DES ÉTATS-UNIS D’AFRIQUE ?

Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Ahmed Sékou Touré, W.E.B Du Bois,  ils ont tous fait le rêve des « États-Unis d’Afrique ». Plus d’une décennie après, le rwandais Paul Kagamé, président de l’Union africaine, lance la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) faisant renaître ce vieux rêve d’une Afrique forte, solidaire et prospère. La ZLECA est un projet colossal, un mastodonte qui devrait rejaillir sur les économies et les sociétés de tout le continent. Il s’agira du plus grand marché commun au niveau mondial avec 1,2 milliard de personnes représentant un PIB cumulé de 2500 milliards de dollars.

Dans un monde où l’approche régionale est en train de l’emporter, il faut que l’Afrique prenne pleinement conscience du risque d’être marginalisée et d’entretenir des rapports déséquilibrés avec le reste du monde, elle ne représente qu’environ 5% des échanges internationaux. La ZLECA pourrait être le véritable point de départ d’une dynamique continentale.

Néanmoins, de nombreuses interrogations persistent. Il est important de souligner que la constitution d’un tel marché, si louable soit-il dans sa finalité, nécessitera des ajustements au niveau d’un certain nombre d’états, ce qui imposera pour certains de profondes transformations afin de rendre ces coopérations renforcées optimales. Ces évolutions devront être portées par une forte adhésion de tous et une approche pragmatique tout en finesse. En effet, l’Afrique est un maillage complexe d’intérêts divergents, de gouvernances différentes, de performances économiques et commerciales inégales qui pourrait rendre extrêmement complexe voire impossible la constitution et la réussite de la ZLECA. Plusieurs questions devront être préalablement résolues.

Les économies africaines sont-elles suffisamment diversifiées pour pouvoir créer une communauté d’échange de valeur ?  

Qu’est-il permis d’attendre du libre-échange entre des pays qui sont pour la plupart des exportateurs de produits primaires ? La question est légitime lorsque l’on regarde les économies africaines elles sont très peu intégrées et complémentaires ce qui explique le faible niveau du commerce interafricain qui se situe aux alentours de 12% quand en Asie il atteint 61% et 67% en Europe. La diversification est la clé de l’intégration. Constatons en effet que les pays qui commercent le plus au sein de l’Afrique sont ceux qui ont une économie plus diversifiée et industrialisée à l’image de l’Afrique du Sud[1].

On peut donc craindre que la ZLECA creuse les inégalités entre les pays. Des pays comme l’Afrique du Sud ou encore le Maroc, l’Égypte et le Kenya ont une avance financière conséquente qui les protège. Mettre sur un même marché le Maroc, dont 75% des exportations sont composées de plus de 80 lignes de produits et le Tchad ,pour qui le seul pétrole totalise environ 82% du même taux, se révèle être un rapport inégal. Il faut que les pays africains sortent de l’économie de rente dans laquelle beaucoup trop se complaisent encore, investissent dans les industries de transformation et développent ainsi des chaînes de valeur régionales.

La question des intrants peut aussi être une ligne de fracture entre les pays ayant une économie plus diversifiée et les autres. Le risque c’est que l’ouverture du marché africain ne profite pas du tout à l’Afrique mais aux grands pays exportateurs vers le continent et leurs partenaires africains privilégiés comme en atteste la controverse autour des accords de partenariat économiques (APE) et des intrants étrangers. En effet, un grand nombre de produits fabriqués par des pays comme le Maroc ou la Tunisie ont des intrants en provenance d’Europe. Il faudra donc savoir contrer la concurrence de tels accords et préciser le pourcentage d’intrant permis dans le processus de fabrication, la ZLECA ayant pour objectif de favoriser le « made in Africa ».

Le défi des infrastructures

Le continent africain compte moins de 28% de réseau routier bitumé. Les chemins de fer sont pour la plupart obsolètes et il est toujours plus couteux de voyager en avion entre pays du continent que de voyager hors du continent. En effet, la plupart des voies de communication sont restées tournées vers l’exportation hors du continent.

Le développement des infrastructures est un des défis majeurs du projet de la ZLECA et la condition sine qua non du commerce interafricain. Il faut dorénavant accompagner le développement des voies de communication entre pays africains et non plus entre l’Afrique et le reste du monde. Bien que ces projets pourraient profiter aux grands exportateurs étrangers au début, dans la durée ce sont les Africains qui en bénéficieront le plus. Ainsi, le développement du seul corridor Addis Adeba-Nairobi-Mombassa auquel la Banque africaine de développement a consacré plus d’un milliard de dollars a permis au commerce bilatéral entre l’Éthiopie et le Kenya d’augmenter de 400%.

Par ailleurs, on constate encore une crise énergétique flagrante sur l’ensemble du continent malgré le fort potentiel qu’il détient. Cette déficience énergétique entame fortement le processus d’industrialisation et impacte considérablement les populations avec les fractures numériques les plus marquées au niveau mondial. Le développement et la construction d’un grand réseau énergétique efficace apparaissent donc comme des prérequis indispensables. De plus, ces projets pourraient constituer le réel point de départ de mise en commun d’efforts et de capacités pour des accords économiques et commerciaux intra-africains.

