LA FABRIQUE DE L’IMPUISSANCE

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

Pour que la Révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la présente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l’annonce, que Condorcet la calcule, qu’Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite ; il faut que Danton l’ose. Victor Hugo.

En ces temps incertains il est notoire que notre rapport à la vérité est très atténué. En conséquence il parait très difficile d’agir dans une incertitude croissante. C’est pourquoi nous faisons appel à trois principes, celui de prévention, de précaution et de préparation (1). 

Mais le propos de notre chronique n’est pas là. Son objectif est plutôt de souligner à quel point et pour de multiples raisons nous fabriquons notre propre impuissance à partir de ce que nous pouvons savoir et que nous voulons ignorer. C’est particulièrement vrai en matière de santé environnementale. Sous plusieurs points de vue : 

  • Du point de vue de l’éthique, le fait qu’un certain nombre d’entreprises poursuivent la fabrication, la fourniture et la vente de produits ou de services néfastes à l’environnement ou à la santé publique est proprement insupportable. 

Ces comportements sont non seulement dangereux pour la société, les êtres humains et la nature, mais encore ils contribuent à des réponses irréfléchies et technocratiques. 

  • Du point de vue de l’utilisation de la norme, il faut en effet s’attacher à éviter sa démultiplication et la limiter à des principes clairs que le juge ou l’administrateur peuvent interpréter aisément lorsqu’il est confronté à un cas concret. Cette situation idéale ne peut être approchée qu’à la condition d’une maîtrise parfaite du problème particulier. La complexité scientifique et technique croissante est un fait incontournable qui exige une formation au moins équivalente des décideurs publics ou des méthodes de dialogue entre le décideur public, l’expert et l’entrepreneur, éprouvées et de grande rigueur professionnelle. 

La classe politique et les administrations ne peuvent pas aujourd’hui être organisées en demeurant coupées de l’université ni de la recherche scientifique et technique.

  • Du point de vue des opérations de contrôle et des organismes concernés qui ne peuvent être efficaces sans effectifs ni compétences suffisantes. La DGCCRF est en particulier très sous-armée (2). 
  • Du point de vue de la diffusion des connaissances la pluralité des centres de recherche et des établissements d’évaluation est un préalable absolu. De même la transparence des informations et l’organisation de controverses s’imposent. 
  • Du point de vue de la démocratie y compris locale il y a beaucoup à œuvre en termes de transparence, d’accès aux débats publics et d’organisation même des controverses.  

Il est difficile, mais incontournable d’agir !

Notre société européenne, au sein même d’un monde complexe, traverse une passe difficile. Inutile de citer toutes les épreuves qui depuis quelques années encombrent notre esprit ; contestation sociales, insécurités, crise économique, crise écologique, mutations techniques et numériques, pandémie, guerre. Avec Edgar Morin et d’autres on peut affirmer que c’est un changement de monde, une crise globale, voire une métamorphose.

Comment coucher quelques idées pour organiser un début d’ordre ? Peut-être en soulignant trois points comme une dialectique :  thèse, antithèse et synthèse. 

1- Il nous semble d’abord que l’ingéniosité humaine ne fera pas défaut et que nous résoudrons les difficultés qui trouvent leur origine dans les externalités négatives du modèle économique actuel.

2- Toutefois, l’affrontement des idées est tel et notre démocratie si affaiblie que le combat de la raison n’est jamais pas achevé.

3- C’est par conséquent en se retournant sur les valeurs et sur la vision de notre avenir que l’on parviendra à maîtriser la situation au nom d’un futur humain.

 

Les questions difficiles d’ordre technique seront résolues par la technique 

Le progrès technique est lié à l’ingéniosité humaine. Deux lettres, l’une Beaumarchais et l’autre de Victor Hugo illustrent l’état d’esprit nécessaire à l’innovation.

Marqué par l’échec des montgolfières, Beaumarchais qui se demande si l’on peut diriger des corps sphériques et à qui un penseur éclairé a communiqué l’idée de diriger dans l’atmosphère « des navires sans pesanteur », le 1er fructidor An 6, écrit au ministre de l’Intérieur pour l’inviter à une « sérieuse attention (…) sur l’ascension des corps graves dans le fluide léger de l’air ». « Mais notre nation, ajoute-t-il, qui n’a qu’un moment d’engouement pour les plus belles nouveautés, n’a bientôt fait qu’un jeu d’enfant d’une découverte propre à changer la face usuelle du globe, plus que n’a fait celle de la boussole si l’on se fut occupé sérieusement d’élever cette idée jusqu’à la navigation aérienne ». Beaumarchais vise juste, déjà il pointe un état d’esprit inadapté !

