Crise sanitaire et organisations internationales

 

Décidément la crise sanitaire est un intarissable révélateur des défaillances des modes de gouvernance adoptés par les hommes pour la gestion de leurs affaires internes comme de leurs relations internationales.
Ce qu’il est convenu d’appeler le concert des nations, dans lequel chaque État aspire à une place gratifiante, est dans les faits un ensemble d’organisations d’origine conventionnelle formées par les Etats pour exercer des prérogatives que ces mêmes Etats leur ont théoriquement consenties.

Prérogatives théoriques car bien que distinctes des membres dont l’accord les a créées, ces organisations ne peuvent réellement s’affranchir de la tutelle notamment des plus puissants d’entre leurs fondateurs.
Le droit international censé régir leur fonctionnement s’est dévitalisé au fil du temps pour ne plus ressembler qu’à une “étiquette ” qui règle les civilités entre les mandataires et orchestre la partition de leurs “arrangements “.

Par les temps oppressants que subit la planète, elles ne se distinguent par aucune initiative politique ou sociale.
Les pays se battent depuis des mois contre un adversaire commun mais chacun dans son carré national comme si le réseau d’institutions internationales patiemment tissé depuis des décennies n’avait aucun rôle à jouer.

L’entraide s’organise en dehors des espaces conventionnels et les moyens de lutte contre la pandémie se négocient sur le marché.
Les plans sociaux et les plans de soutien à l’économie sont égoïstement nationaux et la dimension mondiale de l’écroulement économique superbement ignorée.

L’absence des organisations supposées agir sur les différents fronts humain, social et économique relève du coma.
En ces moments de “guerre”, comme les ont qualifiés de nombreux chefs d’Etat, la mutualisation des moyens de la planète n’est-elle pas l’ultime objectif de ces organisations qui vivent des contributions internationales ?

Il est vrai que leur intervention, pour ne pas parler de pouvoir, dépend de leur légitimité et de leur capacité de coercition.
La légitimité a-t-elle jamais réellement existé ?
Nées de la volonté des vainqueurs après la seconde guerre mondiale, les valeurs qui fondent ces organisations sont les valeurs des puissants du moment, proclamées universelles. La diffusion de ces valeurs a été et est encore laborieuse, inégale et peut-être pas définitive. Plus problématique encore est l’universalité régulièrement foulée au pied par l’attitude même des membres qui s’en réclament. Ils refusent de s’y rallier quand elles font consensus ou grèvent de leurs “réserves ” leur effectivité quand elles sont adoptées.

Quant à la capacité de coercition, elle suppose que les Etats consentent un jour à déléguer à ces organisations une parcelle de leur souveraineté.
Les Etats se sont donnés des outils d’action collective et refusent de les doter de manches.

Alors pourquoi entretiennent-ils des “personnes morales” sans personnalité politique, sans contenu social et sans objectif humain ?
Les institutions internationales aujourd’hui servent à cultiver le jardin du pouvoir symbolique dans lequel aiment à se faire voir les représentants des Etats. Elles sont les allées où se perpétue la convivialité diplomatique, les boudoirs où s’échangent les mots orphelins de sens et où se nouent les compromis et les compromissions qui évitent aux uns et aux autres d’avoir à rendre compte à l’humanité.

Fortement médiatisées leurs “laborieuses” rencontres donnent à chacun l’illusion émotionnelle de vivre au rythme d’un monde partagé.
Mais dans la réalité c’est un monde où l’ordre économique réduit le politique et le social à des auxiliaires qui ne doivent pas déborder l’espace que cet ordre leur a assigné.

En ce sens l’extraordinaire cafouillage vécu par l’OMS est éloquent. Il a déstabilisé tous les repères et risque 7d’entraîner la science médicale sur la pente de la défiance généralisée. L’organisation a essayé de se rattraper en se réfugiant dans un langage technique déroutant et en noyant le bon sens dans les subtilités définitionnelles entre mortalité, létalité, morbidité et autre transmissibilité.

Ce brouillage systématique du fonctionnement d’une organisation qui a pourtant fait ses preuves dans la lutte contre d’autres graves atteintes à la santé publique, n’est pas fortuit. L’OMS est contrainte de réviser sa grammaire pour demeurer un lien d’harmonisation d’actions décidées ailleurs par des Etats, conformément à leurs intérêts, d’abord économiques.

Même l’humanitaire ne peut agir entre donateurs et donataires que comme un régulateur complémentaire des stocks sur le marché économique.
Menacée du retrait de ses principaux contributeurs, elle essaye d’adapter la rigueur scientifique au risque de compromettre sa crédibilité et d’entraîner avec elle la confiance populaire dans la médecine académique.

