La guerre bouleverse la paradigme européen

La guerre bouleverse la paradigme européen

par Maxime MauryProfesseur affilié à Toulouse Business School – Ancien directeur régional de la Banque de France

« L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » ( Jean Monnet)

 

Nous sommes bouleversés par le retour de la guerre en Europe. Avec son cortège de migrants, de crimes et de désolations. La tragédie est à moins de 2 400 kilomètres de Paris. Elle prend le visage de la barbarie la plus abjecte.

Le risque nucléaire nous tétanise et nous découvrons la faiblesse de la défense de l’Europe et de nos forces armées.

Nous sommes stupéfaits de redécouvrir en Poutine les spectres de l’hitlérisme et du stalinisme. Il est l’héritier des grands totalitarismes du siècle dernier; nous les avions oubliés.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie correspond exactement au modèle de l’anschluss qui en 1938 a conduit à la capitulation de Munich puis à la seconde guerre mondiale. Une petite minorité russophone appelle au secours la Mère-patrie pour qu’elle annexe le pays tout entier. C’est exactement ce qu’Hitler a fait avec l’Autriche puis avec les Sudètes!

Formé au KBG, Poutine a prétendu qu’il s’agissait d’une « dénazification » de l’Ukraine. Si elle n’était ignoble, la manipulation serait habile puisque les armées russes et ukrainiennes sont bien deux sœurs, filles de l’Armée Rouge qui a vaincu les nazis en 1945.

Mais des mensonges aussi éhontés nous ont éclairé sur la Russie : une dictature néo-stalinienne, pauvre, maffieuse, corrompue et sur-armée. Poutine, isolé comme Trump naguère, a construit un monde et une « vérité » parallèles sur lequel le réel n’a plus prise.

Il fallait l’arrêter en Ukraine avant qu’il ne s’en prenne à la Moldavie, à la Géorgie, aux pays baltes et à la Pologne. On ne pouvait l’arrêter qu’avec des armes mais en évitant le conflit frontal.

Heureusement, son armée s’est embourbée et subit des pertes terribles et imprévues. Un accord de cessez-le-feu pourrait théoriquement intervenir.

Mais pour nous, ces événements tragiques dessinent un grand virage de l’Histoire européenne avec au moins quatre bouleversements du paradigme dans lequel nous vivions :

  • la renaissance de l’Union européenne et l’exigence de souveraineté et de résilience ;
  • la recomposition de la vie politique autour du clivage entre nationalistes et Européens ;
  • la nécessité de reconstruire une défense stratégique en Europe dans une course contre la montre vis à vis du risque d’un désengagement américain ; la nécessité de renforcer l’armée française ;
  • le grand retour de l’inflation -que nous avions prévue dans une précédente chronique- et le risque de crise financière qui en découle.

Ces événements dangereux peuvent cependant marquer le début d’une renaissance européenne. Ce qui suppose volonté et lucidité. Le pire comme le meilleur restent possibles.

I) Renaissance de l’Union européenne :

Dans sa brutale folie, Poutine a provoqué le renaissance de l’Union européenne.

Face à l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réussi un sans-faute. En envoyant des armes à l’Ukraine sans intervenir directement, ils ont fixé l’armée russe et la dissuadent d’attaquer ultérieurement d’autres pays. En infligeant à l’agresseur des sanctions économiques sans précédent, ils pénalisent la guerre d’un coût prohibitif (estimé par des chercheurs américains à 20 milliards de dollars par jour).

C’était le meilleur dispositif pour attendre patiemment ce que Clauzewitz appelait « le point culminant de l’offensive », c’est à dire ce moment crucial où l’ennemi qui s’est déséquilibré lui-même doit rechercher la paix. Ce moment est peut-être proche.

