Vers la fin du règne des rhéteurs et des tacticiens

Vers la fin du règne des rhéteurs et des tacticiens

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

« Il est incroyable de voir comment le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais gagné sa servitude ».

La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.

 

Commençons l’année par un vœu en posant un vrai débat : l’emprise des calculateurs et des gens de pouvoir sur notre organisation sociale est à la fois sans borne et proche de la fin.

Cette formulation nous aide à comprendre que l’idée de supprimer l’existence même de ce phénomène humain serait risible, voire naïve, et même qu’il a encore quelque utilité, mais à condition d’être limité. La société de demain plus complexe, plus systémique ne pouvant s’épanouir dans aucune pensée totalitaire.

La question du triptyque Savoir/Vouloir/Pouvoir est récurrente et essentielle. La nécessité est alors de préserver un certain équilibre entre ces trois fonctions. Le Savoir car un écosystème de connaissances partagées et sans cesse actualisées et soumises à la critique scientifique est indispensable. Sinon pourquoi parler d’une société de la connaissance ? Le Vouloir car tout part d’une intention et d’un projet ; à quoi bon imaginer une meilleure société, un commun, si nous n’avons ni vision ni détermination ?

Enfin le Pouvoir car nous devons réunir des capacités pour agir à bon escient. Sauf que ce Pouvoir d’agir peut aisément se transformer en pouvoir sur les autres au seul profit d’intérêts particuliers, voire se configurer facilement en domination névrotique.

En commençant dès la fin des années 1930, sa “théorie sur la folie des masses”, Hermann Broch, aura ouvert un vaste chantier de réflexion interrompu à sa mort en 1951. « En admettant que l’on arrive à éviter l’épuisement final et que la folie collective qui gronde aujourd’hui puisse être maîtrisée à temps, la démocratie totale a une chance de guider l’édification d’un monde nouveau. La prise de conscience de cet objectif peut justifier, elle seule peut justifier les mille tourments endurés par les soldats contre le fascisme.  Et l’on ne peut pas prévoir un monde nouveau, tant que l’on ne s’est pas prémuni contre le retour de la folie collective »  [1].

Les mécanismes humains par lesquels certains individus ou groupes sociaux s’acharnent à tisser des relations de pouvoir et cherchent à dominer n’est pas nouvelle. C’est un constat ! Toute société veille à en tempérer les excès par les mœurs, l’éducation, le droit ou la force.

Cependant aujourd’hui l’anomie, chère à Durkheim, semble créer un désordre tel que tout paraît possible. Précisons d’abord qu’à notre époque, ce n’est pas seulement l’absence de règles qui constitue cette anomie mais le trop plein normatif. Une véritable entropie, un chaos !

Dans ce maquis des normes aucune boussole n’est efficace. Or la complexité n’est pas le désordre et seul le cerveau humain peut traiter le systémique ! Encore faut-il veiller à ce qu’il y soit préparé et qu’il ne soit pas altéré par des biais cognitifs trop souvent entretenus ou par des dogmes imposés à l’occasion justement de relations de pouvoir. Il suffit de focaliser sur un seul point de vue, un seul paramètre explicatif, une seule solution et le tour est joué. Nous avons observé cela avec le scandale de la nicotine et le lobby du tabac, celui du sucre qui a braqué les projecteurs sur le cholestérol, etc. Cette fabrique du consentement a été théorisée par Edward Bernays, le concepteur des relations publiques [2].

Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir comment rééquilibrer les relations de pouvoir par des relations de dialogue.

Nous nous pensons un pays politique parce que nous nous rudoyons et pourtant nos polémiques ne sont pas des controverses : il ne saurait avoir de vrais dialogues entre autant de gens inconséquents et sans esprit de suite. Nous assistons ou participons parfois à des échanges ou, de fait, la succession des prises de parole s’apparente davantage à des juxtapositions de points de vue qu’à une succession de liens de sens. Il nous est souvent arrivé de relire des comptes rendus de telles conversations : cette réalité décevante saute aux yeux. Même dans notre terrible actualité pandémique on cherche en vain des Médias éducateurs animant des controverses scientifiques pour lutter contre l’ultracrépidarianisme cher à Etienne Klein, ce scientifique qui dénonce cette assurance des gens proportionnelle à leur incompétence. Mais à qui la faute si des gens veulent tenter de maitriser leur destin et apaiser leurs angoisses, alors qu’on les abandonne à l’ignorance ?

En France notamment mille précautions doivent être prises pour dialoguer avec des personnes sur un sujet particulier. Il faut savoir renvoyer à l’autre une image rassurante de soi, lui faire comprendre que quoi qu’on dise, on l’aime et on l’admire, que l’on est même prêt à comprendre son point de vue – ce qui ne veut pas dire le partager -. Éviter qu’il ne se sente en aucun cas remis en question. Ou blessé par nos propos. Bref par mille détours créer un climat voire un semblant de confiance jusqu’à faire concevoir ce dialogue comme un jeu qui n’engage à rien.

