CHANGER LA DONNE EN MATIÈRE DE DÉPENSES PUBLIQUES !

Francis Massé,

Président de MDN Consultants,

Ancien Haut fonctionnaire

A intelligence égale, la prévision est minimale chez l’homme qui se trouve au pouvoir – Bertrand de Jouvenel

Tout pouvoir est naturellement ennemi des lumières – Condorcet 

La coexistence de besoins insatisfaits et de ressources inemployées manifeste un dysfonctionnement du système économiqueEdmond Malinvaud 

Nous entrons dans une période délicate où la dévaluation de la parole publique est manifeste, dans laquelle les services publics sont dégradés alors que, malgré tout, notre pays demeure celui où le taux d’imposition demeure parmi les plus élevés en Europe. La France se place loin devant avec 47% contre 42% pour la moyenne de la zone euro. À la convergence de tout cela, la question de la confiance s’invite au débat et concerne notamment la dépense publique et le rôle de l’État (1). Sur le niveau et la qualité de la dépense publique, de quoi parle-t-on ? Dans ce sujet technique, des principes politiques sont, de fait, sous-jacents. Il existe de bonnes dépenses ; l’idée n’est surtout pas d’avoir une posture d’économe mais une stratégie d’économiste. Au vu des investissements de l’avenir et au bénéfice des nouvelles générations, il faut résolument construire avec elles une société désirable.    

1- La question du niveau de la dépense publique est un sujet très souvent abordé dans les médias et les débats politiques ; elle concentre plusieurs aspects :

Le solde positif ou négatif entre dépenses et recettes (2) . Dès 1974, et suite au quadruplement du prix de pétrole, les budgets de l’État sont déficitaires.  En clair, la rente pétrolière dont nous profitions au détriment des pays producteurs de pétrole a été ripée au profit de ces derniers. La résilience n’a pas vraiment eu lieu puisque nous n’avons pas su depuis 50 ans absorber cet écart, même si évidemment d’autres évènements se sont produits depuis lors pour contraindre notre économie.

Le sujet de la dette et de l’emprunt a fait couler beaucoup d’encre car il concerne notre crédibilité et notre souveraineté. La nature des détenteurs de notre dette, selon qu’ils sont nationaux ou étrangers, ajoute d’autres considérations pour une analyse plus fine. Notre endettement a dépassé les seuils d’alerte, si bien que nous devrions prendre les mesures qui s’imposent dans un contexte particulièrement sensible. Pour notre part, nous avons été toujours favorable, sous conditions particulières et que précisément il finance le futur, à la levée d’un emprunt national obligatoire. En effet la situation est aujourd’hui alarmante. Selon l’économiste Jean-Yves Archer, la dette française devrait évoluer vers le cap symbolique des 3000 milliards d’Euros. Alors que le déficit de l’État est de 155 milliards d’Euros pour 508 milliards de dépenses (en comparaison, celui attendu pour les retraites n’est que de 13 milliards pour 320 milliards de pensions servies !) (3)

 

La nature des dépenses couvertes par l’emprunt, selon que l’on parle des dépenses de fonctionnement courant (charges de personnel, achat de fournitures, mobilier, etc.) et des dépenses d’investissement qui procurent un bien durable et rentrent dans le patrimoine, doit être examinée. Le fait est que notre dette publique, en particulier celle de l’État, est anormalement due à des dépenses courantes (4). Or le principe selon lequel le financement du fonctionnement courant ne doit pas être couvert par l’emprunt est bafoué depuis longtemps et le quoi qu’il en coûte ajoute à la difficulté. Devrait-on s’endetter pour des dépenses courantes ? Assurément, non ! D’ailleurs la part des dépenses d’investissement de l’État est assez faible ; elles sont plutôt l’apanage des collectivités territoriales. Et puis il fait sortir des débats ridicules ; oui il faut un État, oui nous avons besoins d’industriels entreprenants ! Oui il faut remettre la France au travail, oui il faut restaurer la dignité du travail et à l’accomplissement des personnes, notamment mais par que par l’activité professionnelle et en tenant compte de la révolution des métiers et des professions !

