Transports Publics : le triangle des Bermudes de l’impossible équation de la distanciation sociale, de la démobilité structurelle et du report modal vers l’automobile

 

 

 

 

Le transport public, et les services de mobilité dans leur ensemble, sont durement éprouvés par la crise du Covid-19. Le confinement a fait chuter massivement le trafic, ce qui a amputé les recettes des réseaux de transport public. Le phénomène a été aggravé par le chômage partiel qui a privé ces réseaux d’une part substantielle du Versement Mobilités des entreprises, qui finance pour environ 45% les transports publics. Les recettes des opérateurs et de leurs Autorités Organisatrices se sont ainsi évaporées, alors même que les coûts d’exploitation augmentent, en raison du nettoyage et de la désinfection des espaces et des véhicules et des équipements supplémentaires nécessaires sur le plan sanitaire. A cela vient s’ajouter le problème de la distanciation sociale, casse-tête logistique dans l’immédiat, mais surtout et très rapidement véritable impasse économique : comment équilibrer les comptes quand 75% de la capacité produite n’est pas utilisable ? Par ailleurs, le rythme et l’ampleur de la reprise restent très incertains, et cette crise pourrait avoir des conséquences durables sur la demande de mobilité, l’offre à proposer (en volume et en mix modal), les modèles économiques des opérateurs et de leurs tutelles, et plus largement sur l’ensemble des acteurs du secteur.

Le confinement a fait chuter la fréquentation des transports publics d’environ 90%
Entre mi-mars et mi-mai, la fréquentation des réseaux de transport public a chuté de 85 à 95%, avec par exemple 500,000. voyages quotidiens en Ile-de-France, contre près de 12 millions en temps normal ; ou 200 000 voyages par jour au lieu de 2 millions à Lyon. Les nouveaux services de mobilités (VTC, trottinettes, vélos en libre-service…) ont également été sévèrement touchés, avec une baisse d’utilisation de 80 à 95% et plusieurs services purement et simplement suspendus.

Pour mémoire, lors de la crise du SRAS, à Hong-Kong, la fréquentation avait chuté de 50% au pic de l’épidémie et il avait fallu 4 mois pour revenir à la normale. Compte-tenu de l’impact du covid-19 sur la fréquentation, il est peu probable que le trafic retrouve un niveau stabilisé aussi rapidement, et selon toute vraisemblance ce niveau sera inférieur à celui d’avant la crise.

La distanciation sociale maintient conjoncturellement la fréquentation à un niveau très bas : à terme elle pourrait rester 20-25% inférieure à ses niveaux pré-crise
Le rythme comme l’ampleur de la reprise du trafic dépendront de plusieurs facteurs. Au premier ordre, c’est la durée des mesures de distanciation sociale qui sera déterminante pour la reprise du trafic. Car si les opérateurs tablent sur un retour à un niveau d’offre nominal d’ici l’été, le trafic restera bridé tant que les mesures de distanciation neutraliseront 70-80% ces capacités offertes.

En second lieu, le rythme de la reprise du trafic sera conditionné par la dynamique de redémarrage de l’économie. 40% des actifs sont aujourd’hui en chômage partiel, et 25% à 30% travaillent à distance. Le retour de ces actifs sur leurs lieux de travail, mais aussi la réouverture des écoles, des complexes sportifs, des salles de concert, des galeries marchandes, etc. conditionneront fortement la demande de déplacements urbains.

Il n’est d’ailleurs par certain que la mobilité urbaine retrouve son niveau d’avant la crise. La banalisation du télétravail, l’augmentation de la proportion d’achats en ligne, une offre culturelle et sportive en baisse, l’accélération de la dématérialisation des procédures administratives sont autant de glissements déclenchés par la crise qui pourraient mener une diminution structurelle des besoins de mobilité urbaine, de l’ordre de 5%.

Enfin, la confiance des usagers dans les transports collectifs aura également un impact majeur à la fois sur le rythme et sur le niveau de la reprise du trafic. Ainsi, en Chine, au lendemain du confinement, la part modale des transports en commun a été divisée par 2, au profit de l’automobile (multipliée par 2) et du vélo (multiplié par 3).

Et même si un report massif vers la voiture semble peu probable dans la durée en France, compte tenu des problématiques de congestion urbaine et de pollution qui existaient déjà, et des tendances de fond des politiques publiques une augmentation de la part des déplacements réalisés en voiture est très probable.

Or pour les transports publics, des déplacements urbains réduits de 5%, combinés à un report modal, même très limité, vers la voiture et le vélo, se traduiraient par une baisse de fréquentation durable de 20-25%.

