Crise de gouvernance et Termes de l’échange

 

La crise sanitaire a été le révélateur de la crise de gouvernance qui affecte beaucoup de pays dans le monde. Les gouvernants n’ont jamais autant parlé que depuis le début de la crise sanitaire. Leur propos est devenu plus fréquent et ils ont souvent utilisé un vocabulaire guerrier. Ils ont dressé des plans de campagne, dessiné des cartes de positions défensives, aménagé des voies de repli, renforcé la logistique, mis leurs moyens humains en ordre de bataille, mobilisé leurs services…..

Les gouvernés ont beaucoup écouté. Ils se sont soumis aux directives. Ils ont exécuté les consignes, observé les recommandations, accepté les sanctions. Ils se sont enfermés, confinés, privés de toute vie sociale et culturelle, contentés d’une vie végétative rythmée par l’information officielle. Les gouvernants affolés observaient, analysaient, décidaient. Les gouvernés apeurés  comprenaient, exécutaient, espéraient.

Aujourd’hui le combat s’achève, lentement, prudemment mais il s’achève.

L’état-major politique s’en félicite mais met en garde contre tout excès d’optimisme et contre toute précipitation. Le retour à la paix, à la sérénité risque d’être lent et difficile. Les sacrifices d’hier doivent se poursuivre aujourd’hui et peut-être demain.

L’effort de communication doit continuer de plus fort. Les gouvernants ont encore à dire et les gouvernés encore à entendre.

Mais parlent-ils la même langue?

La crise sanitaire a bouleversé les relations sociales, les mobilités habituelles, les formes de prestation et de consommation culturelles, l’organisation des activités économiques. Mais pas seulement, elle met sérieusement à l’épreuve les termes de l’échange entre citoyens et responsables politiques.

La pathologie est aussi verbale.

Les gouvernants défiés par “l’inconnu ” dans leurs habitudes de gérer les affaires publiques s’en remettent à la force des mots pour préserver leur crédibilité et leur autorité. Pour enjamber l’impréparation, les incohérences ou le manque d’audace, ils ont besoin de la courte-echelle des mots et les dotent de “sur-sens “. Les citoyens en proie à la souffrance et à la peur attendent des mots qui leur sont adressés du réconfort, de l’apaisement et de l’espoir. Ils entendent des promesses que ne comportent pas les mots. Les termes de l’échange n’ont plus la même signification pour les uns et les autres.

Dans une curieuse démocratie communicative les mots ne subissent pas un simple glissement sémantique, ils subissent une véritable torture métaphorique. Le mot solidarité, par exemple, dont ne peut se passer aucune adresse publique qui se respecte, a dans la bouche du locuteur une signification horizontale que n’entend pas l’auditeur pour qui la solidarité a un sens vertical intrinsèque. Dans l’esprit du citoyen la solidarité est cette main tendue du “premier de cordée ” au “premier de corvée “. C’est l’effort consenti par les plus nantis envers ceux qui le sont moins. Pour les comptables de la Nation la solidarité est la mutualisation des précarités de façon à  mieux répartir la capacité de résistance à toutes les couches sociales.

On a peut-être là une piste d’explication à l’érosion que connaît depuis quelques années  la classe moyenne.

Un autre exemple significatif se trouve dans l’usage du “nous” par l’élite dirigeante.

Le citoyen accorde volontiers à ce “nous” l’humilité que veut exprimer le locuteur et la proximité qu’il veut manifester à  son auditoire. Mais très souvent pour le décideur  c’est  le “nous ” de l’implication de tous et de la dilution de la responsabilité.

La liberté d’expression comporte  pour le citoyen l’esprit critique qui vise à  accroître la part du rationnel et du raisonnable dans la société. Soumise au conventionnel et au discours adoubé elle ne peut être que du psittacisme dans les intentions de ceux qui sont en responsabilités.

La légitimité électorale est la consécration de l’engagement envers les autres pour l’électeur, elle devient souvent un bail emphytéotique pour l’élu.

L’identité un capital moral et de vertus dans l’entendement quotidien, perd sa raison d’être quand certains discours n’en cultivent que les raisons d’avoir été.

Ainsi il n’y a pas plus indiscipliné que le mot qui, toute tare incluse, développe sa propre dynamique. Épousant l’état d’âme de son locuteur il peut prendre une direction comme son opposé. Sa grandiloquence peut cacher son manque de contenu et rend possibles les pirouettes langagières qui éludent les problèmes et les responsabilités.

Alors se “réinventer ” est-ce une  néologie clandestine?

 

Par Mohamed ABBOU,

Conseiller du CEPS

Ancien Ministre de la Culture & Ancien Membre du Conseil Constitutionnel de la République

d’ALGERIE

 

 

 

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