1/ Il est essentiel d’examiner la question démocratique en Afrique sous l’angle de la philosophie et de la sociologie politiques.
En effet, la philosophie politique s’attache, dans la perspective de la promotion d’une société de paix, de justice et de l’intérêt général, à étudier les rapports entre la nature du pouvoir politique – qui dépend lui-même de la doctrine adoptée – et les institutions, dispositions légales et mécanismes juridiques et administratifs qui en émanent pour organiser et réguler le fonctionnement de la société.
La question qui se pose, et le débat l’a bien montré, est de savoir s’il faut au départ des constitutions en Afrique pour bâtir une démocratie et des institutions pour la faire vivre. Un paradoxe à trois dimensions s’invite alors dans la réflexion :
- Tout d’abord, à défaut de constitution, il faudra « constituer » et à défaut d’institutions, « instituer », car la philosophie politique vise à promouvoir un ordre social qui garantirait à chacun un droit au bonheur. Il convient par ailleurs de regarder le monde qui tend à devenir un gros continent et dont les frontières, sous l’effet de la vague de la mondialisation et de la technologie, seraient appelées à s’effacer jusqu’à, selon certains, finir dans les musées de l’histoire. Les problèmes de ce monde de plus en plus ouvert sont à la fois identitaires, culturels, sociaux, cultuels et civilisationnels ;
- Le deuxième élément du paradoxe tient au fait que depuis la fin de la seconde guerre mondiale nous avons hérité d’un monde globalement en paix, certes avec ici ou là des soubresauts, et voici qu’à nouveau la guerre est réapparue en Afrique avec l’implication de forces étrangères pour lutter contre l’expansion du terrorisme islamique et plus récemment en Europe en dépit des traités, conventions et accords internationaux ;
- Le troisième élément du paradoxe c’est que tout en étant dans un monde libéral, de libertés et de foi en l’être humain, la plupart des contrats aujourd’hui sont des contrats d’adhésion et les constitutions sont des « prêts à porter ». Faut-il alors des institutions dans un monde ouvert avec des réclusions identitaires, faut-il la démocratie dans un monde de technocratie et d’innovation ? Ce sont là des éléments du contexte et la question est de savoir comment « conduire comme un berger les peuples sur les rivages de l’espérance ».
Quoi qu’il en soit, le modèle démocratique – avec toutes ses variantes – va rester le modèle le plus pertinent mais la démocratie n’est pas un dogme et la société est une société dynamique.
La démocratie est par ailleurs la réponse à l’expression et à la gouvernance des hommes et des femmes. Et l’un des désordres du monde c’est précisément cette tentation du dogmatisme.
La démocratie est également un acquis de culture, un acte d’adhésion de l’humanité dans sa complétude. Ainsi, par exemple, le Bénin, est le pays du Vaudou et refuser d’intégrer celui-ci dans la démocratie serait une perte de sens. On aurait alors un système démocratique à part au lieu d’avoir un système démocratique à part entière. Il n’y a donc pas de différence de nature mais de degré et là est l’expression de l’hétérogénéité avec des Etats sans nation et des nations sans Etat. Et il n’est pas possible de construire une nation ou un Etat dans la négation des réalités culturelles. Dans une société de castes où chacun connaît son rang et sa position, il peut arriver que « votre planton soit un prince » ! Le rapport individuel est donc le véritable rapport et la réalité endogène est peu perçue par le regard extérieur.
La question n’est donc pas de dire que la démocratie est universelle. Ainsi, il convient d’être prudent par rapport à la posture dogmatique et la démocratie est flexible. L’uniformisation du monde serait alors un recul du monde et il appartient à chaque société de trouver les éléments d’adaptation du modèle d’adhésion car le modèle démocratique est fondé sur le rationalisme.
Il n’y a d’ailleurs pas une société africaine mais des sociétés africaines dont la priorité commune est et doit être la satisfaction des besoins essentiels : se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, se déplacer, s’exprimer librement…Et si la démocratie est un frein à la satisfaction de ces besoins, alors le problème ne serait pas politique mais celui de la satisfaction des besoins essentiels. D’où l’importance de consolider les forces sociales en prenant pour exemple le Burkina Faso où le pouvoir traditionnel est le clergé en la personne du cardinal de Ouagadougou ou la République Démocratique du Congo (ex Zaïre) où le clergé a également joué un rôle moteur dans la gestion des conflits.
