L’eau dans les conflits modernes

 

Au cœur des grands déséquilibres mondiaux, l’eau occupe une place singulière, son absence provoquant catastrophes naturelles, famines et affrontements armés. À ce titre, sous toutes ses dimensions, géopolitique, sécuritaire ou économique, l’eau devrait faire l’objet d’une réflexion collective à même d’organiser une gouvernance pérenne de ce patrimoine de l’humanité. Or, étrangement, il n’existe pas de régulation mondiale de ce secteur essentiel. Les déploiements les plus récents de l’armée française le confirment, la question de l’eau est bien au cœur de la manœuvre militaire. Cependant, à y regarder de plus près, le rapport de cause à effet entre l’eau et les opérations militaires est loin d’être aussi limpide et évident.

L’eau sur les champs de bataille de 1914 à 1918

Durant la Grande Guerre, l’eau, tant en quantité qu’en qualité, a représenté un enjeu crucial destiné à subvenir aux besoins vitaux des hommes engagés sur les fronts. Août 1914 a été chaud et sec. A la problématique de la disponibilité de l’eau pour les troupes s’ajouteront très vite les questions de qualité liée à cette précieuses ressource. En effet, la conséquence de l’entrée en guerre d’une armée non vaccinée fût que, dans la période de septembre 1914 à mai 1915, 65 748 cas de fièvre typhoïde furent recensés. A ce titre, le haut-commandement français aurait dû avoir à l’esprit les écrits prophétiques de Michel Levy soulignant qu’il est erroné « d’attribuer aux accidents de guerre la grande partie de la mortalité des armées en campagne. Avant que le premier coup de feu ait été tiré, les épidémies se préparent ».

L’eau dans la manœuvre militaire de 1939 à 1945

La préparation de la campagne de France

À la veille du second conflit mondial, les enseignements de la Grande Guerre semblent avoir été retenus au sein des armées françaises. Lors de la mobilisation générale, le Grand Quartier général tente de protéger les ouvrages destinés à l’alimentation en eau des forces face aux effets des bombardements de l’aviation ennemie.

Un autre enseignement de la Première Guerre mondiale a également été tiré par le Grand Quartier général : celui de l’emploi de la géologie à des fins militaires. Il est ainsi reconnu aux géologues des qualités d’analyse qui peuvent faciliter la manœuvre d’infanterie en favorisant une implantation en terrain sec où l’eau peut être facilement évacuée et ainsi éviter les zones boueuses, et celle de l’artillerie pour le choix de l’implantation de canons. Le géologue militaire est également jugé pertinent en ce qui concerne la manœuvre de l’eau. Ceci requiert en effet une connaissance précise des sous-sols afin de définir la profondeur et l’extension de barrages depuis lesquels des masses d’eau seraient lâchées sur l’ennemi.

L’eau dans la préparation et l’exécution du Jour J

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le général Eisenhower a écrit que « la Jeep et les péniches de débarquement sont les deux matériels qui ont gagné la guerre ». Mais ce spécialiste de la logistique qu’était Eisenhower aurait pu ajouter qu’il est une denrée essentielle qui a contribué à faire basculer le destin du monde libre au cours de l’année 1944 : l’alimentation en eau potable. Avant que les Alliés ne débarquent sur les côtes normandes, les ressources en eau ont fait l’objet d’un souci constant. Parmi les nombreuses équations qui se posèrent aux planificateurs de ce débarquement, deux concernaient l’eau potable nécessaire à une arrivée en masse des troupes alliées sur les côtes normandes : il s’agissait d’abord de rendre les hommes autonomes en eau sur les premières 48 heures et d’assurer leur ravitaillement dans les jours et semaines qui allaient suivre.

De 1945 à nos jours, l’eau au cœur de la cible militaire et terroriste

Nous l’aurons bien compris, de nombreux exemples empruntés à l’Histoire ont influencé les concepteurs et les acteurs de ces atteintes à l’eau désormais fréquentes. Le détournement des eaux était déjà recommandé par le stratège chinois Sun Tzu dans L’Art de la guerre.

Les barrages, instrument de puissance et cible militaire

Dans la seconde partie du XXe siècle, de nombreux dirigeants d’États arabes se sont lancés dans la construction de grands barrages. La famille el-Assad en Syrie – à la fois Hafez puis son fils Bachar – s’inscrit pleinement dans cet esprit. Le système répressif de leur pays s’est en effet accompagné d’un ensemble d’aménagements hydroagricoles qui a été voulu comme une vitrine de la politique de développement du régime baasiste.

Mais, depuis ces programmes d’aménagement, menés au xx° siècle, il semble que le siècle suivant ait permis une utilisation autre que civile et politique des barrages. Elle fut cette fois de nature militaire et terroriste. Dès février 2013, la stratégie de Daech visera à systématiquement cibler les ouvrages hydrauliques. L’occupation du barrage Saddam en 2014 par l’Etat Islamique devint immédiatement source de préoccupation majeure pour la communauté internationale, compte tenu de son état de vétusté avancé. Daech le contrôlant, il représentait une menace grave pour la ville de Mossoul, situés en aval. En cas de rupture, on aurait assisté à un véritable tsunami provoquant des pertes humaines incalculables. Par ailleurs, son contrôle par Daech revêtait une importance stratégique indéniable : le barrage Saddam est le plus important d’Irak et fournit 45 % de l’électricité du pays.

Ces ouvrages essentiels à la vie vont ainsi devenir progressivement otages de l’armée islamique, délivrant un moyen de pression supplémentaire. Les organisations terroristes ont ainsi bien compris le pouvoir de l’eau : détournée de sa vocation, cette ressource peut devenir un redoutable outil stratégique de domination visant n’importe quel adversaire.   
En 1994, Shimon Peres déclarait « With water, you can make peace. With land you can make wars ». Cette phrase traduit bien le fait que l’eau doit être entendue comme un facteur d’intégration car elle est essentielle à la vie et est indissociable de la résolution des affrontements. La question de l’eau se pose donc sous de multiples aspects. Derrière un apparent manque d’eau global au Moyen Orient, on s’aperçoit que c’est surtout une inégale répartition de cette ressource qui caractérise cette région. Si un conflit directement lié à l’or bleu n’est pas à prévoir à court terme, il n’en reste pas moins que les négociations autour du partage de cette ressource doivent être davantage mises en valeur.

 

Ghislain Maingaud
Chargé de Mission, CEPS

 

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