La perception de Taïwan sur son avenir

 

La perception de Taïwan sur son avenir

Le 1er mai 2021 Taïwan, équivalent de l’Australie en termes de population et de PIB (en parité pouvoir d’achat), a fait la couverture du magazine The Economist « The most dangerous place on earth ». Alors que les États-Unis et la Chine se disputent la domination de la région, cette île de 24 millions d’habitants située à 180 km au large de la république populaire de Chine (RPC) est face à un avenir précaire. Les tensions dans la région se sont accrues ces derniers mois, elles n’ont jamais été si élevées depuis 25 ans. La présidente taïwanaise a reconnu en novembre 2021 qu’un certain nombre de soldats américains étaient déployés sur l’île. C’est une première depuis 1979 et le vote du Taiwan Relations Act par le Congrès américain qui a défini les relations qu’entretiennent les Etats-Unis et Taïwan, après la reconnaissance de la Chine. Quelle est la destinée de Taïwan au regard de la situation conflictuelle qu’il entretient avec la Chine ? A partir de leur histoire récente, de quelle manière les Taïwanais se projettent et appréhendent-ils l’avenir de leur société ?

Depuis 70 ans Taïwan s’est démocratisé et développé, il a fait sa place dans le concert des nations :

Pour comprendre le sort actuel de Taïwan, il est d’abord nécessaire de parcourir son histoire récente. La colonisation chinoise débute seulement au XVIIe siècle sur l’île. Zheng Chenggong (dynastie Ming) débarque en avril 1661 pour expulser les Hollandais. Après une succession de dynasties, les Qing cèdent Taïwan et les îles Pescadores au Japon à perpétuité le 17 avril 1895, selon les termes du traité de Shimonoseki. L’occupation contribue significativement à l’industrialisation de l’île et à la modernisation de ses équipements publics. Les relations entre les deux pays, entretiennent de fortes coopérations économiques, sont encadrées par un traité commun de 1978. Le Japon s’est depuis l’an dernier progressivement rangé du côté de Taïwan et des E-U dans la crise entre Pékin et Taipei. À la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, le Japon accepte la déclaration de Potsdam selon laquelle l’île doit être transférée à la République de Chine. En 1949, les nationalistes du Kuomintang, à la suite de leur défaite dans la guerre civile chinoise (1927-1950), fuient l’Armée de libération et la création de la République populaire de Chine par le Parti Communiste chinois. A partir 1945, deux millions d’hommes de Tchang Kaï-Chek arrivent sur l’île de Formose et prennent le pouvoir. En 1947, à la suite d’émeutes et répression (incident du 28 février), provoquant la mort d’environ 30 000 Taïwanais, la loi martiale est proclamée, c’est le début de la « Terreur blanche ». La dictature nationaliste du Kuomintang va durer 30 ans.

C’est aussi une période marquée par l’âge d’or économique, l’ère du made in Taïwan. Des années 1960 jusqu’aux années 1980, la république de Chine devient un des quatre dragons asiatiques qui s’exporte dans le monde entier. Cette période de dictature s’étend jusqu’en 1987 avec la levée de la loi martiale. La parole devient de plus en plus libre, pour aboutir en 1996 à la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Taïwan est aujourd’hui l’un des pays les plus libres au monde, il est un leader dans la région en matière de droits humains. Selon M. Wu, ambassadeur de Taïwan en France : « Taïwan démontre qu’une société chinoise peut prospérer avec des valeurs démocratiques ». Le niveau moyen d’instruction et de qualification professionnelle est élevé. La république de Chine dispose de grands scientifiques, et les autorités sont particulièrement efficaces dans la lutte contre le Covid-19. Le pays a recensé seulement 18 000 cas et 852 morts depuis le début de la pandémie. Le gouvernement affirme avoir été le premier à soulever, dès le 31 décembre 2019, la possibilité d’une contagion interhumaine auprès de l’OMS.

Taïwan est aujourd’hui la 22e puissance économique mondiale. Sa domination dans quelques secteurs économiques lui permet de tenir sa place dans le concert des nations pour assurer sa postérité. Selon Ruchir Sharma (auteur, investisseur et gestionnaire de fonds) dans son article pour le New York Times en décembre 2020, « Taïwan est l’endroit le plus important du monde ». Selon lui, l’Etat insulaire occupe une place très importante car il possède la technologie la plus avancée pour la fabrication de puces informatiques. La pénurie mondiale rend les pays dépendants de Taïwan qui couvre 65% du marché. Taïwan s’est aussi spécialisé dans la sous-traitance des activités de production, accueillant les fabricants contractuels les plus notoires (Foxconn, Pegatron, Quanta Computer). Taïwan développe sa technologie pour se protéger et développe son arsenal militaire. L’administration Trump a fortement accru ses ventes d’armement à Taïwan, à hauteur de 15 milliards de dollars (contre 14 milliards sous les deux administrations Obama). Face à la menace chinoise, l’île se prépare et a récemment déployé des chasseurs F 16 et mirages français. Ces engins sont capables de faire de la reconnaissance longue distance et de combattre sans être vus. En 2022, la force militaire de la république de Chine est très performante et parfois en avance sur la RPC. Taïwan est devenu un système à part entière, il a toutes les caractéristiques pour être aujourd’hui un Etat souverain.

