Économie de guerre ou esprit de défense ?

Économie de guerre ou esprit de défense ?

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

Le roi, c’est l’esclave de l’histoire. L’histoire, c’est-à-dire la vie inconsciente, générale, grégaire de l’humanité, fait servir à l’accomplissement de ses desseins chaque minute de la vie des rois.
Léon TOLSTOI, Guerre et Paix

 

A notre époque le poids des mots prend une curieuse tournure dans une tendance à systématiser et amplifier en déformant la pensée. Des esprits malins diront qu’il ne faut pas tout mélanger ni faire un mauvais brouet de tous ces ingrédients. Comment leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas de mixer mais de relier ? 

Jacques Attali nous force à réfléchir à raison à l’économie de guerre, il est vrai que notre souveraineté en a pris un coup après la pandémie du COVID 19 : notre capacité de production d’équipements de base était altérée et dans une totale dépendance extérieure [1]. Mais nous nous garderions bien, restant réalistes, de supprimer à tout va les chaines de valeur en risquant de transmuter la souveraineté en isolationnisme et en nous privant des chaines d’approvisionnement !   Il est vrai également que la guerre est à nos portes avec son cortège de violence et de mort et que sa menace d’expansion aux extrêmes n’est pas négligeable [2].

Nous avions ainsi oublié le « Si vis pacem para bellum »[3] en Europe et nous n’avons pas voulu voir les limites du parapluie américain et de l’OTAN. Désormais nous semblons nous précipiter vers d’autres excès. 

Mais attention que ceux qui ont adoré la globalisation n’apparaissent aujourd’hui brûlant désormais la mondialisation qui a contribué fortement à la réduction des inégalités. Tout systématisme est à rejeter.

Les spécialistes savent ce qu’économie de guerre signifie dans une acception classique de la guerre. A-t-elle le même sens dans la nouvelle conception de la guerre moderne, telle notamment que le général Thierry Burkhard chef d’état-major des armées l’a décrite ? Reposant sur un triptyque : compétition/contestation/affrontement il nous faut selon lui « gagner la guerre avant la guerre ». En commentant ces propos   Raphael Chauvancy précise que l’ancien triptyque paix/ crise/guerre est révolu [4]. Nous sommes en effet en compétition permanente et globale où de multiples sphères et dimensions sont superposées. 

La volonté de puissance transforme aujourd’hui la guerre comme moyen d’agir pour détruire les liens entre les individus, agir sur et entre les structures économiques sociales et culturelles, sur les grilles d’analyse, sur nos constructions cognitives et mentales.

Et de nous rappeler que la puissance est une entité stratégique elle-même autonome et constituée précisément de structures mentales et cognitives ; la puissance est une relation multiforme.

Il tire de son analyse la trilogie suivante : Nécessité (matérielles, économiques, populations) ; Volonté (liberté d’action) ; Légitimité (morale éthique donne du sens). Tout en citant à juste titre la nouvelle doctrine britannique de la guerre.[5]

Ceci nous remet en mémoire la compréhension qu’avait Émile Durkheim du système social [6]

 

L’approche globale que la situation implique et qui est suggérée par le chef d’État-Major des armées impose un État et une administration en capacité de gérer dans la complexité. Cette nouvelle application du précepte « faire feu de tout bois » implique assurément une gouvernance différente de celle, en désordre, que nous subissons aujourd’hui. Notre « Mal français « persiste et nous en sommes consternés.

C’est pourquoi d’ailleurs des institutions telles l’IHEDN sont à renforcer, que par ailleurs cela a été une erreur, comme nous l’avons écrit en son temps d’avoir supprimé le commissariat au Plan, désormais rétabli, ou plus récemment l’institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. Toute réduction de transversalité et de transdisciplinarité nous affaiblit !  Faire Nation c’est aussi penser et travailler ensemble !

Relier aujourd’hui s’impose pour faire non seulement « société » mais encore pour constituer des référentiels communs, des visions partagées qui seront d’autant plus solides qu’elles auront été coconstruites ! Tout ceci est naturellement à l’opposé des petites habiletés autrefois dénoncées par ce grand commis de l’État que fut Edgar Pisani. Nous avons besoin de lieux de controverses, atout majeur des démocraties !