C’est dire que nous sommes très loin de l’esprit de la parrêssia[3]. Quel aveu ! Cela signifie que nos échanges ne servent aucunement à construire un futur ! A n’établir aucune progression de l’autre, de soi-même ni encore moins l’évolution souhaitable d’une situation ou la résolution d’un problème ?

Que chaque fois c’est la morne plaine de notre Waterloo que nous reconstituons ?

Déshérence ! Vide ! Sentiment d’inutilité totale de l’échange ! Lassitude !

Cette expérience, qui ne l’a vécue ? Dans un contexte professionnel, avec des amis, dans la vie quotidienne ou même avec des étudiants ou des stagiaires en formation professionnelle,

Naturellement nous ne sommes pas nous-même un juge et nous nous plaçons volontiers dans le bocal de la critique ; nous nous sommes placé évidemment dans les situations dont nous avons pu examiner les dysfonctionnements ou dont nous avons subi quelques déconvenues.

On y revient toujours mais il faut souligner combien nous sommes formatés par notre éducation familiale, scolaire puis professionnelle. Nous n’avons que très peu des acquis de base pour dialoguer et encore moins pour pratiquer une co-construction avec l’autre.

D’ailleurs l’altérité nous la fait-on percevoir ? Et comment puis-je accepter l’Autre si on ne m’apprend pas à me connaître moi-même ? Parfois, la machine scolaire nous broie et altère notre potentiel créatif dont malheureusement une mauvaise gouvernance des organisations décuple les effets. Un test de mesure de la créativité a été effectué et démontre cette décroissance de l’élan créateur :

 

Enfants de moins de 5 ans 98%
Enfants de 10 ans 30%
Enfants de 15 ans 12%
Test sur 300 000 adultes 2%

Source Xerfi Canal 2017

 

Ce constat appelle réflexion. Comment améliorer la situation ? Car plus notre créativité sera édulcorée, plus nous serons moutonniers et donc victimes des calculateurs. Mais au-delà de nos modestes personnes, c’est l’intérêt général de la société comme ce sont les intérêts particuliers des entreprises qui sont perdants. Comment parler – répétons-le – d’une économie de la connaissance après un tel état de fait ? Ceci rejoint la question essentielle du management des organisations et nous invite à rejeter urgemment cette tendance dramatique à délaisser l’objectif indispensable : faire de nos entreprises et de nos administrations des organisations apprenantes.

Mais dans quel sens ? Avec quelle signification ?

Alors une autre série de questions se pose. Par exemple, en ce qui concerne la prospective chère au CEPS [4], si le futur ne change pas le passé tel qu’il a été visible aux yeux des anciens contemporains, et qu’il a été interprété par eux qui le vivaient pleinement, ne peut-on pas, nous les contemporains d’aujourd’hui, à notre tour, lui donner un autre sens en fonction de notre propre vision du futur ?

Notre présent n’est-il pas en partie le produit du futur que nous prospectons ? Notre réflexion actuelle sur l’avenir de notre modèle de société n’implique-t-il pas un regard différent sur notre passé ? Ce que nous tentons de faire par exemple en ce qui concerne nos choix écologiques. Cela revient à dire que nous devons naturellement exister sur l’instant présent tout en étant capables de nous projeter vers notre futur pour grandir et nous accomplir. C’est en particulier le cas d’une organisation telle que la société à laquelle nous appartenons. C’est pourquoi à l’instar de ce que dit Bruno Latour [5] et en n’espérant nullement trahir sa pensée, nous devons trouver de nouveaux repères qui ne seront ni dans une vaine course en avant du monde tel qu’il est, ni dans un retour en arrière vers un pseudo âge d’or du passé, ni encore dans la projection d’un univers transhumaniste désincarné ou enfermé dans un métavers irréversible et destructeur de notre humanité.

Pour effectuer cette opération autant mentale qu’intellectuelle, il nous en faut les capacités. Par conséquent il faut nous sortir de notre servitude dont nous parle la Boétie, et éviter de nous laisser abuser par ces gens de pouvoir qui veulent imposer leurs vues.

L’économie, les entreprises et la société de demain ne peuvent reposer que sur la créativité, par conséquent sur la Liberté et la Responsabilité.

Meilleurs vœux 2022 !

 

 

 

 

[1] Hermann Broch Théorie de la folie des masses, Éditions de l’éclat, 2008. Le livre s’ouvre sur cette phrase : « Chacun sait quelle folie s’est aujourd’hui emparée du monde, chacun sait qu’il participe lui-même à cette folie, comme victime active ou passive, chacun sait donc à quel formidable danger il se trouve exposé, mais personne n’est capable de localiser la menace, personne ne sait d’où elle s’apprête à fondre sur lui, personne n’est capable de la regarder vraiment en face ni de s’en préserver efficacement. »

[2] https://www.dailymotion.com/video/x6kqf6i

[3] La parrêsia : être à côté, être avec, l’être qui accompagne l’être. Oser dire la vérité. Cf. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983 Seuil, 2008

[4] Centre d’études prospective et stratégique.

[5] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

Fermer le menu
Share via
Copy link
Powered by Social Snap