71 ans plus tard, Victor Hugo envoie une lettre au fameux aéronaute Gaston Tissandier pour l’encourager : « la navigation aérienne est consécutive à la navigation océanique ; de l’eau l’homme doit passer à l’air. (…) L’aventure dans le fait, l’hypothèse dans l’idée, voilà les deux grands procédés de découverte. Certes l’avenir est à la navigation aérienne, et le devoir du présent est de travailler à l’avenir.  Ce devoir vous l’accomplirez ! ». Victor Hugo souligne la nécessité d’une méthode !  

Aujourd’hui nous savons que l’aviation décarbonée s’imposera tant les externalités négatives opérant au détriment de la planète sont là. Une kyrielle d’hypothèses sont étudiées :  hydrogène, biocarburants, énergie solaire, captation du carbone, etc.

Sur ce dernier point, par exemple, une équipe de l’université de Cambridge a publié dans la revue Nature une étude sur un photo catalyseur capable de produire à partir du CO2 du carburant propre. De même des chercheurs américains font état d’un nouveau électro catalyseur capable de convertir le même CO2 et l’eau en éthanol. En France, l’université Diderot et le CNRS visent à transformer du C02 en méthane avec une efficacité énergétique très élevée tandis qu’à l’université de Waterloo au Canada c’est du CO2 que l’on vise à transformer en biocarburant. Au Planetary Hydrogène une start up produit de l’hydrogène en capturant du C02 (3).  

Bref l’ingéniosité et la créativité humaines sont là opérant avec certitude que l’écosystème industriel doit cesser les émissions de GES et autres trainées de condensation.  

Ces illustrations prises dans l’aérien se retrouvent partout dans tous les secteurs économiques. L’audace est partout ; les entraves aussi qui doivent être surmontées.

Cependant il est nécessaire de ne pas perdre de vue le sens. Par exemple l’adaptation de l’aviation décarbonée devra s’insérer aussi dans un contexte où l’avion est contesté dans son existence même au regard de certaines valeurs sociales portées par une partie des citoyens. Un avion dénoncé par certains comme vecteur d’hypermobilité, de vitesse, de tourisme de masse destructeur de la nature, d’inégalités sociales ressenties. Il faut dire que la culture économique est si faible que peu de gens perçoivent la contribution de l’aviation d’affaires à la création de richesse. On trouve aussi dans le monde de la santé une autre illustration de cette question du sens avec les débats récurrents portant sur les médecines alternatives, le soin opposé au vaccin ou l’alternative, parfois artificielle, entre prévention et soin.

Et en effet en dépit du progrès technique prometteur ce sont les idées qui commandent.

Les idées mènent le monde 

Aujourd’hui où nous connaissons une nouvelle crise de la raison et une interrogation renouvelée de la formation scientifique, il faut bien admettre que tout s’embrouille et que les esprits s’échauffent. Nombre de théories sont avancées ne diffusant qu’une idéologie de l’effondrisme ou de la collapsologie et ses promoteurs, inondant de papiers tous les domaines d’application du Politique. Tirant partie de réels échecs, d’abus véritables et de destructions criminelles de la nature, des pensées à tonalité systématique se développent ; parfois même, la paranoïa s’empare des esprits. Et ces développements d’idées pour déraisonnables qu’ils soient, sont néanmoins un existant et appartiennent à notre paysage intellectuel.  

Des personnalités telles que Klaus Schwab et Thierry Malleret s’attachent à en démontrer l’inanité tout en proposant une vision globale, voire quelques solutions qui parfois réalimentent à leur tour les craintes et le complotisme (4) . 

Dès lors c’est une approche globale et systémique qui s’impose. Car nous savons depuis longtemps en effet que l’approche linéaire est inadaptée pour comprendre et agir dans un univers de plus en plus complexe et incertain.

Mais deux points cependant méritent que l’on s’y arrête avant d’être définitivement séduit par de telles approche brillantes mais par trop fermées.  

D’abord une approche globale ne dispense pas d’une approche analytique, discipline par discipline, domaine par domaine, nonobstant l’indispensable transdisciplinarité dont nous partageons depuis longtemps l’exigence. Peut-on par exemple au moment du soin isoler une partie de l’organisme humain sans appréhender un temps la complexité du corps humain et les potentialités d’un corps auto guérisseur et inversement ? 

Ensuite nous craignons qu’une telle approche du RESET ne nous enferme dans un monde fini, une fin de l’histoire en quelque sorte où tout serait régulé avec l’aide d’une gouvernance qui remplacerait la gouvernabilité avec ses conflits et une démocratie vivace. Ne devons-nous pas veiller à ne pas construire un macro système fermé et dès lors incapable de laisser des marges de liberté ? Par exemple, la lecture de l’historien et penseur de la Technique, Jacques Ellul ou de l’antipsychiatre, Ronald Laing nous aide à identifier et comprendre les risques auxquels nous sommes confrontés.

