Politique de la peur

Politique de la peur

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

La peur est silence. Silence absolu. Les tyrans le savent. Joël Vernet [1]

Nous émettons ici une hypothèse selon laquelle le génie français est de plus en plus entravé par un terreau peu propice à son épanouissement. Cette « politique de la peur » est de fait – et non intentionnellement – la résultante d’un ensemble de politiques publiques ou de mécanismes sociaux qui engendrent des inerties et parfois un désengagement civique des Français. L’aversion au risque qui colle à la peau des Français n’est-elle pas la conséquence de cet environnement défavorable, peu propice aux initiatives et à tout ce qui est mouvement, innovation et progrès ? Peuple trop souvent compulsif, les Français ne méritent-ils pas que l’on façonne autrement leur vie quotidienne (concept et réalité malheureusement oubliés) pour leur permettre de se vivre apaisés et portés par un enthousiasme créateur ? [2]

Ces inerties sont l’épicentre de notre relative stagnation actuelle et l’hypocentre vient de loin.

Jeune énarque, je me souviens d’un échange avec un responsable d’une administration du logement qui m’expliquait de façon très convaincante l’exode rural français et ses conséquences contemporaines. Ainsi il évoquait l’extrême lenteur avec laquelle, contrairement à d’autres pays européens, l’Angleterre notamment, la France s’industrialisa. Du coup, la France a dû rattraper son retard industriel à marche forcée, vidant les campagnes à la hâte et construisant d’arrache-pied des logements souvent petits. Cette marque de fabrique est, si l’on compare la taille moyenne des appartements en région parisienne et celle de nos voisins de l’Europe du Nord, pour ainsi dire demeurée.

En prolongement de ce point nous observons que notre pays ne sait pas encore très bien régler et traduire politiquement cette question du logement. Or il s’agit là d’une première cause d’anxiété et d’insécurité pour nombre de nos compatriotes. Le président Valéry Giscard d’Estaing l’avait d’ailleurs bien compris en envisageant l’augmentation du nombre de propriétaires. Sauf que le relatif abandon de l’aide à la pierre et son remplacement par l’APL, sujet sensible comme nous avons pu le constater encore dernièrement, a rendu plus complexe l’accès à la propriété. Par ailleurs le desserrement bienvenu des contraintes de prêts effectué avec les meilleures intentions asservit à l’endettement les plus audacieux et ne supprime pas l’inquiétude face aux échéances des remboursements, renforcée par l’incertitude de l’emploi et une incompréhension aux risques des banques – la Ville de Paris avec son dispositif de droit de propriété sur 99 ans se positionne, semble-t-il sur une voie non dénuée d’intérêt -.

Un autre sujet d’inquiétude des Français se trouve inévitablement dans la perspective de la retraite. Tantôt sacralisée parce qu’attendue comme un comme un âge d’or, tantôt effrayante parce que signifiant une dernière étape de la vie, la retraite est là encore une source de profond désarroi pour nos compatriotes. En effet tout s’y mêle :  la peur du lendemain, la vieillesse, la maladie, voire la dépendance, puis à terme la mort (qui n’est pas contrairement à la longévité un problème à résoudre mais un destin à affronter). Les plus démunis d’entre nous sont légitimement inquiets de leur fin de vie à une époque où les solidarités intergénérationnelles antérieurement admises se sont affaiblies. En outre cette rupture parfois brutale entre la vie active et une retraite mal préparée génère un ressenti d’inutilité sociale auquel se surajoute la réduction effective du pouvoir d’achat. Naturellement il est possible de citer des documents démontrant à juste titre l’occupation des retraités dans des associations, dans la garde des petits-enfants, la vie familiale, des activités économiques réelles… Mais sans omettre leur relative impression de culpabilité à l’égard des jeunes sans emploi, le sentiment de relégation règne chez beaucoup de retraités.