C’est en Allemagne que le bouleversement du paradigme antérieur est le plus profond. Négligeant les intérêts à court terme de son pays très dépendant de la Russie, le chancelier Scholz a adhéré au principe des sanctions maximales qui touchent la Russie au portefeuille mais auront inévitablement des effets boomerang. En livrant massivement des armes à l’Ukraine et en faisant voter 100 milliards de budget supplémentaire pour sa défense, l’Allemagne abandonne le pacifisme.

Enfin, en proposant depuis plusieurs mois la création d’un État fédéral européen, concept malheureusement incompris en France, l’Allemagne propose un changement radical du paradigme européen (cf. nos précédentes chroniques). Il faut saisir cette opportunité pour construire enfin l’ Europe-puissance dont nous avons besoin pour projeter la France. Et compléter l’euro qui demeure une construction inachevée.

La perspective d’un nouveau plan européen de 100 milliards, financé par des dettes et une fiscalité commune (dans la ligne du premier plan du 31 juillet 2020), ouvre cette voie fédérale. De même que le transfert éventuel de la dette covid détenue par la BCE au Mécanisme européen de stabilité qui émettrait de la dette européenne en contrepartie. Les achats groupés de gaz iraient également dans le sens d’une approche fédérale.

II) La vie politique française va donc continuer à se recomposer autour du clivage « nationalistes contre Européens »

Poutine comme Trump avant lui déconstruisent le réel et organisent leur propagande autour d’une « vérité parallèle » et fantasmée. Les effets en sont de même nature : l’invasion du Congrès aux États-Unis, celle de l’Ukraine en Russie.

Les fantasmes nationalistes de grande puissance sont à la racine de ces paranoïas : la domination du monde par les États-Unis détrônés par la Chine ; la reconstruction de l’empire soviétique par la Russie. Les deux fantasmes mèneraient à la guerre mondiale si la fermeté absolue ne leur était opposée.

En France, ceux qui refusent les perspectives tracées depuis 20 ans par l’euro ( construction malheureusement inachevée) et par l’intégration européenne, ainsi que par leurs conséquences : les réformes en France, ont cherché le soutien tantôt de Trump tantôt de Poutine. Ou des deux à la fois.

Au delà du vieux clivage gauche-droite, c’est bien l’enjeu européen qui devient désormais le clivage majeur de notre vie politique.

La guerre en Europe devrait donc conduire nos concitoyens à refuser leurs suffrages aux extrêmes qui militent contre les progrès d’une Europe-puissance. Ceux-là, même s’ils s’en défendent aujourd’hui, ont fait allégeance à Poutine qu’ils ont considéré ( comme Trump) en « héros des nationalismes ».

Attention car les 10 et 24 avril ils peuvent remporter à l’arraché l’élection présidentielle !

Encore faut-il que l’Europe politique se hisse à la hauteur de ces nouveaux enjeux. Ainsi par exemple, ne peut-elle concevoir la réussite de la transition énergétique sans envisager indissociablement une forte réduction des inégalités. Celles-ci ont explosé durant la crise sanitaire; les rachats de dettes par la BCE ont gonflé involontairement la bulle d’actifs et les gros patrimoines. Il faut les corriger par une fiscalité européenne de solidarité. Celle-ci se dessine déjà sur les émissions de carbone aux frontières.

On ne devrait plus admettre dans le « monde d’après » des rémunérations de 6,5 millions d’euros comme celles du PDG de Total. C’est indécent !

III) Reconstruire une défense stratégique en Europe :

Deux chiffres sautent aux yeux en matière de défense européenne : face aux 6000 têtes nucléaires de la Russie, l’Europe ne dispose, hors les États-Unis, que des 390 têtes françaises, largement concentrées sur nos sous-marins.

Nous sommes restés aveugles sur le réarmement de la Russie qui s’est dotée d’armes nucléaires modernisées et indétectables. Encore cette puissance impériale dispose-t-elle de boucliers efficaces pour arrêter des missiles adverses moins performants que les siens.

