De la crise sanitaire à la crise économique, comment relever le défi d’une société solidaire et apaisée ?

 

 

 

La manière dont est posée la question pourrait laisser à penser que la société actuelle n’est pas solidaire et pas apaisée. Les réalités sont sans doute bien plus complexes que cela. Dans mes responsabilités à la présidence des régimes de retraite complémentaires AGIRC ARRCO, je me suis souvent fait cette réflexion sur le sens des biens communs, des systèmes de solidarité créés, au lendemain de la seconde guerre mondiale, au moment du Conseil national de la Résistance. La mobilisation nationale, l’unité nationale, l’engagement d’acteurs pluriels, Etat, organisations syndicales d’employeurs et de salariés, partis politiques, associations, pour mettre en place des systèmes de protection sociale, d’amortisseurs sociaux, participait de cette volonté d’une société solidaire, mais aussi d’une société apaisée, aux lendemains d’un conflit qui avait déchiré les nations. Tout parallèle avec ce qui se passe actuellement serait inévitablement réducteur, mais pour répondre à la question « comment relever le défi… », je pense qu’il n’est pas inutile de faire un détour par ce passé récent, d’un peu plus de 70 ans…
En prenant ces responsabilités en 2012, j’avais le sentiment d’être l’héritier de biens communs, d’une histoire déjà conséquente, mais surtout je faisais le constat de l’efficience, de l’excellence même parfois des dispositifs ainsi créés, puis gérés, réformés parfois au prix de compromis très courageux de la part des partenaires sociaux. Un système de retraites complémentaires, en complément d’une retraite de base, gérée par l’État. Un système qui n’a pas coûté un centime de franc ni ensuite d’euro à l’État, depuis l’origine, ne contribuant donc en rien à l’alourdissement de la dette publique. Un système de gestion en « bon père de famille », un système de négociation, responsabilisant dans l’intérêt des bénéficiaires finaux, les actifs, les retraités, les entreprises. Cela fait beaucoup de monde, fait masse. Quand il est question de faire société solidaire, ce détour n’est pas inutile, il éclaire.

Un système qui repose sur sa capacité d’évolution, pour durer, rester pérenne, efficace. Et pour ce faire sur un élément clé, le compromis dont les assises ou les piliers sont une culture du dialogue entre les parties (appelées non par hasard partenaires), une culture du résultat… final pour le bénéficiaire final. Un compromis n’est pas sale, ce n’est pas une compromission, ni une trahison, mais bien au contraire un résultat positif, après débat contradictoire, dialogue parfois difficile, âpre négociation. Il se solde par l’engagement des signataires pour une durée déterminée jusqu’à prochaine révision ou négociation.
Dans le livre « Jouer collectif, un choix professionnel et syndical » (Editions de l’Atelier), je consacre un chapitre entier à cette gouvernance de biens communs, je vous invite à le lire. En synthèse, je pourrais dire combien le choc des rationalités (économique, gestionnaire, politique, de service à valeur ajoutée pour un bénéficiaire…) est productif, combien ce dialogue, ce débat parfois contradictoire est fécond. Le conflit n’est pas sale, il permet aux logiques ou rationalités différentes de s’exprimer. Mais il ne devient productif que par le compromis entre toutes les parties. Avec le recul du temps mais surtout de cette très riche expérience à l’AGIRC ARRCO, je ne peux m’empêcher de qualifier ce système de singulier et de remarquable. Cette histoire devrait nous éclairer utilement pour les défis à venir.

De toutes les expériences antérieures que je relate dans le même livre (chaque chapitre étant un témoignage d’un vécu, d’un retour d’expérience), j’ai tiré un enseignement fort, capital, tous ces ingrédients, le dialogue, la négociation, le compromis…. sont facteurs d’apaisement, de régulation des tensions, des conflits. La société de demain ne sera pas plus qu’hier un monde angélique sans tension, sans compétition, mais le défi d’une société apaisée ne pourra trouver de réponse pertinente, pérenne, sans dialogue, professionnel, social, sociétal, ni sans acteurs engagés pour le faire vivre, le nourrir et produire des résultats tangibles, efficaces. Peut-être demain ne parlera t’on plus de « corps intermédiaires », (le mot intermédiaire étant centré sur la place, le rôle, et non la finalité et la raison d’être), ni de partenaires sociaux (le mot partenaire étant pourtant signifiant de coopération, de bienveillance, de complicité), mais peu importe, tout simplement d’acteurs pluriels engagés pour une société solidaire, apaisée.