La perte de recettes totale en 2020 sur les réseaux Français pourrait s’élever à 3,6 à 4,7 milliards d’euros
Le financement des transports publics urbains et périurbains représente en France une enveloppe annuelle de 19 milliards d’euros, couverte à 45% par le Versement Mobilité (contribution des entreprises perçue par les Autorités Organisatrices, dont le calcul dépend de la masse salariale), 30% par les recettes tarifaires (prix des titres de transport), et 25% par des subventions publiques, notamment des collectivités locales.

Les recettes tarifaires pourraient baisser de 40% ou plus en 2020 par rapport à 2019. Quant au versement Mobilité, la Commission des Finances du Sénat a estimé, dans une note publiée mi-avril, que le montant collecté en 2020 pourrait être diminué de 1,4 à 1,9 milliards d’euros.

En conséquence, il pourrait manquer de 3,6 à 4,7 milliards d’euros, soit 20 à 25% des recettes totales annuelles. Cela en faisant l’hypothèse que les versements de collectivités locales seront maintenus, malgré les baisses de recettes fiscales.

L’enjeu prioritaire des prochains mois : résoudre l’impasse économique de la distanciation sociale
Dans les grandes agglomérations, les opérateurs seront la plupart du temps les premiers touchés par les pertes d’exploitation, le modèle contractuel prédominant leur faisant porter le risque industriel (coûts d’exploitation) et le risque commercial (recettes tarifaires). Cela étant, beaucoup d’opérateurs entameront probablement des renégociations de contrats pour définir des mécanismes de compensation et partager les pertes avec leurs AOM, dans un contexte où celles-ci connaissent elles aussi une tension sur leurs ressources.

D’autant que, pendant que les recettes s’effondraient, les coûts n’ont pas diminué dans les mêmes proportions. En effet, alors que la fréquentation était d’environ 10% de la normale, les opérateurs ont maintenu entre 30% et 50% de leur plan de transport.

La reprise avec l’impératif de distanciation sociale accentue ces déséquilibres entre offre et demande, entre recettes et coûts, puisqu’elle impose de produire une offre surabondante (100% de l’offre nominale pour 20-25% du trafic) et plus chère à produire qu’avant la crise (nettoyage et désinfection, équipements et signalétique supplémentaires).

De tels déséquilibres sont intenables dans la durée . Pour autant, les conditions de la levée des mesures de distanciation sociale avec un risque maîtrisé ne seront sans doute pas réunies avant plusieurs semaines. Les opérateurs et leurs tutelles vont donc devoir trouver les solutions pour sortir de cette impasse économique. Peu de leviers sont à leur disposition. Des ajustements itératifs de l’offre pour s’adapter à la demande et optimiser les coûts de production sont probables, mais seront sans doute trop lents et donc insuffisants. Des hausses tarifaires pourraient être envisagées, mais elles sont socialement dures à accepter (en particulier dans un contexte de crise), et politiquement difficiles (avec des élections municipales en cours et des élections départementales et régionales en 2021). Par ailleurs, les recettes tarifaires ne représentent que 30% des recettes du transport. Dans ces conditions, des financements publics complémentaires devront probablement être trouvés. Un concours de l’Etat, au travers par exemple d’un plan de soutien pourrait être nécessaire.

A terme, des transformations en profondeur des systèmes de mobilité sur quatre dimensions

1) Au-delà des renégociations de contrat de court terme, les modèles contractuels de délégation de service public seront sans doute amenés à évoluer, avec un partage des risques différent, des mécanismes révisés d’anticipation et de gestion de ces risques, et des schémas de financement des matériels roulants différents.

2) L’offre de mobilité évoluera certainement selon plusieurs lignes de force :

  • Rationalisation plus dynamique des réseaux sur des critères d’efficacité technico-économique, avec un accroissement probable de la part des transports à la demande « intelligents » d’une part (notamment sur les « bouts de ligne » en zone moins dense) et une automatisation accélérée des modes lourds d’autre part, et des démarches plus structurées de « depeaking » pour limiter la saturation – et les investissements
  • Consolidation accélérée des acteurs des « nouvelles mobilités » (deux roues en libre-service, de la trottinette au scooter électrique notamment, mais aussi autopartage notamment), compte tenu de leur modèle économique déjà fragile avant la crise et des incertitudes à venir
  • Accélération du développement des modes actifs et individuels – notamment le vélo – dans les zones urbaines
  • Accélération de l’intégration des offres de mobilité, mêmes d’opérateurs différents, au sein d’une billettique sans contact

3) La dynamique d’ouverture à la concurrence du marché français pourrait temporairement être ralentie dans le ferroviaire, face à un marché moins favorable et des acteurs moins solides financièrement en sortie de crise.

4) La politique d’investissement dans le développement des réseaux va probablement être révisée à la baisse sous contrainte de ressources, mais surtout connaître une inflexion qui privilégiera davantage la réduction du coût total de possession des infrastructures

 

Par Bertrand Mouly-Aigrot et Charles Castel,
Associés chez ARCHERY STRATEGY CONSULTING

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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