« L’illusion politique » est-elle encore de mise ?

« L’illusion politique » est-elle encore de mise ?

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

« Or la psychologie des individus correspond à celle des nations. Ce que font les nations, chaque individu le fait aussi et, tant que l’individu fait une chose, la nation le fait de même. Seul le changement de disposition des individus devient l’origine du changement psychologique de la nation. Les grands problèmes de l’humanité ne furent jamais résolus par des lois générales, mais toujours au contraire, à la suite de dispositions nouvelles chez l’individu. Si jamais il fut un temps où la possession de soi-même soit absolument nécessaire, c’est bien notre catastrophique époque présente. Mais quiconque se cherche soi-même, se heurte aux barrières de l’Inconscient, car c’est l’Inconscient qui justement recèle tout ce qu’il importerait avant tout de connaître ».

Carl Jung [1]

 

A l’issue du cycle compliqué des élections présidentielles et législatives (nous n’aurons pas d’autres élections avant les européennes en 2024) il est possible de s’interroger sur la situation politique, psychologique et morale de notre pays.

J’emprunte ici à Jacques Ellul l’expression « illusion politique » le titre de l’un de ses ouvrages clés sur le Politique. [2] Nous sommes en effet dans cet univers des représentations (fausses) où le déni des réalités et l’absence de lucidité sur les solutions condamnent tout dirigeant à l’impasse politique et en quelque sorte au vide stratégique. Sans vision, pas de projet politique ni stratégie.

La question de la vision rejoint celle du sens et du sentiment d’appartenance. Expliquons-nous.

Trois acceptions peuvent être attribuées au mot « sens » :  la direction (où aller ?) la signification (pourquoi ?) et l’appropriation (en quoi sommes-nous concernés ?). Quant au sentiment d’appartenance il est fondamental pour se sentir confortable et inclus dans la société ou dans son organisation comme citoyen ou membre d’une communauté de travail.

Or nous assistons à une triple crise démocratique :

Une crise du débat scientifique

Toute société a besoin pour évoluer d’ouverture intellectuelle et d’un esprit de curiosité et de recherche. Les individus qui sont les acteurs-clés doivent alors être ouverts et libres et être formés à l’esprit critique. Le fondement de toute civilisation est dans la circulation des informations et des idées au service des inventions et des découvertes. Or ces dernières années nous avons le sentiment d’une restriction de la pensée et de la controverse et du retour des dogmes et de l’aveuglement. Même si des contradicteurs se trompent ils font progresser le débat. C’est de moins en moins possible et l’irrespect règne avec le scientisme comme paravent. Certes les moyens de communication se multiplient, les data sont dans le cloud mais encore faut-il les exploiter et avant tout les comprendre.

Par ailleurs il est patent que les ressources informationnelles ne se diffusent pas autant que nous le croyons (volontairement ou pas selon les circonstances) ; or c’est essentiel que ce soit le cas : en effet la captation de données essentielles, leur occultation génère du gaspillage et des inerties.

Enfin il tout aussi nécessaire que les personnes pertinentes soient en capacité de comprendre ces informations, ce qui implique une formation préalable et un écosystème des connaissances bien gouverné. Transparence, démocratie et décentralisation des initiatives, au bon niveau et à des personnes compétentes et bénéficiant de fortes délégations de pouvoir, sont des conditions nécessaires à une bonne gouvernance des entreprises comme de la société.

Une crise institutionnelle

Fondamentalement la crise du système représentatif est à son apogée : notamment parce que les élus ne sont pas toujours en adéquation avec la réalité du tissu social ni des attentes des citoyens auxquels, en ce qui concerne ces derniers, il serait injuste de ne leur imputer (de nous imputer) aucune responsabilité. La fatigue démocratique est aussi de notre fait. Toutefois il va de soi que la coupure entre le peuple et ses représentants s’agrandit. L’exemple de la convention citoyenne les débats autour du RIC (référendum d’initiative populaire) en sont des symptômes flagrants. C’est que, de fait, nous avons du mal à gérer de multiples flux matériels et immatériels et nos organisations sont à la peine pour les absorber.

Les institutions au premier chef sont hésitantes et laborieuses dans les processus de décision et d’exécution. Cela ne signifie pas que le système représentatif perd de son importance – nous pensons le contraire- et il existe en France aujourd’hui une possibilité à la suite des dernières élections où nous pourrions tester le niveau de maturité des acteurs et du système ; car autant les citoyens et les sociétés ont besoin d’institutions autant ces dernières ne peuvent survivre sans des acteurs qui sachent les faire vivre.

Une crise des comportements et des organisations

Dans la cité comme dans les entreprises, dans les familles comme dans toute organisation sociale, l’esprit démocratique perd parfois de sa prégnance, de sa portance. L’entreprise est le lieu emblématique de cette rupture entre l’individu et le collectif. L’enquête annuelle d’Ayming ne montre-t-elle pas que 47 % des salariés souhaitent quitter leur emploi et/ou leur entreprise ? [3]

Cette perte d’engagement qui expliquerait 50% de l’absentéisme est catastrophique pour les personnes comme pour les entreprises. On peut y voir idéologiquement un échec du néolibéralisme mais ce serait trop simple ; c’est en tout cas une totale absence de discernement à ne pas assumer – s’agissant du management – le conflit de logique inhérent à toute organisation entre la stratégie d’une entreprise et son corps social.

