Une politique du livre participe d’un projet de société

Une politique du livre participe d’un projet de société

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

 

Un livre est un outil de liberté – Jean Guéhenno

 

Pour faire face au « chaos cognitif », quoi de meilleur que de bons livres ? [1]  De fait notre rapport à la vérité est en crise et nous sommes dans une infobésité menaçante qui contribue à augmenter l’entropie. Quantitativement des milliers de livres ou d’articles sont diffusés chaque année et qualitativement les bons sont noyés dans la masse.

Que faire ?

D’abord admettre que le livre doit demeurer la voie royale pour entrer en relation avec une pensée et son auteur. Une pensée pas une idée ! C’est-à-dire une analyse élaborée, travaillée et fondée sur des faits et une expérience, servie par une écriture la plus claire et la plus accessible possible. Une bonne vulgarisation est idéale mais il ne faut pas occulter le fait que des choses complexes exigent des connaissances, un vocabulaire et des concepts particuliers. On ne jouit pas du spectacle qu’offre la vue depuis un sommet sans l’avoir auparavant gravi avec un effort et de la persévérance. Il y faut une culture de la discipline de soi-même, le courage et la faculté de juger.

Or nous sommes à l’heure du « cerveau disponible » pour les choses faciles ! Une certaine « élite » évacue la possibilité pour une majorité de gens d’avoir une quelconque utilité sociale et par conséquent à quoi bon les cultiver. Donc fabriquons de l’ignorance. Sauf que nos entreprises, notre économie et notre organisation sociale, sans même citer les questions éthiques et morales, sont fondées de plus de plus sur des savoirs complexes et le système productif aura besoin de consommateurs et de travailleurs intelligents. De même qu’Henri Ford avait besoin de payer ses ouvriers avec de bons salaires pour qu’ils puissent acheter des automobiles, l’économie de la connaissance de demain nécessitera des clients exigeants [2]. Ainsi en ira-t-il d’ailleurs en ce qui concerne les citoyens qui sont de moins en moins dupes du « silence politique » : la construction de l’intérêt général dans un monde complexe impose des citoyens et donc une démocratie active [3].

Naturellement on peut envisager le pire mais qui peut croire à :

  • Un revenu universel sans contrepartie d’une contribution individuelle ?
  • A une société qui ne donne aucune chance d’un accomplissement personnel ?
  • A une organisation sociale basée une population plongée dans l’ignorance ?
  • A des entreprises légitimement profitables coupées des valeurs sociales ? [4]
  • A une Europe sans politique de la culture (ni d’ailleurs sans politique de défense ni sans politique de natalité) ?

Et le livre dans tout cela ? Il est central ; il est le pivot de l’écrit et de la parole contre l’image prenant une place abusive et réductrice dans l’explication du monde[5].

Aussi nous faut-il une politique du livre. Pas que du livre numérique loin s’en faut. Du livre imprimé que l’on emporte avec soi, que l’on touche que l’on palpe, sur lequel on prend des notes, on souligne des mots ou des phrases entières, dont on froisse les pages et sur lequel parfois tombe une goutte de vin ou de café…

Parce que le livre doit être beau, aux caractères d’imprimerie bien sélectionnés avec du papier de qualité pour porter une pensée vivante qui fructifie dans l’esprit du lecteur.

Il va sans dire que cette politique du livre est à l’opposé de la société évoquée ci-dessus. La société du livre est une société de liberté et une société de combat.  « Chaque lecture est un acte de résistance », écrivait Daniel Pennac.

L’éducation à la lecture est donc primordiale grâce à un système éducatif profondément transformé, des bibliothèques adaptées pour mettre à la disposition du plus grand nombre les grands livres de l’humanité [6], une politique d’ensemble propice à la lecture dont la question des droits d’auteurs qui doit protéger l’individualité créative qui reste indispensable pour le progrès [7].

