L’Afrique, terrain de compétition stratégique

 

 

Pendant la Guerre Froide, l’Afrique a été un terrain d’affrontements et de rivalités exacerbées entre les États-Unis, l’URSS, mais aussi la France qui a assumé un rôle de « gendarme anticommuniste » à partir des années 1970 et la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Avec la fin de la Guerre Froide, les Russes – et les Américains dans une moindre mesure – se sont peu à peu désintéressés d’un continent qu’ils ont désinvesti. Mais voilà qu’aujourd’hui Moscou regarde de nouveau du côté de l’Afrique, un rapprochement initié en 2014 alors que la Russie était boudée par les Occidentaux suite à l’annexion de la Crimée.

Ce rapprochement a notamment été mis en scène en octobre 2019 avec la tenue du premier sommet Russie-Afrique de l’histoire à Sotchi. Notons que de façon semblable à ce qu’on pouvait observer à l’époque soviétique, la relation russo-africaine possède un fort tropisme sécuritaire. À côté du faible volume des échanges globaux, Moscou apparaît comme le principal fournisseur d’armes du continent : 28% des importations en Afrique subsaharienne sur la période 2014-2018 provenaient de Russie, sans parler des exportations massives vers l’Algérie. En plus de constituer un débouché économique, la vente de matériel de défense peut être un facteur d’influence pérenne en ce qu’elle précède parfois l’envoi d’instructeurs militaires pour former à la manipulation du matériel exporté. C’est précisément ce qui s’est passé en République du Congo qui a signé en mai 2019 un accord avec Moscou pour l’envoi de 200 experts militaires russes.

Comme pour la Chine quelques années plus tôt, le Soudan d’El-Béchir, marginalisé par la communauté internationale, a constitué la porte d’entrée du continent africain pour la Russie. Le Premier ministre Mikhail Mishustin a d’ailleurs signé en novembre 2020 un accord avec le Soudan post-Béchir pour l’établissement d’une base navale à Port-Soudan, la première sur le continent depuis la chute de l’URSS. Actuellement, c’est toutefois surtout en République centrafricaine que la Russie agit avec grand fracas médiatique, notamment à travers l’action de sociétés militaires « privées » telles que Wagner. La France, malgré le retrait du gros de ses troupes en 2016 avec la fin de l’opération Sangaris, reste présente dans le pays mais elle tient une position très différente en ce qu’elle investit surtout le terrain multilatéral via la MINUSCA et l’EUTM RCA. L’état-major de la force onusienne est commandé par le général français Rémi Seigle et un autre Français, le général Éric Peltier, se trouve à la tête de la mission européenne depuis juillet 2019.  De plus, près de la moitié des instructeurs de l’EUTM RCA – 90 sur 187 au mois de septembre 2019 –  sont français. Paris dit refuser la transformation du pays en un « terrain de compétition ». Mais elle a tout de même orchestré une démonstration de force en mai 2018 avec des vols de Mirage au-dessus du pays : une première depuis la fin de l’opération Sangaris et une manière de montrer qu’elle reste présente.

Si elle le fait avec plus de visibilité que les autres, la Russie est loin d’être seule à densifier son offre sécuritaire à destination du continent, phénomène qui pousse à l’instauration d’une véritable compétition stratégique. Djibouti en donne peut-être la meilleure illustration. Avec ses 23 000km² et ses 900 000 habitants, ce petit pays de la Corne de l’Afrique abrite aujourd’hui 5 bases militaires étrangères. En plus de la France, présente depuis 1969, on retrouve les États-Unis (2002), le Japon (2011), l’Italie (2012) et depuis 2017 la première base militaire chinoise à l’étranger. L’Arabie saoudite pourrait bientôt les rejoindre. Malgré une réduction des effectifs sous Nicolas Sarkozy, la base française sur place demeure le dispositif militaire permanent à l’étranger le plus important pour Paris avec 1 450 hommes. Au-delà de Djibouti, c’est toute la Corne de l’Afrique qui présente une attractivité croissante auprès de puissances entre autres intéressées par l’accès au golfe d’Aden et la sécurisation du détroit de Bab-el-Mandeb où transitent environ 40% du commerce mondial. Les Émirats arabes unis (EAU) ont ainsi inauguré une base en Erythrée en 2015 et la Turquie en Somalie en 2017.

Plus au nord, la Libye offre aussi un bon exemple de compétition stratégique. Les puissances étrangères y jouent des coudes depuis de nombreux mois pour accroître leur influence et placer leur « champion » à la tête du pays. La Turquie et la Russie, entre autres, se sont beaucoup investies dans ce conflit et espèrent en retirer aujourd’hui les dividendes politiques avec la nomination d’un nouveau Premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah, réputé plutôt proche de ces deux acteurs.

Plus discrète dans son déploiement sécuritaire, la Chine n’en est pas moins très soucieuse de la stabilité d’un continent qu’elle a massivement investie au niveau économique ces dernières années à travers sa Belt and Road initiative (BRI). De plus, l’Afrique a pu apparaître aux yeux des dirigeants chinois comme un théâtre d’entraînement adéquat pour une armée encore inexpérimentée. Les modalités de son insertion diffèrent toutefois grandement des modalités russes ou turques en ce que Pékin mise beaucoup sur le multilatéralisme et l’investissement des entités internationales au premier rang desquelles on retrouve l’ONU. La Chine est aujourd’hui le deuxième contributeur financier des OMP (15,2%) derrière les Etats-Unis, et le premier contributeur en ressources humaines parmi les membres du Conseil de Sécurité. Au printemps 2019, la Chine fournissait ainsi 1 067 casques bleus au Soudan du Sud, 403 au Mali, 230 en République Démocratique du Congo, 370 au Darfour et 12 au Sahara Occidental. En outre, la Chine dispose de son propre centre de formation labellisé par l’ONU et Huang Xia a été nommé en 2019 envoyé spécial du Secrétaire général dans la région des Grands Lacs. Cette influence via les canaux multilatéraux n’empêche pas Pékin de densifier en parallèle son rôle dans l’exportation d’armement, la formation et le soutien financier aux armées locales. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, les ventes d’armes vers l’Afrique ont augmenté de plus de 50%.

En quoi cette nouvelle donne change-t-elle les choses pour la France ? Les optimistes y verront une chance de coopérer avec de nouveaux partenaires et ainsi alléger notre présence dans certains théâtres, par exemple au Sahel où le débat sur un éventuel retrait français s’intensifie depuis plusieurs semaines. Il est intéressant de noter que la Chine a annoncé début 2019 une aide à venir de 45 millions de dollars à la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), une entité que la France s’efforce de faire monter en puissance avec des résultats mitigés depuis des années.

Mais cette compétition stratégique constitue dans le même temps un risque de perte d’influence, de déstabilisation régionale, voire d’aggravation des menaces. Alors que la Russie manifeste un intérêt pour devenir observateur au sein du G5 Sahel, elle attise sur place la haine et le ressenti envers l’ancienne puissance coloniale française. En RCA, Moscou contribue, en faisant cavalier seul, à brouille la lisibilité de la situation. L’Afrique devient ainsi un théâtre de guerre informationnelle mobilisant les technologies cyber, l’IA, etc.

Au sein de cette compétition continentale, la stratégie française reste pour l’instant celle d’un investissement européen rehaussé.

Maxime HALVICK

 

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