Taïwan pourrait être reconnu comme un Etat-nation indépendant mais se heurte à la puissance chinoise :

Malgré ses efforts pour se distinguer de la Chine continentale, Taïwan est au banc des nations depuis 50 ans, absent des grandes organisations et assemblées internationales. Tout bascule le 25 octobre 1971 lorsque l’ONU vote la résolution 2758 qui dispose que la RPC devient le seul représentant de la Chine à l’ONU. En 1979 les relations sino-américaines se sont normalisées ce qui laissait espérer une période de « détente » pour la république de Chine qui aurait pu en bénéficier. L’intégration chinoise à l’ordre international avec son entrée en 2001 au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en faveur de la prospérité mondiale donnait de l’espoir à Taïwan. Mais depuis cette date, la Chine a pris sa « revanche » sur l’Occident et est progressivement devenue une hyperpuissance. Cette dernière passe par la récupération de la province perdue qui permettrait ainsi à XI Jinping de laisser son empreinte politique dans l’histoire de l’empire du Milieu. Le rêve chinois est étroitement lié aux rêves des autres peuples : Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures ; les nouvelles routes de la Soie, une kyrielle de grands projets marshalliens qui promeuvent l’avènement d’un nouvel ordre régional et économique. Par conséquent, la Chine est en 2022 le premier partenaire commercial auprès de 120 pays.

Possédant pourtant tous les attributs d’un Etat Souverain, Taïwan ne peut aujourd’hui compter que sur une quinzaine de petits Etats et territoires. Les puissances ne veulent reconnaître officiellement Taïwan comme pays car les traités reconnaissent la république populaire comme unique représentant chinois. Ils considèrent également que la Chine est un énorme marché dont ils ne peuvent se passer. Malgré cela la république de Chine entretient des relations gouvernementales non-diplomatiques et non officielles avec l’Union européenne et 47 Etats reconnaissant la RPC, qui ont des bureaux économiques, commerciaux et culturels à Taïwan. L’Etat insulaire dispose également de liens économiques importants avec les pays évoqués mais aussi avec la Chine qui est la destination d’environ 40% de ses investissements sur les cinq dernières années. Taïwan instrumentalise des fortes relations d’interdépendances puisqu’il importe 97% de ses ressources énergétiques, et produits manufacturés. Son meilleur allié demeure les Etats-Unis, l’appartenance de Taïwan au camp occidental dans la guerre froide a conduit les deux États à multiplier leurs relations depuis 1945. Mais Taïwan veille à modérer son rapprochement avec les E-U pour ne pas se rendre trop vulnérable au risque de perdre le peu d’indépendance dont elle dispose.

Les Taïwanais sont endigués dans un conflit pour le leadership mondial :

Depuis que l’ancien président américain Harry Truman a annoncé que les États-Unis défendraient Taïwan contre une attaque du régime chinois après le déclenchement de la guerre de Corée en 1950, l’armée américaine est présente dans la région. Cette protection militaire a été notamment réaffirmée en avril 2001 par le Président George W. Bush. La menace s’est renforcée depuis 2005 et la loi anti-sécession adoptée par le Congrès national du peuple chinois. Elle vise à rendre illégale toute déclaration d’indépendance formelle de Taïwan, en autorisant à user de moyens « non-pacifiques » au cas où l’île se doterait d’une constitution lui donnant un statut d’État. La Chine compte sur le « modèle d’un pays, deux systèmes » inauguré à Hong Kong pour amener progressivement la population de Taïwan et son gouvernement à considérer l’option d’une réunification pacifique à terme. La RPC met la pression sur Taïwan, les tensions se sont donc accentuées ces dernières années. A la fin 2021, les démonstrations de force chinoise se sont multipliées comme une répétition grandeur nature d’un débarquement militaire. Plus de 150 avions ont pénétré la zone aérienne de défense de Taïwan. Le gouvernement taïwanais craint qu’un jour ces incursions dégénèrent et provoquent un incident qui pourrait constituer une occasion préméditée de déclencher un conflit militaire.

