Comment réduire la folie bureaucratique ?

Comment réduire la folie bureaucratique ?

par Francis Massé – Président de MDN Consultants, ancien haut-fonctionnaire, conférencier et auteur d’”Urgences et lenteur”, Deuxième édition, Fauves Éditions 2020.

Une pensée c’est une force isolée, errante et passagère, qui s’avance aujourd’hui et que je ne reverrai peut-être pas demain ; mais une action suppose une armée permanente d’idées et de désirs, qui a su conquérir, après de longs efforts, un point d’appui dans la réalité.  

Maurice Maeterlinck

 

La folie bureaucratique envahit tout, subvertit, déforme, altère la direction des décisions prises, transforme les procédures en finalités en oubliant les vrais buts. Elle est partout, elle réifie, chosifie, détruit l’esprit de création. Elle est le produit de pensées dogmatiques qui n’aboutissent en rien dans les réalités de l’action concrète. 

Il ne faut pas s’en satisfaire ni croire qu’elle est fragile et qu’un moindre mouvement ou une volonté particulière la fera fuir. Elle est ancrée en nous subrepticement, insidieusement ; elle s’installe et se pose comme garante de ce à quoi nous sommes le plus attachés : la liberté et la démocratie sans parler même de l’efficacité alors qu’elle en est son exact contraire ! En cela elle nous leurre. 

Nous ne la confondons pas avec l’administration à laquelle Bruno Latour rend hommage : « L’administration, ces fameux bureaucrates, ces fameux tamponneurs, ces fabricants de formulaire, méprisés généralement par la sociologie, l’économie et souvent par eux-mêmes et qui ont en fait un rôle décisif dans ces opérations, (…)  Il n’y pas d’information qui flotte, à force de construire des réseaux, on peut les construire comme des termites. Il faut donc une instrumentation administrative, comptable, camérale, extrêmement importante pour gérer ces expérimentations. L’administration retrouve une position humble mais absolument essentielle d’archivage, de suivi, elle est la gardienne des traces, la garantie des procédures de l’expérience commune, science et politique. On voit bien que la question n’est plus celle des experts qui donnent des avis et des politiques qui décident. L’opération consiste à faire un triage. » [1]  

Non, cette folie bureaucratique est directement l’effet de la posture technocratique qui comme l’indique Dominique Christian « prend les hommes pour des choses (…) les hommes se trouvent représentés comme s’ils étaient des objets, des mannequins, ou les pions interchangeables du jeu d’échec ».[2] 

Et les effets conjugués de cette posture technocratique, d’une certaine incompétence et d’algorithmes non maîtrisés risque de nous mettre en grand danger de chaos organisationnel. 

Des faits simples de la vie quotidienne nous montrent comment des engrenages potentiellement dangereux peuvent gripper les mécanismes sociaux.

Ainsi un tragique accident de personne sur une voie ferrée en France peut perturber durablement tout le trafic entre la France et la Belgique. En effet les procédures d’enquête dont on comprend parfaitement la légitimité peuvent prendre nous dit-on une à trois heures. 

Une simple ambulance utilisée en urgence mal garée sur les rails d’un tram peut bloquer tout un quartier. Des éboueurs, des déménageurs, des commerçants ambulants, de simples particuliers chacun pris dans la logique de sa tâche et fort de sa légitimité assume que les autres passent après la mission qu’ils ont toute raison de croire à la fois primordiale et unique. D’autres faits mettent en évidence l’extrême fragilité de nos organisations : ainsi une grande école publique ayant été victime d’une cyberattaque aura dû cesser toute activité du simple fait que tous les éléments opérationnels et pédagogiques dépendaient d’une informatique hyper centralisée. 

C’est-à-dire que cette notion de solidarité choisie, qu’un temps nous avons mise en avant, n’est pas assimilée jusqu’à ses plus concrètes conséquences : notre société technicienne implique un surcroît de management humain. Sauf que les interactions sociales apparaissent comme de plus en plus rigidifiées et l’immobilité nous gagne tandis que la pensée managériale est en crise et dominée par des schémas anglo-saxons préétablis et hors-sol. 

Les crises actuelles démontrent, s’il en est besoin, les liens de dépendance que nous avons tous entre nous et le refus de principe de les prendre en compte car ils nous sont de plus en plus insupportables. En pensant nous en écarter, nous accroissons la crise et l’inertie nous écrase.