Il faut dire que sa crainte est nourrie par un précédent historique qui a ébranlé une autre organisation qu’est l’UNESCO.
Cette organisation affaiblie par le retrait de certains de ses membres est réduite à abandonner toute autre ambition que celle de “muséaliser” la culture.

Il en va de même pour les autres organisations rappelées à se reconcentrer sur leur pensée unique. Le FMI ressasse sa formule incantatoire du Plan d’ajustement Structurel sans pouvoir aborder d’autres perspectives économiques et sociales.
L’OCDE accumule les données chiffrées et réduit toute sa créativité aux comparaisons statistiques. La Banque Mondiale ne sort la tête de cet alignement que par le cynisme d’encourager la migration des activités polluantes vers les pays pauvres scandaleusement “sous-pollués “.

La logique économique du gagnant-gagnant y trouve selon elle une éloquente illustration.
Et c’est peut-être là que se trouve la véritable explication de l’inertie actuelle des organisations internationales.
Imaginées par les dirigeants du monde dans l’élan de la victoire contre leurs propres démons, elles étaient destinées à concrétiser l’ambition des hommes de se réconcilier et de vivre désormais solidaires et en paix.
Elles ont été conçues comme des ruches où chaque membre en travaillant à sa propre satisfaction contribue à la prospérité de tous.
La raison économique transformant les efforts individuels en bénéfices partagés, elles n’avaient nul besoin pour bien fonctionner d’altruisme ou de contrainte.

Or, la crise majeure que vit le monde aujourd’hui a libéré le souci de l’intérêt propre qui manifestement a quitté la ruche.
Il serait ridicule d’ergoter aujourd’hui autour de l’efficacité de l’économie de marché. Le propos n’est plus là.

Mais est-elle la cause exclusive des récents progrès de l’Humanité ?
La vigilance politique et le combat social qui l’ont maintenue sur les rails de la construction démocratique ne sont-ils pas pour une large part dans les prodigieuses avancées humaines ?
Aujourd’hui l’économie de marché domine la planète mais sa domination totale et exclusive est encore récente au regard de l’histoire et ne s’est jamais totalement émancipée du politique. L’aventure de cette émancipation a commencé réellement avec la chute du mur de Berlin et s’est accélérée à la faveur de la crise de 2008.
Les dernières élections présidentielles en divorce avec Le politique, dans beaucoup de pays en sont des indices irréfragables.
Alors la raison marchande va-t-elle avoir raison de la raison humaine ?
La menace est réelle, sauf que les “vertus ” du marché que sont le désir et l’égoïsme ne peuvent pas faire société. Elles peuvent faire le troupeau ou la meute, elles ne peuvent faire la société. L’individu n’est pas autonome dans ses modes de consommation, il partage des croyances collectives dans une sphère politiquement organisée.
C’est le moi social qui est le véritable moteur du besoin d’accumulation, de consommation et de performance. Hors de sa dimension sociale l’homme n’a besoin que de survivre. L’affaiblissement de sa conscience sociale casserait le moteur de l’expansion.
L’économie financiarisée à outrance et sans ancrage territorial peine à trouver les ressorts pour rebondir en phase de crise. Sans ancrage social elle est tout simplement en péril comme le démontrent de façon éclatante les faits douloureux que nous vivons.
Des moments où même les unions politiques régionales sont entrées en hibernation en plein été, refusant d’assumer les interdépendances et les solidarités à l’origine de leurs fondations. A l’exemple de l’Union Européenne qui brandit sa plaque de gendarme de la discipline budgétaire à la face de ses propres naufragés économiques ou de l’Union Africaine dont les dirigeants exploitent “l’aubaine ” de la crise sanitaire pour se faire oublier de leurs administrés et du reste du monde.
Sans rival rien ne peut obliger le marché à faire des concessions politiques sauf la sourde menace de ses propres turpitudes.
Dès lors pour aller dans le sens de l’axiome de l’économie libérale que la réussite ne saurait se fonder sur le désintéressement, il y’a lieu de rappeler qu’il y va de la survie du marché de tempérer sa propre mécanique avant qu’elle ne le broie.
Le temps est peut-être venu de donner envie aux abeilles de repeupler les ruches. L’Humanité a le besoin urgent d’un projet civilisateur. Elle a besoin d’un nouveau pacte social et d’une nouvelle sève politique pour irriguer la trame tentaculaire d’une économie dramatiquement égoïste et désincarnée.
Un nouvel ordre politique et un nouveau Droit Mondial doivent instaurer un subtil équilibre entre des souverainetés transnationales gérant des zones interétatiques d’intérêts partagés et des souverainetés locales organisant et défendant les droits de leurs citoyens.

Mohamed ABBOU

ancien Ministre

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