La délicate question de l’harmonisation fiscale et tarifaire 

Dans un premier temps, le traité vise à éliminer les droits de douane sur environ 90% des biens échangés. Il va falloir être très prudent et procéder avec finesse car il existe un réel risque de fragiliser les économies nationales africaines, l’essentiel des ressources financières des États provenant des recettes douanières. Cette difficulté peut être un frein important à la mise en place de la ZLECA, beaucoup d’États risquent de retarder l’application des mesures. On remarque déjà cette tendance au sein des Communautés Économiques Régionales (CER) existantes. De même, toutes les barrières non tarifaires sont appelées à disparaitre notamment les réglementations et procédures aux frontières qui sont lourdes et changeantes d’un territoire à l’autre. À titre d’exemple, aujourd’hui il faut au moins 30 jours pour obtenir le dédouanement des marchandises en Afrique de l’Ouest et ce malgré l’existence de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de la Communauté Économique Des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Il est nécessaire de mettre en place des projets structurants à l’image du corridor Nord en Afrique de l’Est où le déploiement d’un système de guichet et douane unique ainsi que d’un suivi électronique du fret régional ont permis de faire passer les temps de transit de Mombasa à Kigali via Malaba de 17 jours à 7 jours en 2017, ce qui représente une économie de 2500 USD par conteneur.

La question de la monnaie est un autre point important, le continent africain compte plus de 36 monnaies distinctes dont certaines ne sont pas convertibles avec les autres monnaies. Ce déficit est aussi un frein considérable à l’intégration économique. Au vu de cet état de fait, la ZLECA risque d’accentuer la dépendance des pays africains vis-à-vis du dollar voire de l’euro, ces monnaies pouvant servir de valeurs privilégiées dans les transactions économiques entre les États. Toutefois, la mise en circulation d’une monnaie unique africaine n’est pas envisagée mais un panier de valeur des différentes monnaies qui limiterait les fluctuations des cours de change entre les pays membres.

De manière générale, c’est tout le secteur bancaire qui doit faire l’objet d’une refonte. Aujourd’hui les banques africaines ne contribuent que très frileusement au financement de l’économie or les chantiers importants dont a besoin l’Afrique, notamment celui de la diversification économique et la mise à niveau des infrastructures, nécessitent des financements importants et sur le long terme là où les banques africaines n’accordent généralement que des crédits à court et moyen terme. De même, les commissions importantes facturées par les banques surtout dans le cadre de transferts étrangers sont un réel frein pour l’activité. 

Des défis liés à la volonté politique

Présentée comme un symbole à la fois de l’unité africaine et d’un continent qui prend son destin en main, la ZLECA semble faire consensus auprès des dirigeants politiques, du secteur privé et des économistes. Néanmoins, les expériences passées ont montré que la volonté politique a beaucoup manqué aux dirigeants du continent plus inspirés par les luttes d’influences régionales que par la mise en œuvre des mesures visant le développement du continent. La signature de l’accord n’est donc pas un gage de garantie. Les pays cherchant à garder un leadership régional ils auront des réticences à ouvrir leur marché à la concurrence. Le cas du Nigéria est un exemple criant. Le pays, qui a recours au protectionnisme dès que le besoin s’en fait sentir, a mis beaucoup de temps pour accepter de signer l’accord. Un mois à peine après avoir dit « oui », il fermait ses frontières terrestres. Fermeture passagère le temps de mettre en place une stratégie commerciale à même de concilier ouverture et développement industriel national ont affirmé les autorités nigérianes. De par son poids économique et démographique et de son emplacement stratégique au cœur de l’Afrique qui en fait un nœud logistique, le marché intérieur africain ne pourra pas réaliser ses ambitions sans ce géant. L’intégration des pays du Maghreb au reste de l’Afrique est un autre grand enjeu politique. Cette région conserve un ancrage fort avec le Moyen-Orient et affiche la volonté de renforcer ses liens avec l’Europe et la Turquie. De plus, l’Union du Maghreb Arabe (UMA) est au point mort paralysée par les tensions entre l’Algérie et le Maroc. Néanmoins, le Maroc se distingue par le virage africain de sa politique. Le pays affiche une réelle volonté d’intégrer les chaines de valeur de l’Afrique subsaharienne où certaines entreprises marocaines commencent à gagner une certaine expérience notamment en Afrique de l’Ouest, partenaire privilégié de la politique Sud-Sud marocaine. Fort de ce constat, le Royaume a fait une demande d’adhésion à la CEDEAO.

Il est primordial que les États africains puissent s’entendre sur des normes communes, fondations d’un cadre institutionnel nécessaire au bon fonctionnement d’un tel projet. Ces normes devront être simples, souples et prendre en considération la grande diversité des pays africains notamment les retards de certains. Cette gouvernance devra accorder une plus grande participation de la société civile à la prise de décision. Pour cela, il faudra créer un cadre réellement propice au débat et à l’expression et préparer les populations à ce nouvel exercice. Les avancées de pays comme le Rwanda, le Ghana ou encore le Kenya en matière de gouvernance sont autant d’exemples à « creuser ».