C’est dans ce contexte que j’ai pu désigner par solidarité choisie, à l’opposé d’une solidarité subie, une prise de conscience de notre interdépendance jusque et y compris dans notre vie quotidienne [3]. C’est en effet dans notre vie quotidienne que se rejoignent dans leur simple et pleine intensité les conséquences des multiples politiques publiques mises en œuvre par les bureaucraties. Ainsi l’avait superbement montré Ambrogio Lorenzetti dans ses fresques placées sur les murs de la Sala della Pace du Palazzo Pubblico de Sienne. Avec ces fresques, la peinture siennoise renouvelle profondément le thème du cycle politique.

Oui la folie bureaucratie s’en mêle (et s’emmêle) et multiplie les règles et, sans s’en rendre compte, accroit le mal. 

Ainsi à Paris nous avons eu successivement des sites propres pour les bus qui sont désormais réservés pour certains d’entre eux et non des moindres aux cyclistes ; les bus sont alors déportés vers les voies des automobilistes et les limites de ces voies sont dessinées sur le carton à dessin plus que dans le réalisme des espaces nécessaires pour que des véhicules au gabarit conséquent puissent y circuler convenablement.

Dans un autre domaine, nous avons entamé un jour une conversation avec une professeure des écoles stagiaire s’appliquant à remplir sur tableau Excel des protocoles d’apprentissage de la grammaire. Ces protocoles comprennent des minutages précis des phases pédagogiques dont elle s’est empressée de me dire qu’elle n’en tenait compte que lorsqu’elle était inspectée. 

Quel enseignant ne remplit pas son syllabus qui a certes sa part d’utilité mais qui s’intègre dans cette méthode dite « approche par les compétences » dont on nous dit que nous la transposerions en France au moment où les États-Unis l’abandonnent ? Nous avons déjà connu cette aventure à l’époque de l’apprentissage de la lecture avec la méthode globale. 

En revanche d’autres méthodes relatives par exemple aux systèmes de management de la sécurité font leurs preuves quand elles sont appliquées[4]. Par exemple la pratique des check-list transposée de la sécurité aérienne et imposée en France en 2010, a fait baisser de 50% la mortalité dans les blocs opératoires. On peut sans doute en conclure que certaines tâches humaines justifient des aides à la décision lorsque leur part d’automatisme est prépondérante tandis que d’autres qui laissent une grande part à l’intuition et à la complexité humaine ne peuvent qu’être entravées par des méthodes rigides. Nous avons pu l’observer lorsque les hôpitaux publics se sont exonérés du suivi de certaines procédures de marché pour répondre aux urgences. A l’opposé la période de la pandémie a en quelque sorte gelé l’activité de formation de beaucoup de grandes écoles y compris publiques alors que l’on aurait pu imaginer le contraire pour profiter du temps libéré pour développer les savoirs et les savoir-faire. Le nombre de jours consacrés à la formation professionnelle des agents de l’État a ainsi chuté de 38% pendant la crise sanitaire[5].

Nous devons apprendre à distinguer la complexité humaine et la complexité technique de nos organisations et de nos projets et à bien discerner ce qui est un problème « dur et compliqué » qui possède une bonne solution optimale qui se déduit d’une situation objective et souvent d’un calcul, du problème « mou et complexe » où la solution va dépendre du décideur avec son intuition et sa créativité, du fait de son caractère global et systémique. [6]

L’exemple du recrutement d’un collaborateur, acte stratégique s’il en est, illustrera ce propos. Recruter ne découle pas du simple calcul, c’est loin d’être une opération de gestion un problème « dur et compliqué » à résoudre mais un acte stratégique de management ! A l’opposé d’une stricte rationalité le recruteur doit se placer dans une totale ouverture d’esprit pour pouvoir intégrer un ensemble de paramètres et faire le meilleur choix possible. Parfois d’ailleurs il vaudra mieux qu’il ne recrute personne plutôt que commettre une erreur aux conséquences imprévisibles. Pour le meilleur et pour le pire les décideurs font de plus en plus face aujourd’hui à un monde incertain et complexe et devront convoquer toutes les formes d’intelligence – la leur et celle de leurs collaborateurs – pour décider et agir.

Les lecteurs de mes articles ne s’étonneront pas du fait que j’alarme de nouveau sur la nécessité absolue de repenser notre gouvernance et notre management tout autant public que privé. C’est une action vitale et donc stratégique. Mais forcer les évidences est un art tout de répétition…

 

 

[1] Séminaire du programme risques collectifs et situations de crise CNRS. École des Mines de Paris, 1994.

[2] Dominique Christian, Art de diriger Art de peindre, DIFER, 1997

[3] Francis Massé Le silence politique Ouest-Éditions, 2000

[4] Christian Morel, les décisions absurdes – Comment les éviter.

[5] Acteurs publics du 21 mai 2022.

[6] Bruno Jarrosson, Décider ou ne pas décider Maxima 1994

 

 

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