Monde arabe : Des armées comme forces révolutionnaires ou conservatrices ?

 

Les décennies 1950-1970 ont donné à voir, à travers un monde devenu postcolonial, une multitude de coups d’État militaires. Aux côtés de l’Amérique du Sud ou de l’Asie de l’Est, les pays arabes n’ont pas échappé au phénomène. C’est le chef d’état-major des armées (CEMA) syrien, Housni al-Zaïm, qui donna le coup d’envoi en 1949. Après lui les exemples se multiplient : en 1952, Nasser et le Mouvement des officiers libres renversent le roi Farouk ; en 1965 le colonel Boumediene dépose le premier président algérien Ben Bella ; en 1969 Kadhafi et les « jeunes officiers » renversent la monarchie libyenne, etc. L’armée n’agit cependant jamais comme un seul homme. Bien plutôt, ce sont quelques membres éminents de la hiérarchie militaire – comme al-Zaïm – ou des organisations militaires clandestines – comme le Mouvement des officiers libres – qui, à l’occasion de ces coups d’État, prennent en main la destinée de leurs pays. C’est également ce à quoi nous avons assisté plus récemment au Mali voire au Tchad.

Des Etats casernes ?

Dès les années 1960, des notions comme « État caserne », « stratocratie » ou « État prétorien » ont été appliquées, sans trop d’effort méthodologique, à un monde arabe qui conjuguerait nécessairement autoritarisme et militarisme. Il est vrai qu’en plus de sa capacité à propulser des hommes au sommet, l’armée, souvent seul corps administratif bien structuré dans les régimes arabes naissants – comme dans la majorité des autres régimes postcoloniaux –, se substitue dans bien des cas à l’administration civile dans les domaines où celle-ci se trouve encore trop peu expérimentée.

L’armée fournit son expertise et exerce de ce fait directement ou indirectement des fonctions économiques, diplomatiques et juridiques : elle finit par incarner l’État ou constituer un État parallèle. En outre, l’officier putschiste apporte souvent dans ses bagages une idéologie révolutionnaire et socialisante (Nasser, Kadhafi ou encore Abdel Karim Kassem en sont de bons exemples). L’armée constitue alors un canal de modernisation à la fois politique, technique et idéologique, tout en étant souvent le « bras armé » du groupe au pouvoir, lequel groupe peut d’ailleurs lui-même être militaire. Enfin, il ne faut pas oublier le facteur clé du prestige qu’elle a pu acquérir via ses faits guerriers, que ce soit dans le cadre d’une guerre d’indépendance (Algérie) ou conçue comme un axe de survie (Egypte). Voisine du monde arabe, la Turquie kémaliste incarne parfaitement ces différentes considérations. En Europe aussi l’armée a été un canal de modernisation durant tout le XIXème siècle, qu’il s’agisse de la France de Bonaparte ou de la Prusse de Bismarck.

Une loyauté à assurer

En plus d’être un sujet politique, l’armée est un objet politique dont il convient, pour les dirigeants en place, de s’accorder les bonnes grâces. Si les militaires peuvent porter un homme au pouvoir, ils peuvent également l’en chasser et ce même lorsque celui-ci est issu de leurs rangs comme ce fut le cas avec Moubarak et Ben Ali. C’est pourquoi la fidélisation des troupes et de la haute hiérarchie militaire constitue un enjeu majeur. Elle peut être encouragée par l’octroi d’avantages financiers et de privilèges divers. Ainsi en Egypte, l’armée représente entre 15 et 20% de l’emploi national, ses industries disposent d’un statut dérogatoire et le Conseil suprême des forces armées désigne lui-même le ministre de la Défense. A côté de cette forme de clientélisme, le loyalisme militaire peut également découler de liens ethniques et tribaux entre le groupe au pouvoir et la hiérarchie militaire.

Mais le régime peut aussi, par défiance, décider de marginaliser l’armée au profit des autres organes de sécurité (milices, forces de police, garde présidentielle, etc.) afin de l’affaiblir et éviter le risque d’un coup d’État. C’est l’option choisie par Ben Ali qui a maintenu l’armée tunisienne sous un contrôle étroit tout en s’appuyant sur les forces de sécurité. En Syrie aussi l’armée régulière, majoritairement sunnite, suscite la méfiance de Damas qui mise donc beaucoup sur les forces de sécurité alaouites.

Les armées et les « printemps arabes »

Au cours des « printemps arabes », certains commentateurs ont vu dans les armées des corps proches du peuple manifestant et donc des forces susceptibles de hâter le processus de démocratisation. C’est ainsi qu’ont été interprétés par exemple le refus du CEMAT tunisien, le général Ammar, de tirer sur la foule, ou la non-répression des manifestants par l’armée égyptienne place Tahrir. Mais, comme souvent, cette vision ne correspond pas pleinement à la réalité. D’autres facteurs d’explication méritent d’être avancés. Nous ne le répéterons jamais assez, les armées ne sont pas des corps homogènes. Oui, les militaires du rang ont pu ici ou là partager les aspirations des manifestants dont ils sont sociologiquement proches. Mais la hiérarchie militaire a aussi (et surtout ?) cherché à dérouler son propre agenda. En Tunisie, Ben Ali a été lâché par une armée qu’il avait maltraitée. En Egypte, l’establishment militaire a vu dans les contestations l’occasion de se défaire d’un Moubarak devenu gênant.

Ni en Egypte ni en Tunisie la haute hiérarchie militaire n’a encouragé le mouvement révolutionnaire et démocratique à la suite du départ des chefs d’État. En Tunisie, deux semaines après la fuite de Ben Ali, le général Ammar demandait aux jeunes réalisant un sit-in place de la Kasbah de laisser les politiques travailler. Le temps du sérieux était revenu. En Egypte, le haut commandement a réalisé des accommodements avec les frères musulmans avant de se retourner contre eux lorsque ceux-ci, forts de leur succès populaire, commirent l’erreur d’essayer de l’éclipser. C’est ce qui conduisit au coup d’État du 3 juillet 2013 et à l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi. En Algérie aussi, où le « soldat de base » est réputé proche du peuple, la hiérarchie militaire, via le CEMA Ahmed Gaïd Salah (AGS), a entretenu le statut quo lors du Hirak. Face à l’impopularité de Bouteflika, AGS a encouragé son départ pour satisfaire a minima la population mais a maintenu le système en place notamment en organisant et promouvant des élections contestées.

Plus qu’un promoteur du processus démocratique, la hiérarchie militaire s’est affirmée comme le garant de la stabilité et l’arbitre de dernier ressort.

Maxime HALVICK

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