Se pose alors la question fondamentale du degré d’autonomie dans le processus d’élaboration, par chaque société africaine, du cadre conceptuel de référence qui doit régir l’organisation du pouvoir politique. Car en effet, pendant longtemps et encore dans une certaine mesure jusqu’à présent, les textes constitutionnels africains ont été largement inspirés de ceux en vigueur dans les ex-pays colonisateurs voire plaqués sur des sociétés dont on sait qu’elles sont complètement différentes.
Heureusement, avec l’expérience politique des dirigeants africains et même si l’alternance des pouvoirs peine encore à se concrétiser et à entrer partout dans les mœurs, il y a eu depuis quelques décennies l’émergence d’une élite diversifiée et très compétente en Afrique. Celle-ci est d’ailleurs largement le résultat de la restructuration des systèmes éducatifs locaux et également des coopérations universitaires entre le nord et le sud qui ont contribué à faire émerger des générations entières de cadres et de techniciens africains de haut niveau. Dès lors, le rôle de ces élites africaines dont celles des diasporas est essentiel dans la mise en œuvre de systèmes démocratiques en Afrique et dans la promotion d’un idéal national car leurs expériences professionnelles comme de la vie politique et sociale dans d’autres pays les a rendus aptes à jouer un rôle dans leurs pays d’origine, en tenant compte des réalités culturelles. En outre, ces élites, qui ont bien assimilé les mécanismes démocratiques, leurs exigences et leurs limites, sont en mesure de contribuer à la promotion des valeurs démocratiques et des comportements responsables d’autant plus qu’elles accèdent à des niveaux sociaux et décisionnels importants. Cependant, certains peuples continuent de rêver de dictateurs car le système actuel n’apporte pas partout de réponse aux problèmes qui se posent, compte tenu notamment de la corruption, des graves inégalités sociales et régionales aggravées souvent par les préférences ethniques et tribales.
Dès lors, répondre à la question de savoir quel serait le régime politique le mieux adapté au modèle social et culturel de chaque pays africain serait un exercice hasardeux.
Il appartient à chaque pays africain, de manière indépendante, c’est-à-dire à l’abri des ingérences étrangères et de toute forme de paternalisme politique, de conquérir ou de reconquérir sa liberté de réflexion et, partant, de mobiliser ses compétences humaines afin de définir lui-même le cadre politique et règlementaire dans lequel il souhaite inscrire le fonctionnement de sa société et bâtir son idéal national.
Bien entendu, ceci n’interdit pas que les pays africains qui le souhaitent étudient ce qui est en vigueur ailleurs dans le monde comme sur le continent, en termes de textes constitutionnels et de conventions internationales et régionales pour conduire sa propre réflexion. Ainsi, la question du rôle de certains organismes internationaux comme l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) dont beaucoup de pays africains sont membres peut se poser en termes d’accompagnement dans la promotion de la démocratie. Mais il convient de constater que la Francophonie dite politique n’est plus en mesure depuis un certain nombre d’années d’exercer une influence sur le cours des évènements pas plus d’ailleurs que la Francophonie des affaires du fait notamment de l’érosion rapide des positions commerciales françaises sur le continent. Cela dit, l’Union Africaine comme la CEDEAO ou d’autres organisations régionales africaines ont également du mal à promouvoir partout les standards démocratiques, l’état de droit et les droits de l’homme.
De même et pour paraphraser Raymond Aron qui affirmait que « Le modèle de développement, dérivé de l’expérience occidentale, n’a pas de valeur universelle », la question se pose de savoir si, à la suite du fameux discours de la Baule du président François Mitterrand en 1990 et des conférences nationales qui se sont tenues en Afrique, l’Occident est toujours fondé à subordonner ses aides à des progrès en matière de démocratie. La question est d’autant plus importante que, profitant de la faiblesse opérationnelle d’une telle ingérence politique, d’autres pays comme la Chine, la Russie, la Turquie et les pays arabes du Golfe ne s’embarrassent pas de telles préoccupations démocratiques et profitent des ressources naturelles de l’Afrique sans poser de conditions politiques à leurs aides.