La nature même de ce que l’on désigne par investissement n’est pas non plus négligeable. La question des investissements immatériels comme la recherche et l’éducation est présente dans tous les esprits. Il n’est pas inutile de rappeler ici l’état du sous-financement de la recherche (et des chercheurs) ainsi que l’inefficacité de la dépense dans l’éducation nationale, à en croire les résultats comparatifs internationaux sur la performance de cette dernière. Au classement PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves) 2022, la France est classée 23ème sur 79 pays évalués. ! 

Enfin, les conséquences de l’effet d’éviction des investissements privés par les dépenses publiques ne sont pas non plus négligeables. Les liquidités monétaires et l’épargne mondiale nourrie pour partie par les déficits publics, sont en retour mobilisées pour leur financement au lieu d’être affectées à l’innovation et aux industries du futur. Là encore l’État et la planification devraient jouer leur rôle en termes de réduction du niveau d’incertitude. La question connexe étant de savoir qui est le meilleur décideur économique entre l’administration et l’entreprise. Il faut à cet égard revisiter Colbert et analyser les rouages de la politique industrielle nord-américaine pour bien comprendre comment au 21 siècle un partenariat public /privé pourrait se développer pour construire le long terme (5) .  

2-La question de la qualité de la dépense publique est beaucoup plus complexe :

D’abord en ce qui concerne l’arbitrage entre plusieurs dépenses fiscales ou directes qui s’appliquent à des domaines fort différents : éducation, équipement en infrastructures de transport ou la construction des hôpitaux par exemple, l’effort de formation, le budget de la défense, celui de la police, etc. La construction de notre État en silos verticaux et en organisation pyramidale n’est plus adaptée pour traiter correctement ces enjeux enchevêtrés (6). Ceci en rajoute sur la difficulté d’arbitrage. Il n’existe pas réellement d’instance qui permette de trancher entre divers domaines ou d’élaborer une stratégie de moyen-long terme. Certes, c’est l’apanage du Gouvernement et du Parlement que de décider mais la question que nous nous posons ici est de savoir si, en amont des décisions politiques, des organismes possèdent toutes les informations et des capacités développées d’analyses et de réflexions transversales et transdisciplinaires pour éclairer les choix. 

Toutes ces précautions sont utiles pour éviter des risques de contradiction entre plusieurs politiques publiques et pour consolider l’efficacité de la mise en œuvre des mesures financées (respect exigeant des délais, adéquation des normes, vérification de la pertinence des publics visés, communication pour ne pas se mettre dans des situation dans lesquelles les bénéficiaires des mesures ignorent leur existence comme c’est le cas, entre autres, de l’allocation de solidarité spécifique ou du minimum vieillesse. 

Ensuite et en toute logique, nous en venons à la qualité même de la décision, et sa relation avec l’écosystème de connaissances (7). La complexité de notre temps s’accélérant et, contrairement aux idées dominantes, il faut prendre du temps pour peser la situation et décider. Naturellement le temps dont nous disposons, mais il est absolument nécessaire de prendre de la distance et de développer une approche globale. Si par exemple en 1991 lors du Livre blanc rédigé par Michel Rocard sur les retraites, il avait été décidé de mettre en œuvre sur trente ans le premier projet de d’Emmanuel Macron, il serait instauré aujourd’hui. Si lors du 8ème plan, sous Raymond Barre, sur la question de la dépendance on avait mis en place des premiers dispositifs…

Nous devons également bien comprendre le fait que selon la loi d’Ashby (8) nos organisations, notamment publiques, doivent développer leur aptitude à travailler un univers complexe. Tout ce qui est vertical ou jupitérien est contreproductif. Pour parer à ces risques le gouvernement français s’est organisé autour d’une nouvelle méthode la planification écologique et le Président de la République a lavé une démarche ambitieuse en installant un Conseil national de la Refondation. Attendons …

Il est tout aussi nécessaire de bénéficier d’une pluralité de sources d’information, de développer des passerelles entre les universités, les instituts de recherche et l’administration, de pouvoir vérifier l’intégrité de l’information et par conséquent de posséder une capacité d’expertise alors que nos services publics en sont de plus en plus démunis. 