Robert Redeker a pu remarquablement décrire cette question de la retraite et la façon très particulière dont elle est vécue, à tout le moins ressentie, en France. De fait toutes nos règles sociales ou fiscales, le niveau anormalement bas du revenu primaire, notre regard sur les vieux, convergent pour accentuer la frontière entre la vie active et la retraite, ce moment dédié aux « inactifs », tels qu’on les nomme dans les statistiques publiques.[3] Ces règles, quelles que soient leurs motivations rationnelles, n’obéissent-t-elles pas à des représentations bien ancrées et susceptibles d’être malthusiennes ?

Cette rupture sociale et humaine qui génère que des retraités se sentent oubliés produit de la peur et de l’inquiétude, lesquelles bloquent tout l’enrichissement humain de l’intergénérationnel à l’image de la comparaison entre les pavillons respectifs de l’Allemagne et de la France à l’exposition universelle de Shanghai en 2010 : une exposition d’un habitat expérimental ouvert à l’intergénérationnel dans le pavillon allemand tandis que le pavillon de la France accueillait les visiteurs avec l’Angélus de Millet.

Pourtant il est depuis longtemps démontré que la poursuite d’une activité ne nuit pas à la santé et il serait loisible d’organiser des transitions, une progressivité dans le passage entre emploi et activité du retraité avec la possibilité de cumuler revenus générés par cette activité et pension de retraite, laquelle est, doit-on le rappeler, un salaire différé, fondement de la Sécurité sociale[4]. Il faudra sans doute résolument reprendre le dossier d’un dispositif universel de retraite avec une mise en œuvre étalée dans le temps. Peut-être pourrait-on instiller des mécanismes de cessation progressive du travail qui permettraient d’allonger partiellement la durée de vie au travail ?

On ne dira jamais assez que nous sommes victimes d’une vision fixiste de l’emploi. Depuis le début de la révolution industrielle la productivité horaire du travail a été multipliée par 30. Si l’on part d’une activité annuelle de 1700 heures, cela donne 68 000 heures sur 40 ans, à rapprocher d’une durée de vie moyenne de 700 000 heures ! On rappellera qu’en 1870 les gens travaillaient 55% de leur vie éveillée contre 15% en 2000. C’est peut-être à partir de la façon dont ils ont été amenés à traiter ces dossiers que les syndicats ont, à tort, perdu leur légitimité à vouloir intervenir dans les questions de société. En effet, dans de telles circonstances, ils n’ont fait montre ni d’une vision de long terme, ni d’un véritable sens éthique :  ils se sont enfermés dans un corporatisme, ce qui n’est pas sans arranger parfois les gouvernants qui recherchent des boucs-émissaires.

Les jeunes d’ailleurs s’engouffrent dans cette fausse représentation de la retraite et ce sur fond d’incertitude totale et de leur avenir et de celui de leurs enfants, ceci quand ils choisissent d’en avoir et dès lors même que préalablement ils s’engagent dans la durée avec leur conjoint.

La société de demain ne doit pas être une société minorant ni le travail ni les activités créatrices. Certes la nature du travail va profondément évoluer mais le progrès devra se poursuivre et les femmes et hommes y trouver leur rôle pour autant qu’on le décide.

La crise du travail est autrement complexe : non seulement elle ajoute à la peur mais elle ne permet pas aux personnes de véritablement s’accomplir, et ce sans même évoquer le sujet douloureux des travailleurs pauvres ou précaires et des sans-emplois. Il faut sans doute affirmer ici que le travail de tous doit être encouragé car une société plus juste, plus riche et prospère ne pourra se construire sans l’apport évidemment valorisé équitablement des ressources et talents de chacun. C’est de qualité du travail qu’il faut parler plus que de la qualité de la vie au travail !

La question de la santé est une troisième cause d’inquiétude et la situation pandémique actuelle ne fait que rajouter à une déstabilisation psychologique et sociale lourde. Les restrictions budgétaires depuis des décennies ont à cet égard affaibli les professions de santé, leur gouvernance et leurs moyens, ce que la crise met enfin mais tragiquement en évidence.

