Joe Biden peut-il changer le monde ?

 

Le retour de l’establishment de Washington devra s’inscrire dans un nouveau contexte, l’administration Biden ne pourra pas faire figure de troisième mandat de Barack Obama.

La plupart des acteurs de la scène internationale souhaitaient l’élection de M. Joseph Biden pensant qu’elle favoriserait le retour à un ordre mondial moins chaotique mais les choix diplomatiques américains ont cessé de déterminer à eux seuls tous les équilibres stratégiques. Une telle croyance montre une méconnaissance de l’état du monde et un illusionnement dangereux qui a souvent conduit les américains à des décisions lourdes de conséquences. C’est pourtant cette croyance qui résume le programme de politique étrangère de M. Joseph Biden palpable dans son slogan « Guider le monde démocratique ». Dans la tribune « Pourquoi l’Amérique doit diriger à nouveau », il constate que « le système international que les américains ont si précautionneusement bâti est en train de se fissurer[1] ». Il oppose ce déclin, résultat de l’administration Trump, aux triomphes américains (victoire lors de la Seconde Guerre Mondiale, endiguement du communisme, disparition de l’URSS…) et martèle la nécessité de restaurer la relation au monde des États-Unis. Dans le cas contraire, « soit quelqu’un d’autre prendra la place des États-Unis, mais pas d’une façon qui profitera à nos intérêts et à nos valeurs, soit personne ne le fera, et le chaos s’ensuivra[2] ».      

Cette vision wilsonienne nostalgique et l’obsession de restauration qu’elle sous-tend imprègnent tout le camp démocrate, elles expliquent son incapacité à repenser la politique étrangère américaine. M. Joseph Biden et les ténors de la politique démocrate conçoivent le monde comme régi par un état naturel des choses où la plupart des pays aspirent à former une alliance étroite avec les États-Unis, partageant tous ses intérêts fondamentaux, et qu’il suffit d’un peu de diplomatie américaine pour affirmer cet ordre naturel. Le second postulat de cet état des choses wilsonien perçoit l’Europe comme un indéfectible vassal. Si cela s’est généralement vérifiée à l’époque de la Guerre Froide, il est bon de rappeler qu’elle a pris fin il y a trente ans. Le décalage intellectuel de la nouvelle équipe Biden s’explique par le fait que sa pensée n’a pas évolué depuis trois décennies alors que la nature structurelle de notre monde l’a fait. L’égocentrisme américain assumé au grand jour ne perçoit pas l’écart grandissant entre le rôle que s’attribue les États-Unis et la puissance réelle dont elles disposent. Biden l’écrit lui-même, « il revient aux États-Unis de mener la marche (…) aucune autre nation n’en a la capacité tout simplement parce qu’aucune n’est bâtie sur cette idée de liberté[3] ». Pourtant, ce discours est en passe de devenir inaudible dans un monde de plus en plus multipolaire qui n’accepte plus de se voir universellement appliqué les valeurs d’un autre. Sur tous les continents, à travers même l’Europe, on note ce tournant identitaire, chacun exprime un besoin de reconnaissance. Ce sont ces dynamiques et fragmentations sociales que les diplomates américains échouent à percevoir aveuglés par une vision purement hiérarchique des relations internationales. Cette vision hiérarchisée du monde explique en partie les échecs américains sur la scène régionale où les configurations politico-stratégiques permettent aux vassaux une marge de manœuvre plus importante pour défendre leurs intérêts directs dans leurs voisinages.

Cette apathie questionne dans un moment où les États-Unis doivent tenir compte de la progression de la Chine qui est maintenant capable de proposer des alternatives politiques et économiques à celles américaines. D’autant que la Chine procède avec méthode et à long terme et a montré sa capacité à profiter des lacunes de la politique étrangère américaine. Le cas de l’Afrique est frappant. La Chine a su profiter du désengagement américain, aussi bien en matière de soft power qu’en aides concrètes, sonnantes et trébuchantes. On ne peut que s’étonner d’un tel aveuglement diplomatique, on se souvient de cette formule hallucinante de « shithole countries » utilisée par Trump pour désigner les États africains. En effet, l’Afrique est appelée à devenir un terrain d’affrontement des grandes puissances. La rivalité avec la Chine passera aussi par l’Afrique, les Chinois en ont déjà pleinement pris la mesure. La récente nomination de Samantha Power à la tête de l’USAID qui a pour mission principale de revenir sur le terrain africain et y planter le drapeau américain montre un réveil de l’administration Biden sur la question. Réveil d’autant plus le bienvenue dans un contexte où la solidarité des alliés européens et asiatiques apparait moins évidente. Bien qu’ils soient préoccupés par la montée en puissance de la Chine, ils ne semblent pourtant pas enclins à souscrire au durcissement de ton de Washington. Ainsi, en novembre dernier, alors que M. Biden était déjà élu, la Chine et 14 autres pays d’Asie-Pacifique ont signé le plus grand accord de libre-échange jamais conclu (RCEP). Les alliés historiques de Washington, dont l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud – aussi préoccupés qu’ils soient par les politiques agressives de Pékin – n’ont pas hésité à se joindre à l’accord. Les membres de l’UE ont eux aussi récemment signé un accord tout aussi important avec la Chine sur la protection des investissements.

L’Europe, malgré le narratif américain, semble d’ailleurs la nouvelle candidate à la perturbation du scénario hégémonique américain par l’adoption d’une ligne bien plus neutre. L’accord avec la Chine précédemment cité mais aussi le refus de l’Allemagne de reconsidérer la construction du pipeline Nord Stream 2 avec la Russie ou encore les attaques de Macron envers l’OTAN sont autant de signes. On peut d’ailleurs noter l’absurde d’une situation qui voit les États-Unis dépenser des milliards de dollars pour défendre l’Europe pendant que le pays européen le plus puissant se lie avec la menace dont les américains sont censés le protéger. Traiter avec l’Europe comme avec une entité unie et acquise est une erreur d’appréciation, compte tenu de l’imbroglio sans fin et des différences de voix endémiques à l’Europe, travailler avec les alliés européens, état par état et question par question, en se regroupant lorsque des intérêts communs sont en jeu et en acceptant d’être en désaccord lorsqu’ils ne le sont pas fait le plus sens. C’est cette capacité de lire les subtils effets de changements régionaux et de procéder à des ajustements perpétuels d’équilibres instables que les américains doivent appliquer à leur politique étrangère.

Le problème est donc bien plus profond que les supposées politiques ratées de Trump et il ne peut être naïvement résolu en rejouant le film de l’époque Obama. La politique étrangère américaine a besoin d’un remaniement culturel et intellectuel en profondeur. Il est déconcertant que – jusqu’à présent tout du moins – l’administration Biden n’y semble pas encline et recycle des narratifs et des concepts qui ont fait leur temps. Les États-Unis ne semblent pas prêts à accepter un monde multipolaire ; ils persévèrent à croire que leur place de leader mondial est la même qu’après 1945 au moment où il ne s’agit plus de reconstruire mieux mais de construire différemment.

Denise Dalal HAMDANI

[1] Joseph R. Biden Jr, « Why America must lead again. Rescuing US Foreign policy after Trump », Foreign Affairs, vol.99, n°2, New York, mars-avril 2020

[2] Ibid.

[3] Ibid.

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