Enfin un vrai discernement sur les nécessités et les aspirations véritables de la société s’impose. 

3-L’information des citoyens et des contribuables 

La démocratie exige des institutions et des procédures consistant à diffuser vers les citoyens les informations indispensables pour participer au débat public. Aucun pouvoir d’aucune sorte n’aime que l’on se mêle de ce dont il s’occupe. C’est pourquoi les peuples ont établi des règles et des procédures démocratiques.

En particulier les contribuables souhaitent connaître l’utilité des prélèvements obligatoires, savoir à quoi sert l’argent qu’ils versent à l’impôt. Certes le prélèvement dit obligatoire contient la notion de solidarité, mais ceci n’écarte pas le droit de regard sur la bonne gestion de cet argent. C’est d’ailleurs ce qu’affirme l’article 14 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (9).  Aussi un certain nombre de formules ont été tour à tour inventées pour améliorer la transparence sur l‘emploi de l’argent public (jaunes budgétaires, document de politique transversale (DPT), sites Internet de grande qualité de Bercy, etc.). En outre, ô combien difficiles pour le simple citoyen sont la lecture et la compréhension de la loi relative au budget annuel de l’État et celle du financement de la sécurité sociale !

Le principe est clair, mais l’art est difficile ; son application est en effet entravée par nombre de contraintes, la première étant est d’ordre technique : le principe de non-affectation des dépenses aux recettes qui est fondé sur une logique qui, aujourd’hui, nous semble-t-il, est inadaptée. Il s’agit de regrouper toutes les recettes fiscales et non fiscales dans un fonds commun à partir duquel on alimente le budget de dépenses. Seules quelques taxes et redevances sont directement affectées à des actions publiques particulières. Notre opinion est qu’il serait utile de multiplier ces modalités pour mieux identifier où va l’impôt. Qui ne se souvient de la fameuse taxe carbone dont on aurait pu expliciter la raison d’être. 

A minima ne serait-il pas imaginable d’indiquer comme cela est d’ailleurs plus ou moins pratiqué d’indiquer de préciser le pourcentage de l’impôt destiné à un domaine particulier. 

La qualité de la dépense publique devrait donc pouvoir s’analyser aussi en essayant de mesurer les fausses économies. Tout le monde a en tête le numerus clausus des médecins et des infirmiers découlant d’une croyance bien ancrée d’une certaine technocratie et qui a été fort bien partagé par beaucoup de rangs politiques. La crise épidémique en aura montré les limites. 

Lorsque l’on a créé les ARS désormais vilipendées, on les a largement armées avec des cadres B de la fonction publique, car c’était le temps de la RGPP et il fallait réduire drastiquement les sureffectifs des administrations centrales, montrant ainsi aux gouvernants que la haute administration obtempérait au nouveau credo. Ces cadres administratifs en question qui n’ont pas démérité, sont formés principalement à la gestion ; donc les ARS ont eu une vision gestionnaire n’étant que peu dotées de compétences du cœur de métier de santé. Car de fait on a visé – certains disent, délibérément – une gestion parfois trop peu fondée sur la connaissance des métiers, qui pouvait rendre laborieuse, par exemple, les relations avec des associations gestionnaires d’établissements d’accueil d’enfants et d’adultes handicapés.

Les usagers voudraient dans un autre domaine savoir à quoi correspond le prix de l’eau alors que le réseau d’acheminement de l’eau potable dans notre pays est calamiteux ; on évoque des pertes de 30%, voire beaucoup plus dans certaines zones.

Cette gabegie est-elle directement liée à un sous-financement ou bien à de mauvais choix financiers en termes de maintenance ? Il est certain que médiatiquement parlant, la gestion rigoureuse est moins visible que l’inauguration d’un nouvel équipement (10). 