De telles ingérences démocratiques ont d’ailleurs été souvent excessives à force de chercher à transposer nos modèles occidentaux sur des terrains africains dont les caractéristiques sociales et culturelles appellent précisément à faire preuve d’humilité et à comprendre les contraintes et les risques d’un emballement démocratique incontrôlé de nature à bousculer certaines traditions. L’occident, dans son empressement à diffuser ses principes démocratiques, n’a semble-t-il pas fait le choix ni l’effort de s’impliquer dans l’analyse des ressorts profonds des sociétés africaines alors que d’excellents travaux et monographies ont été réalisés dans le passé par des chercheurs africains et occidentaux dont de nombreux français de l’ex-ORSTOM. Certains pays occidentaux ont préféré remettre en quelque sorte une « ordonnance médicale » prescrivant des remèdes à un traitement contre le mal démocratique. Certes, bâtir un système démocratique opérationnel et adapté au contexte est un objectif essentiel mais il y a tellement d’urgences en Afrique que tout est à construire. Il y a cependant, au-delà des certaines ingérences passées, un effort de compréhension de la part de dirigeants africains et occidentaux vis-à-vis de l’aspiration à de nouvelles expériences politiques et également une prise de conscience que la gouvernance de l’état ce n’est pas la gouvernance de la famille ou de l’entreprise.
Il ne saurait donc y avoir d’uniformisation démocratique, de modèle standard ou de « prêt à porter » mais au contraire un minimum de flexibilité eu égard aux fortes disparités sociétales. On comprend alors aisément que les pratiques démocratiques africaines ou « à l’africaine », dans un processus de gestation parfois douloureux, soient un paradoxe pour les occidentaux pour lesquels la démocratie c’est avant tout la liberté et le principe de l’alternance politique, et selon quelle périodicité, ce qui n’a pas empêché certains présidents en Europe et ailleurs dans le monde, d’effectuer plusieurs septennats ou quinquennats successifs, même avec une faible majorité, à la faveur de textes constitutionnels qu’ils se sont donnés par référendums.
A chaque pays africain de déterminer par lui-même où situer son curseur démocratique dans la large panoplie des régimes politiques, de l’Anarchie au socialisme, au libéralisme, au progressisme, voire à la théocratie et jusqu’à l’Utopie politique…étant entendu qu’il doit s’en remettre à son peuple et prendre ses responsabilités internationales dans la mesure où la vie en quasi-autarcie à la nord-coréenne est désormais difficile à imaginer.
Enfin, en complément de ce qui précède, l’approche par la philosophie politique doit naturellement être complétée par le recours à l’outil de la sociologie politique afin d’étudier les mécanismes de fonctionnement du pouvoir politique, les modalités de l’action et des politiques publiques sans oublier la manière dont chaque état africain organise et contrôle ses processus électoraux et comment il gère démocratiquement les mouvements sociaux tels que les grèves et les manifestations par exemple. Il s’agit également de vérifier si les politiques publiques, notamment économiques et sociales, sont mises en œuvre dans le respect des règles démocratiques découlant du cadre constitutionnel, d’une loi fondamentale ou d’un autre cadre légalement adopté afin d’en mesurer l’impact sur le fonctionnement des institutions et sur les individus qui composent la société.
On voit bien là la différence entre la démarche déductive (cherchant à tester et valider des hypothèses de travail) et la démarche inductive (à partir de réalités mesurables) dans le processus qui conduit chaque peuple à se donner un cadre démocratique de référence.
2/ L’intitulé du thème mérite également quelques réflexions sur les rapports qui peuvent exister en Afrique entre traditions, modernité et les principaux indicateurs démocratiques.
Pour de nombreux historiens et analystes politiques africains, l’explication du « mal africain » érigée en paradigme, résiderait dans l’opposition entre tradition et modernité, si l’on se réfère par exemple au discours du Président Sarkozy à Dakar en 2008. Les rapports entre démocratie, histoire, traditions culturelles et pratiques sociales sont réels. Dans de nombreuses situations, comme par exemple le règlement de litiges fonciers interfamiliaux ou pour un héritage, la coutume est davantage la règle que la règlementation dite moderne. Chaque coutume, vécue comme une norme, a son histoire propre. La tradition, liée à l’éducation des enfants, devient une manière de se comporter en société ; « elle n’est donc ni démocratique ni autoritaire ou totalitaire, elle répond à un code social préétabli, façonné par l’histoire ».
La question est donc de savoir comment l’insertion de l’Afrique dans la dynamique politique mondiale qui exige des adaptations aux normes internationales de la démocratie et de l’état de droit peut s’affranchir de certaines coutumes. S’ouvrir au reste du monde a exigé de tous, de l’Afrique comme d’autres pays, d’intégrer des normes nouvelles pour être dans la course.