Le système technico-économique est un levier de progrès humain, il ne le résume pas.

La question du sens, des finalités de la société que l’on veut habiter, frappe à notre porte.  Cette interrogation ultime souligne l’exigence d’une attitude différente. La réduction des débats de transition ramenés à leur seule dimension technique est loin de suffire. Ainsi Jean Lacroix soulignait-il à propos du livre de Jean Ladrière que « le projet techniciste de notre société, toujours (…) limité, est très insuffisant, dangereux s’il devient le but unique du désir, mais excellent comme médiateur et condition partielle de l’effectuation du désir humain : le marxisme loin de le contester veut l’achever et le parfaire dans une société plus juste et plus humaine » (5).  

Il existe une autre dimension qu’il faut savoir préserver à tout prix sinon l’humanité cédera la place au transhumanisme et à un univers insignifiant.

Créativité et bureaucratie 

Contrairement à ce que ce sous-titre pourrait laisser entendre, il serait trop simple d’opposer une bureaucratie envahissante à une créativité indispensable mais écornée par la première. Les choses comme toujours sont plus complexes. La bureaucratie a sans doute une image ambiguë et généralement négative. Nous allons commencer par la défendre tant ses acteurs sont souvent injustement critiqués. 

Le regretté et trop méconnu Bruno Latour déclarait sa flamme : « l’administration ces fameux bureaucrates, ces fameux tamponneurs, ces fabricants de formulaires, méprisés généralement à la fois par la sociologie et l’économie et souvent par eux-mêmes et qui ont en fait un rôle décisif (…) il faut donc une instrumentation administrative, comptable, camérale extrêmement importante pour gérer ces expérimentations. L’administration retrouve une position humble mais absolument essentielle d’archivage, de suivi, elle est le gardien des traces, la garantie des procédures de l’expérience commune, science et politique. » (6)

En revanche le mauvais côté de la bureaucratie peut apparaître de façon manifeste : c’est une gestion enfermée sur elle-même où les procédures sont leurs propres finalités. Ajoutons-y le désir de dominer où règne la recherche de la moindre contrainte infligée au client et agrémentée d’une ignorance de ce dernier ou même du citoyen et nous avons une parfaite illustration du désordre social implicite et donc d’une violence symbolique. Reconnaissons que nous y sommes et que des failles se multiplient dans notre organisation sociale et que cela représente un véritable danger ! A cet égard nous ne pouvons que constater que les meilleurs administrateurs et politiciens semblent être en nombre décroissant. Ceci pour souligner combien dans toute organisation les qualités des personnes sont essentielles, ne serait-ce que pour repérer des points de force pour agir, réparer et bâtir une société plus désirable. A force d’agir en panique et sans réflexion on finira par tout détruire, l’essentiel. 

De même, du côté de la créativité, il subsiste une tonalité légèrement négative au terme créatif et désignant alors quelqu’un qui ne serait pas réaliste. 

Plus généralement l’esprit inventif est loué. Cependant cette créativité est négligée. La preuve, cette enquête de Xerfi Canal qui fait ressortir avec l’âge une décroissance de la créativité : 98% pour enfants de moins de 5 ans, 30 %, pour les moins de 10 ans, 12 % pour les moins de12 ans 2 % à partir d’un test sur 200 00 adultes.

Mais on ne demande pas suffisamment à la bureaucratie d’être créative parce qu’on l’en croit incapable, manifestation supplémentaire de la déconsidération à l’endroit des bureaucrates et par ailleurs les processus d’innovation peuvent se « bureaucratiser » au détriment de la créativité. 

Nous n’avons jamais concédé – et parfois nous l’avons payé au prix fort – que l’administration puisse ne pas être créative. C’est un fait que gérer et administrer sont des activités professionnelles qui relèvent de l’ordre et de la logique organisatrice, de la classification et du référencement. Mais il est patent que cette action indispensable doit être le support efficient pour conduire des stratégies imaginatives. Hannibal n’eut pas gagné un moment sur les Romains sans son génie militaire mais on imagine l’effort d’ordre et d’organisation qu’il a fallu à ses armées pour le franchissement des Alpes. Un excellent manager doit abriter un génie gestionnaire et un stratège subtil.