La démocratie sociale demeure fragile particulièrement en France où « le culte du chef » ensemencé notamment à l’époque du gouvernement de Vichy est encore prégnant et, quelque part, arrange des traditions syndicales nimbées d’anarcho-syndicalisme. En tout cas tout montre la profonde contradiction entre cette culture d’entreprise patriarcale ou pyramidale et la nécessité de cycles d’innovation favorisés par des formes de management plus ouverts et « organiques ».

Tant que nous n’aurons pas réglé ces sujets d’ordre culturel nous serons sans doute relégués au second rang dans la compétition mondiale.

A quoi se rattache donc cette illusion politique aujourd’hui ?

Sur quel terreau se nourrit-elle ?   Elle est d’abord le fruit de ce qu’Emmanuel Todd nomme les « trois populismes » les politiques étant presque condamnés à débattre sur des représentations plutôt que sur des réalités [4].

Or les solutions que les citoyens attendent et dont notre pays a besoin ne peuvent qu’émerger du réel ! Ce qui signifie que les citoyens acceptent eux-aussi de faire l’effort de partir des réalités car il est trop facile de se défausser sur la classe politique !

Elle est ensuite la conséquence, répétons-le, de structures administratives et de gouvernance inadaptées. Il ne faut pas négliger en effet la nature profondément conflictuelle des situations à condition de se placer dans la réalité sociale.

Elle est également le produit d’une absence d’Europe et en particulier d’Europe sociale. Si l’Europe (et là nous ne partageons pas l’analyse très anti-européenne d’Olivier Todd) pouvait faire sens auprès des populations, c’est certainement en démontrant que l’économie et le social pouvaient avancer ensemble ; un modèle européen aurait fort bien pu être un référentiel international. Aujourd’hui l’imbécile guerre ukrainienne, en sus de sa tragédie humaine, nous fait régresser sur tous les plans et retarde la montée en puissance qui murissait d’un renouveau européen écologique, social, économique, industriel et scientifique.

Nous sommes de fait les jouets de la compétition entre grandes puissances pour le leadership mondial. A cet égard nous subissons une vraie panne d’imagination et c’est aussi une pratique parfaitement exercée par une partie, sans doute minoritaire des milieux d’affaires, qui, discrètement, jouent sur les faiblesses des États, ce, tant dans le contrôle des mouvements de capitaux que dans la manipulation des opinions via des médias trop souvent serviles et cultivant la labilité des esprits et la paresse intellectuelle. Bruno Latour nous en montre les manifestations lorsqu’il parle notamment de certaines forces économiques américaines demeurant attachées aux intérêts pétroliers [5]

A notre avis ces milieux dirigeants à visée de court-terme et égocentrique jouent contre le développement économique à moyen et long terme qui ne peut être lui-même en expansion sans un surcroît de démocratie et de formation. A contrario, Il nous faut développer le potentiel des dispositions de la loi PACTE promulguée le 22 mai 2019 qui a notamment pour objectif de mieux partager la valeur créée par les entreprises avec les salariés. Elle permet aussi aux entreprises de mieux prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie.

Et d’une manière générale il conviendrait d’amplifier tout ce qui concerne la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui n’est autre que le plan d’action des 17 ODD des Nations-Unies [6].

Sinon, à rester inerte la France n’est pas à l’abri de mauvaises surprises car ceux qui vivent avec moins de 1000 euros par mois risquent d’entrer dans des formes de conflits que l’on ne saura sans coût excessif maîtriser car on n’en aura ni analysé les prémisses ni anticipé les premières formes. Et les populismes sauront en jouer pour asseoir leur crédit même faible.

Nous avons des atouts et les gaspillons en les sous-estimant ; nous avons des failles et paraissons les ignorer.

Ce qui nous frappe en résumé c’est trois handicaps majeurs si nous voulons redevenir un pays et un continent instruit, industrieux et puissant :

  • Une profonde panne d’imagination
  • Une aboulie totale
  • Un affaissement moral

C’est attristant et notre constat naturellement sévère est-il faux ? Cette panne d’imagination est lourde de conséquences : elle est partout, dans la vision comme dans la stratégie, nous l’avons dit supra. Elle est définitivement victime de notre illusion.

Face aux difficultés, aux risques aux vrais dangers que posent notre époque il nous faut réinterroger nos finalités, développer une vision élevée autant qu’approfondie de ce que nous voulons. Ce n’est pas la société qui le fera puisque que ce sont les individus qui pensent et agissent. Nous sommes tout à fait capables de lutter contre les routines, les circulaires et les algorithmes rigides pour une résurgence bénéfique. Agissons, rien n’est irréversible si nous sommes lucides et déterminés !

 

 

[1] Préface à la première édition française L’Inconscient – Payot 1928

[2] Jacques Ellul, L’illusion politique, La Table ronde Nouvelle édition en 2018

[3] https://www.ayming.fr/insights/barometres-livres-blancs/barometre-de-labsenteisme-et-de-lengagement/

[4] https://www.youtube.com/watch?v=m1x_HjDJQU8

[5] Bruno Latour Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ; La Découverte 2017

[6] https://www.agenda-2030.fr/17-objectifs-de-developpement-durable/

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