Il faudra bien sûr demain de la place à l’empathie, à la compassion, à la bienveillance, il faudra des changements forts de comportements des citoyens, des consommateurs, des usagers, des patients, pour un développement plus soutenable, plus durable. Il faudra plus de local, plus de proximité, plus de coopération, mais aussi plus de lanceurs d’alerte protégés, de vigies citoyennes. Il faudra plus de responsabilité et de responsabilisation donc plus d’éducation, d’appui à l’émancipation et à la responsabilité. Il faudra plus de démocratie participative, plus d’engagement, bref, il faudra beaucoup plus de « beaucoup de choses, » et rompre avec certains modèles, pour une société solidaire et apaisée.
Mais pour cela il faut que les conditions soient favorables, donc favorisées. Et c’est bien le rôle d’un Etat stratège et impulseur de jeu collectif et de performance collective, sociétale, pour créer les conditions de l’émergence de ces conditions. Il devra rompre avec un passé jacobin, centralisateur, tout-puissant qu’il n’est pas…. Si les citoyens français attendent beaucoup (parfois tout et donc trop de l’Etat, comme nous l’avons vu ces derniers mois), ce n’est pas un hasard, cette singularité française s’explique par une histoire, un passé, encore très récent et d’actualité. Il ne faut pas s’étonner que tant de citoyens s’en remettent en permanence à un Etat providence, protecteur voire surprotecteur et pas ou peu émancipateur.

Mais pour relever un tel défi, cela ne suffira pas. Les entreprises, les acteurs économiques et sociaux auront un rôle déterminant à jouer, mais là aussi à condition de rompre avec certains logiciels qui appartiennent au passé et ne dessinent pas l’avenir, ni immédiat, ni plus lointain. Pour avoir côtoyé de très nombreux dirigeants en France, en Europe et à l’international, au gré de mes responsabilités professionnelles de dirigeant d(‘entreprise et de dirigeant syndical, j’ai pu mesuré à quel point ces logiciels que l’on nomme modèles de management, de gestion, de systèmes d’aide à la décision, à la création de valeurs, étaient biaisés, tout sauf neutres. Ils sont pourtant enseignés dans toutes les grandes écoles du monde entier, véhiculés, relayés, sans discernement, par des évangélistes de tous poils et en particulier les grands cabinets de conseil en stratégie, en développement, en management. Ils sont tout sauf neutres car marqués par des idéologies, des principes fondateurs qu’il nous faut désormais entièrement revisiter, requestionner dans les jours d’après Coronavirus. J’ai relu récemment le Manifeste pour la responsabilité sociale et sociétale des managers, dont j’ai contribué largement à l’écriture en 2005 et à la traduction en 7 langues. Il reste d’une incroyable actualité.

Peu d’acteurs en parlent, le disent, et pourtant, comment penser demain avec les mêmes décideurs que ceux (beaucoup plus qu’elles) d’hier, avec les mêmes logiciels, les mêmes critères de la prise de décision, autant dans le secteur privé que le secteur public désormais. La crise actuelle dans les hôpitaux, dans les urgences, mais aussi les tensions sur les matériels protecteurs comme les masques, viennent nous rappeler nos fragilités et combien les seules politiques budgétaires ne feront jamais l’alpha et l’omega d’une stratégie. Ce n’est là qu’un exemple pour illustrer mes propos. Une refonte en profondeur des contenus de formation dans toutes les écoles de formation initiale et continue de décideurs, de managers, est un point de passage obligé, incontournable, dont on parle trop peu. Faisons preuve de résilience.

C’est dans le jeu collectif et les coopérations à tous les niveaux et non la compétition permanente et exacerbée depuis le plus jeune âge (ce qui n’exclut pas l’excellence et l’efficience) que nous trouverons les clés pour relever ce défi. La France en a les moyens, les leviers, les ressorts, les capacités de rebond, après la crise sanitaire et économique. Elle a un voisin européen, l’Allemagne qui pratique déjà beaucoup plus ce jeu collectif territorial et de filières d’activités, des partenaires européens qui emboîteront le pas, qui joueront ce jeu là. Il n’y a plus une minute à perdre. Le jour d’après commence aujourd’hui.

 

Par Jean-Paul BOUCHET,
Ancien secrétaire général de la CFDT Cadres, membre du bureau national confédéral de la CFDT, vice président du comité syndical mondial des ingénieurs et managers au sein de UNI GLOBAL UNION, Président d’honneur de l’AGIRC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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