Le fameux proverbe africain : « Il ne peut y avoir deux crocodiles dans le même marigot » a poussé certains présidents africains à justifier leur maintien au pouvoir tels que Eyadema au Togo, Tombalbaye au Tchad ou Mobutu au Zaïre pour ne citer que ceux-là.
Mais d’un autre côté, l’organisation de conférences nationales en 1990, en s’appuyant sur les traditions de « l’arbre à palabre » et de la réconciliation, a permis de mettre un frein à l’expansion de régimes autoritaires.
Par ailleurs, tradition et démocratie sont diversement perçues en fonction du statut social. Ainsi, entre hommes et femmes, aînés et cadets, hommes libres ou anciens esclaves (tels les Haratines en Mauritanie), la tradition est vécue différemment car ces catégories n’ont pas le même niveau social.
La famille reste le pilier de la culture africaine et c’est autour d’elle que se décident les questions de dot, de mariage, de concubinage, de naissance, de deuil et d’héritage et pas forcément selon les règles inspirées du droit occidental, ce qui n’empêche pas que l’accès à la modernité puisse intégrer certains éléments de la tradition. Pour autant, l’égalité hommes-femmes, encore en gestation dans les sociétés dites modernes, et flambeau des conquêtes démocratiques, ne saurait être imposée telle quelle à l’Afrique comme norme mais doit être l’aboutissement d’un processus culturel et politique autonome. D’où l’importante cruciale de la scolarisation et de l’éducation des filles africaines.
De même, la perception de la modernité et son assimilation sont des réalités tangibles en Afrique : la jeunesse a fait du téléphone portable et de ses innombrables applications un instrument essentiel de sa promotion sociale souvent au détriment de la satisfaction d’autres besoins de base, le portable devenant de plus en plus un moyen de paiement et bientôt un moyen de traduction instantanée entre langues vernaculaires africaines, créant ainsi des espaces d’échanges porteurs de libertés.
La mondialisation, tout en bousculant certaines traditions et en imposant ses normes, a envahi la vie économique et sociale mais a engendré en même temps une insertion plus facile dans la dynamique sociétale. Le très large éventail des réseaux sociaux, de Facebook à Tik-Tok, a envahi la vie quotidienne et est devenu à la fois un formidable moyen de communication au-delà des frontières du continent mais hélas aussi une source préoccupante de cybercriminalité.
Il faut espérer que ces conquêtes technologiques, traduction d’une volonté d’insertion dans la modernité internationale seront effectivement porteuses d’espérances démocratiques.
On ne saurait enfin faire l’économie des principaux indicateurs de la démocratie et de leur mise en rapport avec le poids de certaines traditions africaines. Au-delà de constitutions ou de lois fondamentales librement adoptées par les peuples africains, toute vie démocratique en Afrique doit pouvoir apporter, à l’avenir, et sans forcément récuser le socle culturel des traditions, des réponses à un certain nombre de questions telles que : les droits de l’individu (aller et venir, religion, établissement, propriété, logement, nourriture, soins et éducation, expression) – des processus électoraux libres, transparents et sécurisés pour garantir les possibilités d’alternance politique – une justice suffisamment indépendante par rapport au pouvoir exécutif et une politique carcérale humainement digne – un pluralisme des partis politiques garanti et protégé – un parlement diversifié et actif – une liberté d’association garantissant une dynamique de la société civile – une presse libre – une liberté syndicale garantie – une armée et des forces de l’ordre sous contrôle démocratique – une politique de protection des investissements étrangers – l’adhésion à certains mécanismes, conventions et traités continentaux et internationaux facilitant l’insertion de chaque pays africain dans une dynamique politique vertueuse.
Face à chacun de ces objectifs, il appartient à chaque pays africain ou par groupe de pays à définir une démarche, un rythme et des modalités facilitant son insertion dans la communauté des nations.
Et il ne saurait y avoir d’ingérences, de pressions et de conditionnalités de la part des nations occidentales qui sont pour la plupart mal placées pour donner des leçons, dicter des comportements ou imposer un universalisme à sens unique.
Ce n’est que forte d’un respect mutuel de l’histoire et des traditions de chacun que la marche vers une modernité partagée et assumée sera possible, dans l’intérêt même d’une culture de paix, concept cher à la philosophie prônée par le CEPS.
William Benichou, Conseiller diplomatique – CEPS
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