Après une comparaison pertinente entre les potentiels et performances économiques et sociales de la Malaisie et de la Côte d’Ivoire à travers notamment les indices de développement humain, et en homme d’expérience, notre brillant orateur n’est pas tombé, et nous lui en sommes gré, dans le faux dilemme, voire l’approche manichéenne, souvent tendus comme piège aux étudiants, comme c’était le cas avec les miens à l’INSET de Cocody, à savoir : « pas de démocratie (et donc pas de gouvernance) sans développement » versus « pas de développement sans démocratie ».
A notre connaissance, aucun pays africain ne s’est d’abord, une fois indépendant, consacré à se doter d’une boîte à outils contenant tous les mécanismes institutionnels et politiques – dont un socle de libertés publiques – avant même de s’intéresser à son développement, c’est-à-dire produire, transformer, créer revenus et emplois et donc enclencher un processus de croissance et de réduction de la pauvreté.
A contrario, aucun pays africain non plus n’a pu se lancer dans un processus de croissance- développement et générer les bases d’une large transformation sociale sans jeter en même temps les bases d’un système politique avec des principes et mécanismes de bonne gestion des affaires publiques, étant entendu que les performances sont très différentes d’un pays à l’autre.
Notre orateur nous a fait comprendre que gouvernance et développement ne sauraient naïvement relever de l’histoire de la poule et de l’œuf.
Dès lors, gouvernance et développement sont deux batailles à mener de front, chacune étant censée se nourrir des progrès de l’autre :
Il est vrai que les richesses du sol, du sous-sol et plus récemment off-shore comme les compétences, ont permis à beaucoup de pays africains de créer et d’accumuler des ressources, avec bien-sûr l’aide internationale, pour se développer et mettre en place des dispositifs alliant démocratie, gouvernance et gestion publique.
Il est vrai également que d’autres pays africains se sont davantage engagés dans l’édification d’un socle à trois dimensions : un régime politique souvent verrouillé – un dispositif de défense pour protéger le régime et un système de gouvernance politique et économique centré aussi sur la préservation du régime.
Pour autant, l’exposé de Monsieur TRAORE n’a laissé transparaître aucun antagonisme entre gouvernance et développement qui sont en fait les deux faces d’une même pièce de monnaie ou d’un billet de banque, l’une ne pouvant aller sans l’autre dans un processus croisé et auto- entretenu.
La Côte d’Ivoire, par exemple, premier pays d’Afrique sub-saharienne où j’ai eu le bonheur de servir et de vivre une expérience irremplaçable, dans les années 75-80, a été le premier pays francophone du continent à avoir compris le danger de se laisser enfermer dans des schémas idéologiques et qui a mené de front l’exploitation de ses richesses et l’édification d’une nation autour d’idéaux politiques fondés sur une constitution avec des mécanismes de régulation, certes inspirés des pratiques institutionnelles françaises. Bien-sûr, tout cela ne s’est pas fait sans embûches et tâtonnements et les évènements politiques des années 2000 ont montré que la devise « Union – Discipline – Travail » n’était pas toujours le rempart face aux rudes épreuves. La Côte d’Ivoire a pris conscience de la fragilité de ses acquis politiques et économiques et de la nécessité de s’engager dans un processus de compromis, vertueux, clair et partagé. Permettez-moi d’ajouter que si la Côte d’Ivoire n’avait pas eu longtemps à sa tête un grand homme comme Houphouët- Boigny, elle n’aurait pas surmonté tant d’épreuves et ne serait pas ce qu’elle est actuellement. Si la Côte d’Ivoire fait beaucoup mieux que ses voisins, elle le doit aussi à son itinéraire politique et pas seulement aux richesses dont la nature l’a dotée.
Dès lors, la question de la singularité du paysage économique, industriel et financier en Afrique soulève celle, plus large, des inégalités au sein de chaque pays comme des grandes disparités entre pays africains, en dépit de quelques avancées dans l’intégration régionale.
Et le couple gouvernance-développement pose inévitablement la question des obstacles et atouts, différente d’un pays à l’autre, parmi les 54 que compte le continent africain :
Entre pays côtiers avec ouverture sur la mer, forestiers ou sahéliens et donc plus ou moins enclavés au regard de leurs réseaux routiers ;
Entre pays richement dotés ou mono-producteurs et disposant de plus ou moins de sources d’énergie pour se diversifier, sachant que la question de l’effondrement des cours des produits de base, comme l’a dit M. TRAORE est depuis longtemps un handicap majeur ;
Entre pays fortement peuplés ou non avec des défis sanitaires et éducatifs importants ;
Entre pays disposant de larges éventails de compétences – clé de la productivité et de l’innovation – ou en retard et dépendants ;
Entre pays où l’accès aux besoins de base est développé ou au contraire restreint, avec des difficultés que la crise sanitaire mondiale a révélées mais aussi des capacités de résilience inégales;
Entre pays où l’accès des PME aux banques est aisé et ceux où obtenir un prêt est une longue épreuve qui conduit parfois à recourir à des systèmes de microfinance prédateurs ;
Entre pays confrontés aux dégâts de la corruption et du gaspillage et ceux plus soucieux de la bonne gestion des affaires publiques ;
Entre pays confrontés aux dégâts de la corruption et du gaspillage et ceux plus soucieux de la bonne gestion des affaires publiques ;
Entre pays très ouverts sur le reste du monde comme sur le reste de l’Afrique ou plutôt en marge, sachant que la constitution d’un grand marché commun africain est un gage de réussite ;
Entre pays dotés de mécanismes politiques, judiciaires et de gouvernance ouverts et performants et ceux en retard voire en régression, en particulier dans le domaine électoral ;
Enfin, entre pays fortement militarisés, voire encore victimes de leurs tensions ethniques et d’autres plus soucieux des équilibres et de la construction d’une vision apaisée de leur avenir.
On l’aura ainsi compris à travers l’exposé de notre orateur : c’est là que la gouvernance publique comme privée doit jouer son rôle pour minimiser l’impact des faiblesses et maximiser celui des atouts. Exercice peu aisé car aucun pays n’est irrémédiablement condamné à traîner ses obstacles ni assuré de conserver ses atouts. Sans climat de confiance, comme l’a souligné notre délégué général, et sans bonne gouvernance, comment réussir à créer les conditions d’une bonne synergie entre les secteurs industriels et financiers et comment produire, transformer et exporter ?
La mondialisation qui ne fait pas de cadeaux oblige à s’améliorer, à se transformer, à s’adapter pour rester compétitif, sachant que le Nord n’a pas de leçon à donner aux pays du Sud.
S’ajoute, évidemment, l’incursion récente dans l’arène politique, économique et sociale de la gouvernance climatique alors que beaucoup d’idéologues se sont emparés de la question pour en faire un drapeau au détriment du réalisme et des vrais défis énergétiques que le continent africain doit relever.
Fort heureusement, un grand nombre de pays africains, conscients de l’impact des problèmes climatiques commencent à avoir une approche saine de la question.
William Bénichou, Conseiller diplomatique – CEPS
crédit photo : Photo de Jeff Ackley sur Unsplash