C’est pourquoi encore déclarer désormais que Wladimir Poutine a déjà perdu la guerre est trop cérébral et méprisant pour les victimes ukrainiennes comme russes de ces combats impitoyables et inutiles. Peut-être faut-il aussi faire un retour d’expérience et chercher à comprendre pourquoi les propositions de Gorbatchev, puis de Poutine ont été écartées ? Pourquoi on a encouragé l’Ukraine à s’engager vers l’Europe et l’OTAN ? Pourquoi on a refusé la main tendue par l’Allemagne à revisiter la gouvernance européenne (à supposer que l’Allemagne souhaitait vraiment à l’époque que la France accepte ses propositions ; l’Allemagne a 70 milliards d’euros excédents à protéger aux USA et le seulement 15 milliards en France, ce qui peut expliquer ses choix en termes d’achats d’armements ? Pourquoi avons-nous involontairement précipité le Brexit ?

Nous connaissons le perdant possible de ces procrastinations :  c’est l’Europe. Mais le gagnant apparent américain, les États-Unis d’Amérique – à propos duquel Jean-Luc Godard s’interrogeait sur ce pays sans nom véritable – sera-t-il le vainqueur effectif ? Réellement, après l’accord acquis le 25 mars dernier sur les transferts de données transatlantiques après l’invalidation du Privacy Shield par l’arrêt « Schrems II » de la CJCE ? A en croire certains commentateurs Google devrait s’en réjouir (une décision de la CNIL française avait estimé que Google Analytics était une violation du RGPD).

Les USA sont-ils les gagnants contre l’Europe en dehors de l’arme géopolitique ? Les données d’Eurostat montrent une situation intéressante de l’Europe vis à vis des USA. En 2021, l’UE a enregistré des excédents commerciaux dans les machines et véhicules (66 milliards d’euros), les produits chimiques (58 milliards d’euros), les autres produits manufacturés (48 milliards d’euros), alimentation et boissons (15 milliards d’euros) et autres biens (5 milliards d’euros). L’UE avait des déficits commerciaux dans les matières premières (5 milliards d’euros) et l’énergie (20 milliards d’euros).

L’examen comparé entre l’UE et les États-Unis dans le commerce mondial de biens montre que parmi les plus grands commerçants de marchandises du monde, les États-Unis (1 253 milliards d’euros, 10,0 %) étaient le troisième exportateur mondial, précédés de la Chine (2 268 milliards d’euros, 18,0 %) et de l’UE (1 933 milliards d’euros, 15,4 %) et suivis du Japon (561 milliards d’euros, 4,5 %) et Hong Kong (480 milliards d’euros, 3,8 %). Les États-Unis (2 108 milliards d’euros, 16,4 %) étaient le premier importateur au monde, suivis de la Chine (1 801 milliards d’euros, 14,0 %), de l’UE (1 717 milliards d’euros, 13,4 %), du Japon (556 milliards d’euros, 4,3 %) et le Royaume-Uni (556 milliards d’euros, 4,3 %).

En ce qui concerne le solde des échanges de biens entre les États membres de l’UE et les États-Unis, Eurostat montre que 23 États membres avaient un excédent commercial avec les États-Unis. L’excédent le plus important était détenu par l’Allemagne (69 109 millions d’euros), suivie de l’Italie (33 629 millions d’euros) et de l’Irlande (33 103 millions d’euros). Quatre États membres avaient un déficit commercial avec les États-Unis. Le déficit le plus important était détenu par les Pays-Bas (15 658 millions d’euros), suivis du Luxembourg (310 millions d’euros) et de l’Espagne (162 millions d’euros) [7].

Si ce ne sont pas les USA les gagnants, sera-ce la Chine ?  L’historien Paul Kennedy n’a-t-il pas affirmé qu’une grande puissance ne peut à terme s’appuyer que sur sa démographie en dépit de sa capacité économique et militaire ?[8]

Mais à terme la Chine perdra à son tour peut-être au profit de l’Inde, puis de l’Afrique, etc. Pendant ce temps la planète souffre et plus encore les peuples, comme citoyens et salariés, subissent de plein fouet ce désordre mondial dans lequel la sagesse n’équilibre plus la puissance. 

