Devant les murs de Jéricho

Devant les murs de Jéricho

 

Sonnez, sonnez toujours clairons de la pensée (Victor Hugo, Les Châtiments)

Nous sommes à l’un de ces moments de l’histoire humaine où des opportunités s’ouvrent pour choisir de nouvelles voies. D’aucuns l’affirment : on est au bout d’un système.

C’est pourquoi le piège qui nous est tendu c’est l’enfermement dans d’anciennes croyances alors qu’il faut au contraire réfléchir « hors les murs ». Il nous faut dissoudre les limites disciplinaires et organiser des débats, informer, se référer à de nouveaux paradigmes en discernant bien leur émergence.

Ce ne sont pas les querelles scientifiques qui sont gênantes mais l’acrimonie et les censures. Ce ne sont pas les controverses politiques qui entravent les progrès mais leur absence. L’entropie ne peut être vaincue que par le recul de l’ignorance et le regain d’informations vraies.

L’histoire de la pandémie de Covid 19 sera écrite plus tard et sans doute conclura-t-on qu’elle aura été un révélateur et un accélérateur de renouvellement de la société à l’issue de la crise.

Au cœur de cette crise, une crise de la pensée !

Lorsque le 7 novembre 1919, le Times titre que les théories de Newton « étaient ruinées » il admet que les nouvelles théories d’Einstein sur la gravitation et la relativité générale s’imposent. Pourtant ce dernier avait ajouté sans la moindre nécessité un terme à son équation appelé « constante cosmologique ». Alexander Friedmann, un jeune scientifique russe, publia un article sur ce point qu’Einstein réfuta en 1922. Mais un an plus tard Einstein reconnu l’exactitude de l’analyse de Friedman sans pour autant reconnaître que l’univers était en évolution. Quelques années plus tard l’abbé Georges Lemaître publia un article démontrant que l’univers était en évolution et plus tard Edwin Hubble put démontrer que l’univers était beaucoup plus grand que prévu. En 1931 Einstein rendit les armes. Ce seul exemple montre que les révolutions conceptuelles ne se font pas sans heurts et même les scientifiques ont parfois lutté, atterrés qu’ils étaient par leurs découvertes, contre ce que leur indiquait leur propre recherche.[1]

Ce n’est pas nouveau, des pensées fécondes, et ce dans tous les domaines, auront souvent pris du temps pour émerger, pénétrer les esprits et transformées en pensés agissantes, en nouveaux modes de vie. Ce qui montre que la Science doit rester dominée par une démarche de Raison et une Conscience affinée des sujets évoqués. Car les scientifiques se heurtent au fait que le savoir progresse grâce une spécialisation toujours plus stricte. « Mais plus la lumière se concentre en un point, plus le reste est abandonné à l’ombre et le reste c’est l’universel et l’essentiel »[2].

Au vingt et unième siècle l’espoir est fondé de dépasser les comportements-types des siècles derniers et d’envisager, forts des acquis cognitifs sur l’homme et la société que l’on puisse mieux maîtriser pensées et projets lors de ces périodes de mutation intense et sans doute douloureuse.

Un pari sur l’intelligence et la conscience humaine.

Mais qu’est qu’appelle-t-on penser ? Martin Heidegger précise notamment et ce n’est pas sans résonnance avec notre époque : « Pour que la pensée soit en notre pouvoir nous devons l’apprendre. Qu’est-ce qu’apprendre ? C’est faire que ce que nous faisons et ne faisons pas soit l’écho de la révélation chaque fois de l’essentiel. Nous apprenons la pensée en prêtant attention à ce qui exige d’être gardé dans la pensée »[3].

Quels sont nos essentiels aujourd’hui et comment les protéger ? C’est la vie ! « Qui a pensé le plus profond aime le plus vivant » écrivait Hölderlin[4].

Car ni les enjeux de pouvoir, ni les intérêts, ni l’hybris n’ont disparu. N’ont pas non plus disparu les idéologies ni les préjugés. Il nous reste toutefois la conviction qu’en ce siècle les chances d’une plus grande compatibilité entre ces chocs contraires ne sont pas définitivement annulées. Ainsi en économie parle-t-on de coopétition, en art, de dialogue des cultures, en vie sociale, d’aménité, en sciences des organisations, la notion d’écosystèmes complexes innovant et transformant, etc.

Encore faut-il ne pas perdre le goût du débat et de la controverse et oser soi-même se lever et parler. Tel Dion pratiquant la parrêsia, c’est-dire l’exposition de la vérité. Ce courage de la vérité est un fondement éthique de la démocratie athénienne. Pour Michel Foucault l’acte de parrêsia c’est d’abord la façon de dire la vérité et de se démarquer de tout ce qui peut être mensonge et flatterie ; ce n’est pas que le contenu même de la vérité c’est la manière de la dire. Mais c’est aussi un redoublement de la vérité par le fait que j’énonce et je pense en dehors de tout statut. C’est l’individu dans sa liberté d’agir[5].

Toutefois nous avons maille à partie avec notre identité française et peut-être cette faille induit-elle une difficulté à penser et oser prendre la parole ? Car la légitimité du droit de parler vient du droit de parler, hérité en lignée maternelle : Ion, le philosophe, tant qu’il n’aura pas été reconnu par sa mère athénienne ne pourra pas exercer la parrêsia parce qu’il est un étranger.[6]

Cette capacité d’être libre s’apprend si possible dans la famille et à l’École dans laquelle la société accueille, intègre et reconnait ses enfants et leur apporte les moyens nécessaires. Elle se développe dans une société ouverte au débat avec des médias qui favorisent les échanges et diffusent la culture sous tous ses aspects, culture générale, artistique, scientifique et technique, et culture politique avec l’objectif de bâtir une société politique plus juste et beaucoup moins inégalitaire que celle d’aujourd’hui et qui permette vraiment à chaque individu de s’accomplir.

Selon Mathieu (20) c’est devant la porte de Jéricho que Jésus rend la vue à deux aveugles et selon Luc (19) c’est dans Jéricho qu’il transforme Zachée en l’aidant à une prise de conscience et c’est sur la route de Jéricho que Luc (10,25-37) situe la parabole du bon samaritain.[7]

Que le schofar retentisse devant les portes de Jéricho et nous ouvre les yeux pour entrer résolument dans une nouvelle ère.

[1] Jean Staune, Explorateurs de l’invisible ; Guy Trédaniel éditeur, 2018.

[2] Bernard Charbonneau Le système et le chaos. Economica, 1990

[3] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? PUF 1973 Et l’on doit se souvenir que le philosophe allemand avait éprouvé le besoin d’ajouter à son titre de son Qu’appelle -t-on penser ? « Ce qui donner à penser dans ce monde qui donne à penser, c’est qu’il ne pense pas ».

[4] Cité par Heidegger opus cité

[5] Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983. Le Seuil-Gallimard, 2008.

[6] Euripide cité par Michel Foucault in Francis Massé Refonder le Politique NUVIS 2011

[7]
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jéricho

 

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