L’éducation et la formation : enjeux de taille

Aujourd’hui, l’Afrique n’a ni les ressources humaines ni les talents suffisants pour réaliser un tel projet voire même de le commencer sérieusement. Lors de la déclaration d’Alger en 2005, les membres de l’UA se sont engagés à affecter minimum 20% de leur budget à l’éducation et d’en faire un axe politique prioritaire. Plus d’une décennie plus tard rare sont les États qui ont tenu parole. Partout les systèmes éducatifs africains donnent des signes de faiblesses bien que d’impressionnants progrès quantitatifs aient été accomplis[2]. Ces progrès ont notamment été facilités par le développement des écoles privées. Néanmoins, cette éducation reste trop peu qualitative. L’accroissement du nombre d’enfants scolarisés est tellement rapide qu’il y a une pénurie d’enseignants et leur qualité de formation et d’enseignement est en baisse constante[3]. Les écoles privées affaiblissent d’autant plus le système public en attirant ses meilleurs professeurs. De nombreux progrès doivent être aussi fait afin d’étendre l’accès à l’enseignement secondaire[4].

De plus, il existe un réel décalage entre l’offre éducative et les attentes du secteur privé qu’on retrouve aussi dans l’enseignement supérieur. L’arrivée sur le marché du travail constitue une grande désillusion pour bon nombre de jeunes diplômés. En moyenne après sa sortie d’école il faut 3 à 4 ans à un jeune pour trouver un emploi dans la plupart des pays d’Afrique et même près de 7 ans dans le cas du Mozambique ! Beaucoup doivent accepter un emploi sous-qualifié du fait de l’inadéquation des qualifications et des compétences aux besoins des entreprises. Afin de pallier cette situation, de nombreux experts soutiennent qu’il est nécessaire d’accorder une plus grande importance à la formation professionnelle et aux cursus techniques. Aujourd’hui, les établissements publics comme privés privilégient l’enseignement général au détriment de ces formations qui demandent plus d’investissements et sont encore socialement déconsidérés. Ainsi, ce domaine reste inexploité et n’offre que très peu de places comparé aux besoins. Face à ce constat, certains groupes comme Bolloré ou Eranove créent depuis peu leurs propres instituts de formation. Au Maroc, les formations professionnelles dans les secteurs aéronautique et de l’automobile relèvent des entreprises et donnent de bons résultats. En ce sens, l’initiative du gouvernement sénégalais de créer des instituts supérieurs d’enseignement professionnel afin de promouvoir l’adéquation de la formation et de l’emploi dans le pays est à saluer.

Le secteur informel est aussi un grand défi, ce secteur emploie la majorité de la population active. Il faut pouvoir identifier et valoriser les savoir-faire et savoir-être acquis hors de l’école afin de favoriser l’employabilité de ce pan de la population. Il est nécessaire que les pouvoirs publics repensent les orientations scolaires en fonction des exigences du marché, diffusent la culture entrepreneuriale et promeuvent la formation qualifiante. Les gouvernants africains doivent poser les questions cruciales de savoir comment former les jeunes et pour quels emplois ? Comment développer les métiers de l’innovation ? Comment développer des filières d’excellence capables de retenir les talents du continent et d’enrayer la fuite des cerveaux ? L’éducation est un investissement rentable de tout temps et pour tout projet.

La ZLECA peut représenter une réelle opportunité pour l’Afrique à la condition d’opérer préalablement une convergence intelligente des projets essentiels au développement de la ZLECA et du continent de manière globale : accroitre la compétitivité des produits et des producteurs locaux, la mise en place d’infrastructures intercontinentales performantes, la transformation numérique, les politiques économiques, budgétaires et sociales coordonnées, la formation de la jeunesse africaine…Rien ne sert de courir, il faut partir à point !

Denise Dalal HAMDANI, Étudiante – Université Paris-Est Créteil

[1] Selon l’African Trade Report 2019, les échanges de l’Afrique du Sud au sein de l’Afrique s’élevaient en 2018 à 36,5 Md USD, ce qui fait du continent africain son deuxième partenaire après l’Asie.

[2] En 2014, 80% des subsahariens de 6 à 11 ans fréquentaient une école primaire contre 57% en l’an 2000 et les     filles (77%) presque autant que les garçons (82%), selon l’Unesco.

[3] Selon l’Unesco, on dénombre en moyenne 44 élèves par professeur qualifié en Afrique subsaharienne contre 14 dans les pays développés. Au Togo, ce chiffre atteint 62 élèves et même 77 élèves au Cameroun.

[4] Selon les chiffres de l’Agence Française de Développement, en 2015 54 % des enfants en âge d’être intégrés au premier cycle du secondaire, soit 22 millions d’élèves, étaient hors de toute structure éducative en Afrique subsaharienne.

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