Aujourd’hui Taïwan est le théâtre de la « bataille silencieuse du XXIe » pour le Pacifique. Cette montée des tensions s’inscrit dans ce que Graham Allison nomme le piège de Thucydide. Ce n’est pas l’ascension d’Athènes mais de la Chine et la peur que celle-ci provoque non pas à Sparte mais aux Etats-Unis qui rendent une guerre envisageable. La situation géostratégique de Taïwan est cruciale, mais également le détroit de Taïwan et l’accès aux eaux profondes de la mer de Chine méridionale. La RPC souhaite faire de la mer de Chine sa chasse gardée sans quoi elle deviendrait vulnérable aux éventuels blocus économiques des États-Unis, par une paralysie des routes maritimes. Par conséquent, l’empire du Milieu prépare une stratégie maritime de “défense active” pour obtenir le contrôle des mers proches, dans un territoire dominé par les alliés américains (Japon, Corée, Philippines). Les experts s’interrogent avec angoisse sur les scénarios plausibles d’un conflit conventionnel entre les protagonistes Chine et États-Unis. Le sentiment de perte de l’engagement militaire, l’érosion du concept de dissuasion, sont autant de manifestations de ces paradoxes qui amplifient le sentiment d’instabilité sécuritaire et brouillent les perspectives.

Alors que le sentiment anti-chinois est devenu majoritaire chez les Taïwanais, c’est de la communauté internationale que dépendra leur avenir :

En 2022, Taïwan est un pays développé disposant d’une croissance stable. Le principal sujet dans le débat public et fruit des clivages politiques est la relation avec la Chine. Les Taïwanais s’interrogent sur les potentielles issues de cette crise, qui une fois résolue leur permettra d’envisager un destin plus serein. Pour qu’une rupture ait lieu, il faudrait que l’administration Xi Jinping s’effondre et que la Chine reconnaisse Taïwan. Dans le cas contraire, il faudrait que les Taïwanais acceptent le compromis proposé par la RPC. Ces deux possibilités semblent actuellement peu probables. Et pour cause, dans le camp taïwanais il y a depuis 30 ans une augmentation du sentiment anti-chinois. Il s’est accentué en mars 2014 avec le Mouvement Tournesols des Etudiants. Des dizaines de milliers d’étudiants s’étaient mobilisés pour empêcher le vote d’un accord de libre échange qui aurait eu pour conséquence la mainmise totale de la Chine sur l’économie taïwanaise. Les jeunes générations qui n’ont pas vécu la pauvreté, le retard de développement et qui n’ont pas de lien direct avec la Chine continentale insufflent ce sentiment anti-chinois, comme marque de patriotisme. C’est une période décisive de l’histoire récente du pays puisqu’elle est marquée par la naissance d’une conscience politique. Par conséquent le Kuomintang, qui défend une forte intégration avec la Chine, a perdu le pouvoir en 2016 au dépend du parti démocrate-progressiste (PDP) de l’actuelle présidente Tsai Ing-wen.

Les Taïwanais ne veulent pas se retrouver dans la même situation que Hong-Kong qui est depuis 2019 le théâtre de manifestations massives pour protester contre l’influence de la Chine continentale dans la politique locale. Ce combat des Hongkongais rappelle aux Taïwanais le risque qu’un rapprochement avec la Chine continentale ferait courir à la démocratie, aux libertés et à l’État de droit. En 2020, quelques jours avant les élections présidentielles, Tsai Ing-wen est passée en tête des intentions de vote grâce à la publication d’un clip de campagne qui montrait le quotidien agréable des jeunes Taïwanais, avant de basculer sur les scènes de guérilla urbaine à Hong Kong. En 2021, 85% de la population s’oppose à la proposition “un pays, deux systèmes” du PCC et se rallie à l’accent mis par la présidente sur le maintien du statu quo. Même si les échanges entre la RPC et Taiwan sont rompus, la présidente Tsai Ing-Wen entend maintenir un dialogue pacifique en attendant que la communauté internationale se décide à reconnaître Taïwan. Alors qu’en mars 2021, 90% des citoyens de Taïwan s’identifient comme Taïwanais, la république de Chine pourra-t-elle bénéficier d’une reconnaissance diplomatique à l’avenir ? Certains signes vont d’ores et déjà dans ce sens-là, puisque les relations diplomatiques politiques avec les pays européens ou d’autres démocraties s’améliorent. Les Taïwanais peuvent espérer qu’un jour leur pays sera considéré comme un pays démocratique et traité sur un pied d’égalité avec les autres démocraties.

 

Edouard CABOT, avec l’amicale participation d’Axel MARCHAND.

 

 

 

 

 

 

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