Hélas, des entreprises qui rechercheraient des profits de court terme les plus importants possibles dans le commerce de produits ou des services d’intérêt relatif et surtout ne répondant pas aux critères de la RSE auront intérêt à l’ignorance et à un faible niveau culturel de leur clientèle.

Au contraire de la majorité des chefs d’entreprise motivés d’abord par la réalisation de leurs projets et par l’utilité sociale. Pour le dire autrement les entreprises à mission ou citoyennes savent parfaitement qu’elles ont tout à gagner à moyen, long terme à bénéficier d’une clientèle mature et vigilante. Elles seront d’autant plus innovantes et excellentes. Elles pourront également recruter de plus riches talents, mieux investis dans leur travail par une adéquation entre leurs propres valeurs et celles de l’entreprise.

Les entreprises font partie de la société et toute société trouve son équilibre quand elle peut se projeter vers un avenir qui fasse sens. Le livre participe de cet enrichissement culturel et spirituel et développe l’esprit critique. Cet esprit critique n’est pas dans la production de « cerveaux disponibles » qui facilite l’achat de Coca-Cola ; il consolide le discernement du lecteur et l’incite à devenir un consommateur exigeant ou un salarié engagé.

Il est tout à fait insupportable d’observer l’abêtissement quasi organisé qui fait que les Français notamment subissent une très faible acculturation à l’économie, à l’esprit d’entreprise, aux sciences et aux techniques, au numérique, par exemple. Notre système scolaire est déficient et ne prépare pas suffisamment au monde de demain, ce qui serait le cas s’il y avait un encouragement à la lecture accompagnant des cours bénéficiant par ailleurs de profondes innovations pédagogiques.

Le livre est un véritable compagnon de route. Des libraires talentueux trouvent souvent des solutions créatives pour susciter l’intérêt du public. Mais le passage à l’échelle ne peut qu’imposer un changement radical dans l’école qui renforce le goût de l’effort, la curiosité et l’ouverture d’esprit. Les outils numériques ne peuvent qu’aider à cet indispensable mouvement ; mais, découplés de la prise de conscience d’un nécessaire changement de la pédagogie en présentiel et d’une relation différente avec les élèves et les étudiants, ils seront contre-productifs.

Comment promouvoir une société de la connaissance et « laisser faire » une économie vampirisée par la médiocrité ?

Le livre suppose de la lenteur, de pouvoir digérer un mot, le sens d’une phrase, une logique d’ensemble, il permet de relire pour renforcer la compréhension d’un paragraphe dont on ne voit pas le lien sur l’instant avec celui que l’on est en train de lire. Il permet d’analyser calmement et en profondeur et il témoigne enfin plus que tout vecteur hormis l’oral, qu’il n’y a pas de pensée sans mot.

 

 

 

[1][1] Cf. la chronique de Maxime Maury Le chaos cognitif

[2] Stiglitz, La société de la connaissance.

[3] Francis Massé, Le Silence politique, Ouest-Éditions, 2000.

[4] Sylvain Breuzard, La permaentreprise, Eyrolles, 2021

[5] Jacques Ellul, La parole humiliée, La Table ronde, 2020

[6] Lire Violet Moller, Les sept cités du savoir : Comment les plus grands manuscrits de l’antiquité ont voyagé jusqu’à nous (Alexandrie, Bagdad, Cordoue, Tolède, Salerne, Palerme, Venise,) -Éditions Payot, 2021

[7] Roland Reuss, Sortir de l’hypnose numérique, Éditions des ilots de résistance, 2013

[1] Paul Hawken, DRAWDOWN – Comment inverser le cours du réchauffement planétaire. Actes Sud 2018.

[2] CORSIA est un régime mondial de mesures basées sur le marché destiné à compenser la fraction des émissions de C02 des vols internationaux leur niveau de 2020. (OACI). Le CORAC présidé par le Ministre des transports est un organe de concertation État Industrie dédié à la mise en place du programme national de recherche de la filière aéronautique.

[3] Rencontres économiques d’Aix-en-Provence – 2021

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