L’écosystème administratif français en grand danger

L’écosystème administratif français en grand danger

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

 

À quelles conditions pourrait-on renouer avec un cercle vertueux d’une organisation publique efficace ? Et si la théorie de Kurt Gödel (1906-1978), logicien et mathématicien qui vers les années 1930 bouscula le Landernau scientifique mondial, nous y aidait ? Que nous dit le théorème de Gödel ?

  • Tout système d’axiomes (dans la théorie des nombres) contient des propositions indécidables (on ne peut savoir si elles sont vraies ou fausses).
  • Tout système d’axiomes est soit incomplet, soit incohérent car il ne peut être complet et cohérent [1].

L’usage des nombres – c’est-à-dire de l’arithmétique – étant partout nécessaire, le théorème de Gödel a ainsi une portée très générale. Elle peut contribuer à comprendre les mécanismes fonctionnels et structurels en action dans le délitement de l’organisation sociale et d’expérimenter une approche inédite

Depuis le début de l’année 2020 la France et les Français auront subi une épreuve douloureuse, celle de la pandémie du Covid 19 qui se poursuit en 2021.Cette maladie et les mesures prises pour la canaliser ont révélé des failles dans l’administration et les organismes publics, démontré les erreurs maintes fois dénoncées, mis en valeur les richesses insoupçonnables de la résilience, souligné le dévouement exceptionnel de beaucoup de personnels de santé ou d’autres secteurs professionnels challengés par la crise économique et sociale, et enfin désigné grâce au retour d’expérience la direction des décisions futures.

Il nous faut donc repérer les mécanismes fonctionnels à l’œuvre qui détruisent ou au contraire construisent l’efficacité publique. En utilisant la théorie de Gödel qui met en évidence qu’un système ne peut être à la fois complet et cohérent je suggère de mettre en évidence partant de cet axiome les processus d’ouverture ou d’enfermement des organisations publiques considérées en tant que systèmes et leurs effets vertueux ou négatifs.

Quels sont ces processus d’ouverture ou d’enfermement ? Si la France a rompu avec la « gestion de l’arsenal » dans sa conception gestionnaire des organismes publics l’esprit de l’arsenal n’a pas pour autant disparu. La gestion de l’arsenal consistait à rendre autonome toute entité économique ou administrative ; en pratique très peu d’externalisation et beaucoup d’autosuffisance et d’autonomie. Autour des cœurs de métiers de l’entité une kyrielle d’activités secondaires avait pour objectif de servir les premiers. Restaurant, transport, énergie, formation, habillements, fabrication d’éléments industriels pièces détachées, espaces verts, nettoyage, etc., se sont développés jusqu’aux années 90 où ont surgi d’autres modes opératoires avec le vent de l’externalisation. Jusqu’à l’excès.

Un certain esprit d’arsenal est cependant demeuré. Pour le mettre en exergue la notion de système et d’écosystème est utile. Pour illustrer ce point il suffit de citer les exemples de l’hôpital public, des cliniques privées et de la médecine de ville, chacun faisant système et constituant ensemble – potentiellement en tout cas – l’écosystème de la santé publique. Nous avons pu observer les lenteurs dans la coopération entre l’hôpital, les cliniques privées et la médecine de ville. On peut également constater que la norme européenne appliquée aux entreprises de réseaux (Transport, Énergie) de la séparation entre régulateur et opérateur, si elle a permis une plus grande concurrence au bénéfice du consommateur (sur le plan du prix du service), a parfois singulièrement altéré les synergies et la qualité du service. C’est que le réductionnisme de la pensée et de l’action est très fort. Les silos et les logiques de l’intégration verticale ont prospéré sur le terreau propice des cultures métiers, des corporatismes et des cultures classiques de l’organisation.

Pour conserver quelque cohérence, l’incomplétude du système – à la seule condition d’une prise de conscience – est telle qu’il lui faut rechercher des coopérations externes en s’incorporant dans un écosystème plus large. A contrario si un système est complet et qu’il peut alors être replié sur lui-même, l’incohérence surgit puisqu’il n’est plus ouvert à son environnement c’est-dire à ses finalités. Cette théorie est démontrée dans le cas des organisations publiques.

Ainsi des organismes publics peuvent-ils être en harmonie interne mais incapables de répondre totalement aux finalités dont c’est la mission. On peut d’ailleurs suggérer que dans ce cas le caractère rigide de sa cohérence interne finira par le détruire de l’intérieur. Tel un organisme asséché, il ne pourra plus vivre. Les flux d’échanges d’informations entre l’intérieur et l’extérieur étant interrompus, aucune innovation n’est possible. L’endogamie est l’antichambre de la disparition.

Car les silos verticaux de nos structures administratives entretiennent une consanguinité culturelle peu favorable au renouvellement des savoirs. La chaîne de l’action publique (actions, objectifs, mission, finalités sociales) est quelque part altérée et la pertinence disparaît. Le confort de la plénitude n’encourage pas le même effort puisque d’anciennes cohérences consolident les acquis sans jamais laisser paraître l’absence d’alignement stratégique. A l’opposé le sentiment d’incomplétude, au contraire, pousse à la curiosité, suscite une démarche heuristique en recherche d’une cohérence nouvelle. Sinon une crise du Politique se manifeste, c’est-dire en fin de compte une crise des finalités. En quelque sorte, privé de sa source démocratique et populaire le système politico-administratif prisonnier de schémas anciens et peu ouvert aux champs de réalité, – toute organisation en fait publique ou privée[2] -, n’incarne plus l’esprit de l’État hégélien porteur et accoucheur/accompagnateur des valeurs de la société. La lucidité s’impose pour le retrouver, une lucidité non réductionniste : l’Administration a un vrai rôle social et vise à̀ incarner ce que Hegel écrivait à propos de l’État : « l’État en tant qu’Esprit d’un peuple est en même temps la loi qui pénètre toutes les relations internes à̀ ce peuple, la coutume éthique et la conscience des individus de ce peuple ». C’est l’intérêt général !

Les crises actuelles sont de véritables transitions de civilisation dans lesquelles nos modèles économiques, sociaux, énergétiques, politiques, sont interpelés. Une nouvelle vision, vite !

 

 

[1] Jean Staune, Notre existence a -t-elle un sens ?  Une enquête scientifique et philosophique. Fayard/Pluriel 2017. Lire aussi Le quark et le jaguar, Murray Gell-Mann, prix Nobel de physique ; Albin Michel, 1995

[2] La loi PACTE, loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises repense la place des entreprises dans la société et ouvre de nouvelles perspectives dans un champ jusqu’ici peu exploré.

 

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