La vérité c’est que sans les États-Unis l’OTAN est nue. Sans l’engagement des États-Unis à nos côtés, la Russie reconstituerait implacablement l’ex empire soviétique. L’invasion de l’Ukraine n’en serait alors que la première étape.

Ce qui pose une autre question : pour combien de temps les États-Unis seront-ils encore à nos côtés ? Comment accompagner leur isolationnisme en nous dotant d’une défense renforcée ?

Ces questions soulèvent quatre sujets à traiter urgemment :

  • la nécessité d’accentuer l’effort de défense des pays de l’OTAN en Europe ;
  • la constitution d’une défense européenne, voire d’une armée européenne non exclusive des armées nationales ;
  • l’exonération du coût de la défense stratégique française des critères financiers du futur Pacte de stabilité européen ( cf IV) aujourd’hui reporté ;
  • le rétablissement en France d’un service militaire obligatoire et le renforcement de notre armée qui n’a plus les stocks de munitions ni les équipements pour faire face à un conflit de haute intensité ( cf le Point du 24 mars « Sait-on encore se défendre ? »).

 

IV ) L’inflation va s’installer durablement en Europe, la BCE doit remplir son mandat pour la contrer :

L’inflation qui ne devait être que « transitoire » va s’installer durablement en Europe au-dessus de 5 %. L’augmentation du prix du pétrole, du gaz et de l’électricité se combinera aux pénuries d’intrants et de matières premières liées aux ruptures dans les chaînes du commerce international. Dans un contexte de pénuries généralisées de main d’œuvre qualifiée, ce nouveau choc pétrolier enclenchera probablement la spirale prix-salaires. Sauf à bloquer les prix.

Que va faire la BCE ?

Sa légitimité repose sur les textes qui la fondent. Votés par les peuples européens, ils lui imposent d’assurer la stabilité de la monnaie. C’est son devoir et les décisions annoncées le 10 mars vont dans ce sens.

Mais le pourra-t-elle vraiment ?

La diminution drastique de ses interventions équivaut sur le premier semestre 2022 à une division par 4 des rachats de dettes ! Puis à une annulation des achats nets à partir de juillet.

Mais notre déficit budgétaire ne diminuera lui que par 2 et encore à horizon de 2027 !

Car la refondation du Pacte européen de stabilité semble pour l’heure reportée au printemps 2023.

Dans ces conditions, les taux d’intérêt de marché (10 ans) ne peuvent que s’envoler par le jeu de l’offre et de la demande !

Et les spreads entre les pays forts de l’Europe du nord et les pays faibles de l’Europe du sud également.

Avec un risque de crash « par l’avant » ou de crash « par l’arrière » :

  • « par l’avant »: l’augmentation des taux d’intérêt mettrait en faillite les entités surendettées ;
  • « par l’arrière »: la BCE biaiserait avec son mandat et recommencerait à gonfler la bulle d’actifs qui finirait par éclater.

Après 20 ans d’une parfaite stabilité monétaire en Europe, ce changement de paradigme provoquerait des risques collatéraux d’explosion sociale.

Tout en ayant en tête ces changements radicaux qui nous font entrer dans un monde incertain et dangereux, il faut maintenant offrir à la Russie une porte de sortie pour arrêter cette guerre absurde.

D’où une diplomatie qui doit s’articuler autour de trois axes de négociation progressifs :

  • le cessez-le-feu contre la levée des sanctions ;
  • l’évacuation de l’Ukraine contre un statut de neutralité pour ce pays et une partition limitée au sud et à l’est ;
  • un Traité général de sécurité en Europe limitant l’extension de l’OTAN contre un recul des armes nucléaires de la Russie vers l’est.

Erreur stratégique d’un homme isolé et déphasé, conséquence de son délire, cette guerre doit cesser et donner naissance à une nouvelle Europe.

Une Europe souveraine et résiliente, championne de la transition énergétique et des faibles inégalités. Une Europe de la civilisation, de l’éthique, de la spiritualité et de la démocratie.

 

 

 

 

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