux États-Unis et ont convaincu 74 millions d’électeurs en novembre dernier. Il sera difficile de tourner cette page, si bien que l’administration Biden poursuit sa stratégie de pression envers la Chine, comme lors du premier appel entre Antony Blinken et son homologue chinois, non sans pousser les Européens à les suivre. Toutefois, ces derniers ne semblent pas s’y résoudre.

Déjà fin 2020, l’UE concluait avec la Chine un accord global sur les investissements, refusant de se conformer aux exigences de Washington. Par la suite, les propos d’Angela Merkel avant l’investiture puis au forum économique de Davos ont marqué le ton, réaffirmant sa satisfaction envers l’accord avec la Chine, et indiquant explicitement refuser la construction de blocs, où l’Europe serait contrainte de se positionner. Enfin, il est utile de rappeler que les sanctions économiques sur les produits européens n’ont pas été levées par les États-Unis depuis le 20 janvier et que Nord Stream II continue d’être un sujet de tension, en particulier avec la chancelière, et de surcroit dans le contexte de la condamnation de l’opposant russe Alexeï Navalny.

On ne peut que souhaiter à l’Union européenne qu’elle construise une position de crête, ne se laissant pas enfermer dans une bipolarisation sino-américaine qui lui couterait cher économiquement, et en maintenant avec les États-Unis une relation privilégiée qui trouve son sens. Le risque alors pour Washington serait de se retrouver dans une situation : “Ally versus Ally”, comme titrait un jeune auteur de 20 ans, Anthony Blinken, désormais à la tête de la diplomatie américaine.

Alexis DUMAS

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