Une bonne opportunité pour rappeler qu’en management le simple, qu’il faut rechercher, est loin de se confondre avec le facile, qu’il convient le plus souvent de fuir. La créativité et l’imagination sont fondées sur des socles structurés et organisés qui constituent leur condition de réussite. A l’instar des propos de Beaumarchais et de Victor Hugo, Il faut un nouvel état d’esprit, une nouvelle mentalité et une nouvelle méthode. Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF, ne vient-il pas d’affirmer que les prochaines réformes devront s’appuyer sur une méthode différente ! (7)

En revanche il n’est pas du tout certain qu’en l’absence d’imagination une gestion tienne longtemps la route. (C’est pourquoi d’ailleurs nous avons beaucoup apprécié nos premières activités professionnelles tant elles étaient proches de la connaissance technique et opérationnelle permettant ainsi de créer des politiques publiques imaginatives comme pragmatiques et réalistes). 

Bien évidemment on pourrait rétorquer que l’absence d’organisation laisse le champ libre à l’imagination. Il est certes possible que le vide pousse à faire émerger des idées, mais ne soyons pas dupes : d’une part, nous sommes là à un tout autre niveau de conscience et, d’autre part, une fois les idées ordonnées et parfaitement maîtrisées, il conviendra de les concrétiser et par conséquent d’organiser. 

Ce qui nous intéresse dans ce sujet particulier, c’est son interpellation de la culture entrepreneuriale française : laquelle trop souvent peut connaître une stricte séparation entre un génie certain dans la conception et une déficience dans la sphère de la réalisation. On aime décider à partir parfois d’un diagnostic fragile ou trop rapide et on se désintéresse de la mise en œuvre. A l’inverse on peut se perdre dans les travaux de réalisation en oubliant les buts véritables de l’action en cours. 

Un tel ordre de résultat est fascinant à observer, difficile à décrire et presque impossible à comprendre. Ce phénomène a un aspect individuel et collectif. Au niveau de l’individu, c’est sa culture initiale qui est en cause au niveau collectif, intervient un défaut d’apprentissage de l’intelligence de groupe. Naturellement les deux niveaux se nourrissent l’un l’autre. 

Dans les faits, c’est d’un regard latéral dont nous manquons.  Mais ce regard latéral implique ou impacte de potentiels partenaires et c’est là qu’est le problème. C’est en partant de tels constats que j’ai imaginé un nouveau dispositif de formation professionnelle pour transmuer les écosystèmes (8).

Le problème s’inscrit en effet dans la relation non assumée avec les contributeurs obligatoires dont on refuse d’être un obligé. Nous sommes là en présence d’une situation que nous avions nommée solidarité imposée pour l’opposer à la solidarité choisie (9). En effet dans une communauté humaine, notamment une communauté de travail, le sens est important de même que le sentiment d’appartenance ; c’est dans ce sentiment d’appartenance qui est essentiel que doit éclore la solidarité choisie qui d’ailleurs le constitue. Ainsi un chantier de construction est-il composé d’artisans qui le plus souvent créent progressivement des liens entre eux. D’abord ils détectent des relations professionnelles de coopération, puis peuvent tisser d’autres liens extra-professionnels. Et il a été montré comment des liens de confiance augmentaient l’efficacité. 

Ceci pour, justement, constituer une fabrique de la puissance et de la performance, tout en préservant la sagesse ! 

(1) Le principe de prévention indique en situation de certitude ce qu’il convient de na pas faire » pour éviter l’accident.  Le principe de précaution, lui, concerne une situation d’incertitude dans laquelle il faut agir avec prudence pour ne pas risquer des conséquences dangereuses et parfois irréversibles. Quant au principe de préparation, il part du fait que le risque advienne et qu’il faut s’y préparer en s’organisant pour préserver ce qui est essentiel, ce qui est vital.

(2) Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes au ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. 

(3) Pour chaque kg d’hydrogène produit à partir de 40 kg de C02, là où les modes conventionnels de production d’hydrogène émettent 10 à 20 kg de CO2.

(4) COVID-19 La grande initialisation (RESET) Forum, Publishing 

(5) Jean Lacroix, La crise de la raison, Le Monde 1973 à propos du livre de Jean Ladrière Vie sociale et destinée, Éditions Duculot, 1973.

(6) Séminaire du programme risques collectifs et situations de crise – actes de la séance du 15 novembre 1994. École des Mines de Paris 

(7) https://lesechos.fr/economie-france/social/geoffroy-roux-de-bezieux-les-prochaines-reformes-devront-sappuyer-sur-une-methode-differente-1917894 

(8) Francis Massé, La Logotique, une formation inédite pour décupler la créativité des écosystèmes, L’Harmattan 2023  

(9) Francis Massé, Le silence politique, Ouest- Éditions, 2000

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