Nous sommes en présence d’une double faillite, celle d’une gestion peu efficiente et celle d’une stratégie lacunaire faute de vision.

La recherche des responsabilités est difficile tant la chaîne de décision et la multiplicité des ordonnateurs et des comptables publics sont complexes (nous plaidons avec d’autres depuis longtemps pour la suppression de la séparation structurelle entre les ordonnateurs et les comptables).

Il faut aussi relater le fait que les comptables sont démunis d’une vraie comptabilité analytique et d’une comptabilité patrimoniale. La direction du budget de son côté n’a que les moyens de contrôler les dépenses engagées une année donnée et n’a pas tous les attributs d’une véritable direction financière. Tous ces éléments ne sont pas sans conséquences sur l’appréciation et la gestion de la dette.

Les ordonnateurs de leur côté sont en outre de ce qui précède un handicap de taille sur le terrain de la connaissance et des datas. Pour prendre une décision, il est nécessaire de bénéficier d’expertise de personnes compétentes et bien formées, de GPEEC, de management des connaissances, de collaboration avec des établissements universitaires et de recherche, etc. D’organisation apprenante, bref d’un écosystème de connaissance et d’intelligence économique, trop souvent infirmes. 

En guise de conclusion : cet article vise à une tentative d’ordonnancement des idées quant à la performance publique. Car si nous pensons toujours que la priorité pour notre pays est de moderniser nos services publics et les refonder de fond en comble, par ailleurs nous affirmons que dans le domaine de l’industrie et de l’innovation, les entreprises ne pourront à elles seules financer des investissements risqués de long terme. Le partenariat privé public est décisif. Encore faut-il que la puissance de l’État (et des régions) soit rétablie. Dans ce dessein nous avons besoin d’une pensée constructive et créative. Une ardente obligation aurait dit le Général…

1) Il faut relire avec profit La société de défiance – comment le modèle social français s’autodétruit, de Yann Algan et Pierre Cahuc, Éditions Rue d’Ulm, 2007.

2) La TVA en 2022 génère un tiers des recettes fiscales nettes à 102,1 milliards ; l’impôt sur le revenu, 86,8 milliards ; l’impôt sur les sociétés, 53,9 milliards et la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), 17,9 milliards. 

3) Atlantico. Mais 43 milliards si l’on rajoute les 30 milliards relatifs aux pensions des fonctionnaires ! Voir également les excellents sites https://fipeco.fr/ de François Écalle,  https://juste-repartition.fr/ et https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-05/10Les_masses_financières_relatives_aux_pensions_de_retraite_en_2020.pdf 

4) La loi fondamentale allemande prévoyait en 1949 en son article 110 une règle générale exigeant que les recettes et les dépenses soient équilibrées et l’article 115 disposait en outre que le produit des emprunts ne doit pas dépasser le montant des crédits des investissements inscris au budget. Cette règle d’or a été un peu perturbée avec les aléas économiques et les tentatives pour l’appliquer pour l’Union européenne et en France ont jusqu’ici été avortées. 

5) Cf. Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur : pour en finir avec l’opposition public privé, Fayard, 2020 ; Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France, Odile Jacob, 2022.

6) Voir notamment Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Fayard, 2011 et La société liquide, Fayard, 2013. 

7) Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig, La modernisation de l’État : Une promesse trahie. Éditions classiques Garnier, 2020.

8) La loi de variété requise de William Ross Ashby s’énonce ainsi : « Plus un système est varié, plus le système qui le pilote doit l’être aussi ». Varié représente ici le degré de complexité de l’environnement. Ne pas confondre complexité et complication !

9)https://www.google.fr/books/edition/D%C3%A9claration_des_droits_de_l_homme_et_du/D2EAAAAAcAAJ?hl=fr&gbpv=1&pg=PA3&printsec=frontcover 

10) Cf le magnifique livre d’Erik Orsenna, La Terre a soif, Fayard, 2022

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