D’hier à aujourd’hui, la France et les Afriques – Encore l’Afrique, toujours l’Afrique (1/3)

 

Chères lectrices, chers lecteurs,

Cette semaine, ainsi que pour les deux semaines à venir, les Libres paroles du CEPS vous invitent à un format de lecture inédit.

Nous vous proposons de retrouver l’excellente contribution de notre conseiller géopolitique William BENICHOU sous la forme d’un « feuilleton » en 3 chapitres.

Nous attirons par ailleurs votre attention sur le fait que la réflexion initiée dans ce « feuilleton » sera développée prochainement dans le cadre d’une de nos Matinales.

Encore l’Afrique, toujours l’Afrique (1/3)

S’exprimer à nouveau sur l’Afrique et les relations franco-africaines est toujours un exercice à la fois exaltant, périlleux et frustrant, tant l’Afrique est complexe et plurielle, et tant elle a compté durant les quarante années de ma carrière diplomatique comme dans ma vie. Il est vrai que l’Afrique fait toujours parler d’elle, et que nous ne pouvons pas, au regard de notre histoire partagée et de notre culture commune, ignorer ce qu’elle nous dit et nous répète sur ce qu’elle attend de nous et sur la manière dont elle envisage son devenir. Si, comme l’a si bien dit mon ami anthropologue, François-Robert Zacot, l’Afrique a besoin que nous projetions sur elle un autre regard, elle a besoin aussi et surtout que nous jetions un regard sur notre propre regard…

L’épreuve difficile que nous traversons depuis plus d’un an, engendrée par la grave crise sanitaire mondiale du Covid, aura eu quelque part le mérite de susciter en nous un examen de conscience sur notre destin commun, un effort de relativisation de certaines convictions et une exigence d’humilité.

Je remercie le CEPS de me donner à nouveau – au titre de sa campagne de libre parole – l’occasion de restituer et, autant que faire se peut, d’inviter les lecteurs à partager les réflexions que m’inspirent, aujourd’hui, la situation de ce continent, du moins celle des pays francophones qui furent jadis, disons le mot, des colonies françaises et la manière dont leurs relations avec la France et l’Europe devraient ou pourraient être désormais envisagées à la lumière des nouveaux défis et enjeux. Des révisions parfois déchirantes, des inflexions voire des ruptures sont nécessaires. Soixante années après les indépendances des quatorze pays concernés (on pourrait y ajouter la RDC, le Burundi et le Rwanda), et sur la base des leçons déjà tirées du cinquantenaire des indépendances africaines en 2010, à l’occasion duquel j’ai eu l’immense honneur de concevoir et de mettre en œuvre un vaste programme avec Jacques Toubon, je garde à l’esprit les trois réflexions suivantes :

« C’est souvent lorsqu’elle est le plus désagréable à entendre qu’une vérité est le plus utile à dire »  (Elie Wiesel) ;

« La parole est un fruit dont l’écorce est bavardage, la chair éloquence et le noyau bon sens » (proverbe africain) ;

« On ne ramasse pas un caillou avec un doigt » (proverbe peuhl).

C’est donc à la fois un devoir de nommer les choses par leur nom, un devoir de clarté et de sincérité,  loin de la langue de bois et de la censure, et un devoir de solidarité et de partage.

Les pays de l’Afrique francophone ont, comme les autres pays du continent, des atouts et contraintes, des performances et des lacunes, des défis à relever et un avenir à construire

Un large éventail de potentiels dont il convient de relativiser la portée : – une forte dynamique démographique en même temps bombe sociale à retardement, – une grande disparité des taux de croissance sans véritables perspectives de diversification ni de montée dans la chaîne de valeurs avec un secteur informel socialement vital, – un énorme potentiel en ressources naturelles et foncières mais fragile, peu valorisé et convoité , – des ressources humaines et technologiques avec, d’un côté, l’émergence de talents scientifiques et d’innovateurs et innovatrices en particulier au sein des diasporas africaines et de l’autre, un bouillonnement numérique étonnant de vitalité avec en corollaire une forte cybercriminalité, – d’énormes capacités énergétiques et hydriques avec un accès encore trop faible à l’eau courante et à l’électricité en milieu rural, – un réservoir culturel diversifié et en pleine évolution, capable de devenir dans les prochaines décennies un secteur de promotion sociale et de renforcement de l’identité culturelle.

De sérieuses contraintes et préoccupations : – le défi le plus sérieux est celui de l’insécurité et, disons le, du péril islamiste  de son épicentre au nord Mali jusqu’à la zone du Liptako-Gourma (Mali, Burkina, Niger), et qui s’est vite propagé aux zones forestières ou côtières comme la Côte d’Ivoire. Alors que notre engagement militaire constant est à saluer, on ne pourra que regretter une certaine ingratitude des autorités locales et/ou de populations maliennes au moment où la contagion salafiste gagne du terrain à la faveur des frustrations sociales habilement exploitées par les prédicateurs d’un islam politique hybride décidé à en découdre avec un modèle de développement jugé inféodé à la culture occidentale, – des fragilités institutionnelles patentes avec, depuis 1960, tant de coups d’Etat, de guerres civiles, rebellions et éliminations de dirigeants, – des progrès trop lents de la gouvernance avec en toile de fond la corruption (encore un vilain mot) et une culture de l’alternance politique toujours peu incarnée et nourrie par la persistance de tendances autocratiques que pourrait justifier l’engagement de certains dirigeants dans la lutte contre le terrorisme islamique, – une contribution toujours faible de la croissance à la réduction de la pauvreté et des inégalités sociales et régionales  en dépit d’une certaine émergence de classes moyennes, – une dépendance financière toujours forte avec une dette publique de mauvaise qualité quoique relativement faible en volume, – une propension au surendettement des ménages sans filet de sécurité face à certains organismes prédateurs de micro-finance et au poids financier de certaines traditions, – un processus d’intégration régional poussif et peu efficace et une Union Africaine considérée comme déconnectée des réalités, atone et inaudible malgré son agenda 2063.