Reste toutefois à se saisir de la question pendante : comment passer de la guerre à la paix alors que la première comprend ses quatre composantes militaire, économique, médiatique et numérique ? L’Europe doit-elle mettre en exergue une force nucléaire qui renforce la dissuasion ? Comment cette même Europe doit-elle renforcer et sécuriser ses chaines d’approvisionnement à l’heure de la route de la soie et des investissements logistiques du Moyen Orient qui modifient et complexifient les interdépendances ? Quid de l’objectif euro-méditerranéen et de l’Eurafrique à l’heure des poussées de la Chine et de la Russie ? Comment faire face aux guerres médiatiques et lutter contre les fake news et autres manipulations ? Et conserver une souveraineté numérique ? Et quid de la démographie européenne ?

Certes, la Russie de Poutine aura perdu cette guerre d’accaparement de territoires tout en gagnant les territoires de l’Est de l’Ukraine parce qu’il aura cru en une guerre militaire éclair redoublée des anticipations d’impact économiques et industriels sur des pays dépendants. Il aura perdu par sous-estimation de ses effets une guerre médiatique multiforme génératrice d’un retournement euro-américain des opinions et surtout les contrecoups dévastateurs de la guerre numérique générant des écoutes aux frontières des zones de combats et les drones repérant les chefs de divisions et les éliminant sur sites de commandements !

Mais que sera bilan global de ladite paix et de  l’après-guerre ?

Dans ce contexte la France ne peut que s’en tenir à ce qu’écrivait déjà Georges Bidault en 1955 et qui a été largement pratiqué pas les présidents de la Cinquième République, notamment François Mitterrand [9] : « Faire l’Europe sans défaire la France ! ».

Ce que nous disons ici, ce sont trois choses :

  • Le « Si vis pacem para bellum» est indispensable c’est « l’esprit de défense »
  • Il faut aujourd’hui l’appliquer dans le nouveau triptyque compétition/contestation/affrontement dans toutes les dimensions de notre organisation sociale grâce à une gouvernance publique profondément rénovée et un véritable partenariat public privé proactif autour de nos pôles de compétitivité, et, si possible sur un axe à la fois européen, comme national et local. Cela suppose une stratégie appuyée sur une vision avec une intelligence collective pratiquée !
  • Sans ne jamais cesser de défendre les valeurs de la Liberté et d’Individu, qui sont l’apanage de tous les peuples en dépit de leurs civilisations spécifiques, et en recherchant la paix, seule condition de survie de la planète et de l’humanité[10].

Comme citoyens européens, nous pensons que nous avons un trou de souris pour tenter l’impossible et, dans un savant jeu de GO, pouvoir refaire l’Histoire. 

Francis Massé

 

 

[1] https://www.attali.com/societe/economie-guerre/

[2] Louis Le Fur définit à la fin du XIXème siècle la souveraineté comme la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser. Pour Georg Jelilnek, juriste d’expression allemande, l’État dispose selon sa célèbre formule de la « compétence de sa compétence ». La souveraineté interne de l’État serait « la capacité exclusive de déterminer l’étendue de son propre ordre juridique ».

[3] Cette formule latine « si tu veux la paix prépare la guerre » consistant à affirmer que la paix s’obtient à condition d’être en capacité d’affronter l’adversaire si toutefois une attaque ennemie survient.

[4] https://youtu.be/cOrC8mPbzDM

[5] Mark Galeotti, The Weaponisation of Everything : a field Guide to the New Way of War,  Yale University Press 2022

[6] Cf. Francis Massé Urgences et lenteur Deuxième édition revue et augmentée Fauves Éditions 2020. J’ai rajouté en italique à fin d’actualisation la notion contemporaine d’organisme vivants. Cf. Bruno Latour, Où atterrir ?

[7]  https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=USA-EU_-_international_trade_in_goods_statistics#Trade_with_the_United_States_by_Member_State

[8] N’oublions pas le président des États-Unis Dwight D. Eisenhower qui avertissait ses compatriotes d’une trop grande influence des industriels liés au département de la Défense, dans son discours de 1961 : https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1846

[9] https://www.lemonde.fr/archives/article/1953/03/09/notre-but-est-de-faire-l-europe-sans-defaire-la-france-declare-m-georges-bidault_1980631_1819218.html

[10] Les travaux de l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm demeurent un instrument de réflexion non négligeable : https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_international_de_recherche_sur_la_paix_de_Stockholm

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