Où voulons-nous en venir ? Vers la simple proclamation que nous devons résolument rompre avec cette « politique de la peur » par un projet de société qui protège, incite et accompagne la manifestation du génie français. Cela commence par une révolution dans l’éducation et la formation et cela doit se poursuivre par la refondation de sécurités qui soient réellement égalitaires, non fondées sur un esprit d’assistanat mais d’aide et d’assistance, sur une politique privilégiant incitation encouragement, voire sur une politique de reconnaissance à l’échelle de la nation.

De la sorte nos paysans s’engageront le cœur vaillant dans une agriculture raisonnée qui profitera à une chaîne alimentaire rentable et propice à la santé. De même nos personnels de santé, plus nombreux qu’ils ne sont aujourd’hui, s’ouvriront à plusieurs types de médecine notamment à la prévention et aux questions environnementales parce qu’ils seront formés autrement ; de même nos chefs d’entreprise adopteront  résolument les principes d’une entreprise à mission, seront plus sensibles à la qualité du travail de leurs salariés et à la protection de l’environnement, ceci dans la ferme volonté d’appliquer une loi PACTE qui élargit le champ des possibles, revisitant le rapport Sudreau qui incite notamment à une meilleure participation des salariés et à un dialogue social profondément modernisé [5]. De même enfin nos chercheurs, sans pour autant tourner le dos à la mobilité, éprouveront pleinement qu’ils sont conviés à travailler en France.

Bref toutes les professions se sentiront ainsi les unes vis à vis des autres mieux considérées, chacune apportant sa pierre à l’édifice parce que leurs membres n’auront plus l’impression d’être abandonnés par la société toute entière.

Or nous ne cessons d’idolâtrer l’énergie compétitive et les rapports de force au détriment des forces de coopération et de solidarité alors que celles-ci sont capables des plus brillantes performances. Au Danemark par exemple, les cours d’empathie, la capacité à ressentir les émotions d’une autre personne, sont obligatoires dans les écoles depuis 1993. On considère que cet enseignement de l’empathie augmente les chances de l’enfant de devenir un adulte heureux et épanoui. Le manque d’empathie des jeunes est trop souvent provoqué par un narcissisme qui ne cesse d’augmenter et auquel on prête la cause de leurs déprimes. Jean-Marie Pelt souligne à quel point la vie se serait développée comme une sorte de jeu de construction agençant de petites entités, réalisant par symbiose des entités nouvelles. Et ce n’est qu’ensuite seulement qu’intervient la sélection naturelle, autre mécanisme fondamental qui va trier et conserver les symbioses performantes. Bref la vie crée par symbiose et trie par sélection [6].

Dès lors s’imposera une politique civilisationnelle qui s’appuiera concrètement sur un projet de société et évacuera cette sorte de vide stratégique dans lequel nous nous sommes tous piégés. A l’opposé des stagnations dangereuses qui laissent pénétrer un cortège d’ignorance, d’intolérance, de violences, voire de menaces sur la démocratie, choisissons une politique de mouvement créatif et de progrès vécu comme mobilisateur opérant comme composante naturelle de la dynamique de la vie en société.

Les règles ne doivent plus réduire le champ des possibles mais, en supprimant toute forme de désordre, contribuer à établir un équilibre entre incertitude et un ordre régulé des compossibles.

 

 

[1] La peur et son éclat, Cadex Editions,1995.

[2] La vie quotidienne dans le monde moderne, Henri Lefebvre, Idées Gallimard, 1972 ; Ervin Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Éditions de Minuit, 1973

[3]https://www.lemonde.fr/retrospective/article/2010/10/20/la-retraite-agonie-d-un-mythe-francais_1428758_1453557.html

[4] L’INSEE considère la rémunération des salariés comme « l’ensemble des rémunérations en espèces et en nature que les employeurs versent à leurs salariés en paiement du travail accompli par ces derniers : salaires et traitements bruts en espèces et en nature, cotisations sociales effectives et imputées à la charge des employeurs ».

[5] La réforme de l’entreprise, Rapport Sudreau, 1975

[6] Jean-Marie Pelt, La Raison du plus fort, Fayard 2009.

 

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