S’ajoutent deux autres questions : – d’une part, l’impact des changements climatiques (poursuite de l’érosion côtière et de la désertification), les atteintes à la biodiversité (feux de brousse, déforestation, chasses excessives et incontrôlées), mais sans comparaison au regard de ce que l’on constate dans les pays développés et – d’autre part, l’impact de la crise sanitaire mondiale du Covid qui a été souvent exagéré par certains médias et Ong propagateurs de thèses alarmistes alors que l’Afrique semble mieux résister à la pandémie que le reste du monde et qu’elle adopte des mesures de prévention et des stratégies vaccinales rationnelles, même si le variant sud-africain constitue une menace pour le continent. Si la vigilance et la solidarité sanitaire et vaccinale s’imposent, il reste que le virus Ebola, potentiellement résurgent, a été et reste beaucoup plus contagieux et meurtrier que ne l’est actuellement le virus Covid, dont certains veulent faire un exutoire de la culpabilité psychotique de l’occident.

Pour un nouveau sursaut de la pensée et des pratiques sociales : Il y a toujours eu de beaux et grands discours avec parfois de belles envolées lyriques de la part des responsables africains et français, sur l’Afrique et sur l’avenir des relations franco-africaines. Alors que l’on a souvent accusé les dirigeants africains d’être avides de slogans et de paradigmes, le président congolais Sassou-Nguesso, qui vient de se faire réélire en mars 2021 pour un nouveau mandat, déclarait fin 2015, je cite «  Si l’Afrique est ce qu’elle est aujourd’hui, la faute – si ç’en est une – nous incombe à nous tous, africains. Nous devons nous en prendre d’abord à nous-mêmes. Notre continent, qui a porté les lumières d’une civilisation humaine pendant plus longtemps qu’on ne veut l’accepter, voit ses jeunes enfants aller se noyer dans la Méditerranée… ».

Alors que le train de la mondialisation heureuse, lui, n’attend pas, c’est le lieu de faire partager ici les réflexions de Mia Couto, écrivain mozambicain sur « l’incapacité à maîtriser une pensée productive, hardie et novatrice » et « d’où vient la difficulté à penser comme sujets de l’histoire » parce que dit-il « notre identité propre est perçue à travers les autres ». Et il ajoute : « Nous ne pouvons entrer dans la modernité sans nous déchausser,   sans laisser au seuil de la porte des nouveaux temps les sept chaussures sales »  :  – l’idée que les coupables sont toujours les autres et que nous sommes toujours des victimes, – l’idée selon laquelle le succès ne provient pas du travail, – le préjugé selon lequel celui qui critique est un ennemi, – l’idée selon laquelle changer les mots change les choses, – la honte d’être pauvre et le culte des apparences, – la passivité devant l’injustice, – l’idée que pour être modernes, il nous faut imiter les autres ». Edifiant, non ?

Une fois laissées dehors ces sept chaussures sales, il reste à évoquer deux autres questions importantes :

La nécessité pour l’Afrique de se doter d’appareils statistiques fiables, conformes aux standards internationaux, pour collecter et exploiter les données sur l’activité économique et disposer d’un cadre de référence pour la prise de décision. Il y a quelques années, un forum à Kigali avait dénombré seulement une douzaine de pays disposant de statistiques fiables indispensables aux investisseurs internationaux. L’Afrique semble encore fâchée avec les chiffres…A l’ère du numérique et des Big Data, l’enjeu est important.

La nécessité de donner au temps un statut conciliant tradition et modernité : Comme le souligne Etienne Klein, le temps est différemment perçu selon les pays et les sociétés. Contrairement à l’Europe où le temps nous tyrannise et nous impose son rythme et ses normes, l’Afrique, davantage en osmose avec le passé (temps des ancêtres), sait se donner le temps de la relation humaine et de l’échange en s’affranchissant d’une pratique trop rationnelle de la temporalité. Selon Mveng et Agossou, le temps africain s’explique par l’anthropologie de la vie, inséparable de l’image de l’homme et de sa destinée. Un sorcier disait même que « l’homme crée toujours le temps dont il a besoin ».  Par un raccourci imagé et toutes choses restant égales par ailleurs, on pourrait ajouter, sans porter de jugement de valeur, qu’en Afrique il faut tuer le temps alors qu’en Europe c’est le temps qui nous tue, ce qui n’est guère mieux. Le développement est une valse à trois temps : – le temps de l’action, nécessairement long, – le temps diplomatique, frustrant (on plante des graines sans en récolter les fruits) et – le temps politique, court, qui privilégie l’opportunisme, l’immédiateté et la confiscation des honneurs au détriment de l’efficacité. Si le temps c’est de l’argent et donc un paramètre de l’efficacité économique, son mode d’appropriation et de gestion a également une dimension humaine et un rôle dans l’équilibre des relations sociales.

William BENICHOU

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