Crise des sous-marins : l’industrie de défense française dépassée ?

 

 

Une crise diplomatique sans précédent

Le 15 septembre dernier, l’Australie annonçait se tourner vers les Etats-Unis pour son achat d’armement sous-marin, en même temps qu’était créé un nouveau partenariat stratégique liant Canberra, Londres et Washington : l’AUKUS. Le cœur du problème : cela faisait plusieurs années que l’Australie s’était engagée auprès de la France pour l’achat de douze sous-marins, d’où le surnom désormais commun de « contrat du siècle ». L’annonce brutale de cette rupture a déclenché une crise diplomatique sans précédent entre la France et ses alliés, et les ambassadeurs français en poste à Canberra, Jean-Pierre Thébault, et à Washington, Philippe Étienne, ont été immédiatement rappelés.

En plus d’affaiblir le « partenariat stratégique » que la France avait tissé dans la région Indopacifique, cette crise, qui semble avoir pris les acteurs français de court, inflige un coup sévère à l’industrie de défense tricolore, qui va perdre, sur le long terme (le projet devait s’étendre jusqu’en 2050), près de 56 milliards d’euros.

Malgré l’ire de Jean-Yves le Drian, Washington maintient qu’il n’y a pas eu de volonté délibérée du gouvernement d’expulser les Français. Certains y voient d’ailleurs davantage une indifférence des négociateurs américains. Et pour cause : l’administration Biden est jugée dysfonctionnelle : du fait du blocage des Républicains face au gouvernement démocrate, seulement 28% des 700 hauts fonctionnaires ont été officiellement investis par le Sénat.

 La crise des sous-marins amène à s’interroger sur la viabilité de l’industrie de défense française et européenne

La multipolarité du monde actuel se caractérise à la fois par la domination structurelle des Etats-Unis et par l’émergence de nouveaux pôles de puissance (Chine, Russie, Turquie, Inde, etc.). La France et l’Europe doivent donc trouver leur place au cœur de ces nouvelles conflictualités, parmi lesquelles figure en première ligne celle qui fait rage entre Pékin et Washington.

Or, la crise des sous-marins a révélé l’isolement diplomatique français par rapport à ses partenaires européens : de peur que la crise ne « s’européise » et ne « s’atlantise », aucune décision coercitive n’a été prise par les pays membres, qui n’ont fait que condamner bien souvent à demi-mot et via la Commission européenne, la nouvelle alliance AUKUS. Le 20 septembre dernier, c’est donc Ursula von der Leyen, la présidente allemande de la Commission, qui a jugé « inacceptable » la manière dont la France avait été traitée. Cette frilosité européenne s’explique probablement par le fait que les pays-membres n’ont pas tous la même vision géopolitique ni les mêmes intérêts. Pour ne prendre qu’un seul exemple, pour les pays d’Europe de l’Est, l’essentiel est de conserver le soutien américain face aux manœuvres russes. Pour les pays d’Europe occidentale, la garantie américaine leur permet de consacrer une part moindre de leur PIB national à la défense. Ceux-ci préfèrent majoritairement le leadership et le parapluie nucléaire américain, alors qu’ils devraient concevoir leurs liens avec les États-Unis sur le mode plus pragmatique « amis, alliés, mais pas alignés », selon la formule d’Hubert Védrine. Ainsi, les rapports de force intra-européens rendent caduque toute réelle tentative de coopération.

Dans son premier discours après cette crise interalliée et malgré la situation délicate, Emmanuel Macron a tenu à mettre en avant la nécessité d’aller vers plus de souveraineté européenne sans toutefois tourner le dos aux Etats-Unis, et donc sans sortir de l’OTAN ou du commandement intégré, comme certains haut-fonctionnaires français le préconisent. Autrement dit, la présidence française ne veut se mettre aucun Etat à dos. Le 28 septembre dernier, le gouvernement a annoncé avoir remporté le contrat de livraison de trois frégates à la Grèce pour un montant de trois milliards d’euros, face à des compétiteurs allemands, hollandais… et américains. Ces achats grecs (d’abord les vingt-quatre Rafale dont l’achat a été négocié depuis janvier 2021, puis les trois frégates) sont vus, par certains, comme les prémices d’un marché européen de la défense. Peut-être est-il encore trop tôt pour l’affirmer, d’autant plus que la France a parfois du mal à convaincre et entraîner ses partenaires européens en la matière. Certains membres accusent en effet Paris de ne s’intéresser qu’à la compétitivité de son industrie nationale tout en vantant les mérites d’une Europe unie autour des mêmes intérêts.

La multiplication des théâtres de crises diplomatiques se traduit aussi par de sourdes tensions entre Paris et Londres, qui bafoue les engagements pris au moment des Accords de Lancaster House en 2010. Les relations franco-britanniques n’étaient déjà pas au beau fixe avant AUKUS. Il s’agit désormais d’une défiance manifeste qui rend toute « détente cordiale » plus qu’improbable. Et le calendrier n’est pas favorable au réchauffement des relations entre les deux pays : la France entre dans une période électorale et s’apprête à prendre la présidence tournante de la Commission européenne tandis que le Brexit a incité le Royaume-Uni à regarder au-delà de l’Europe. Pourtant, en plus d’être proches géographiquement, la France et le Royaume-Uni sont les seuls pays européens à avoir des visions géopolitiques de long terme, qui pourraient faire l’objet d’une brillante coopération en matière de défense et de sécurité. Mais face à une Amérique qui fait de plus en plus cavalier seul et une Russie poutinienne jugée agressive, Emmanuel Macron a davantage misé sur une coopération bilatérale avec l’Allemagne, en plus d’une coordination multilatérale à travers l’OTAN.

La France, un acteur de second plan en matière d’exportations d’armements ?

C’est bien cela le « cœur du réacteur » : les exportations françaises de matériels de défense. Celles-ci sont vues par Paris comme une clé de voûte pouvant amener à nouer de nouveaux partenariats stratégiques, une notion si chère aux Présidents de la République successifs. Lorsque la France exporte des équipements de défense, la plupart des clients (dont l’Australie) sont demandeurs de transfert de technologie, témoignant de la reconnaissance des avancées françaises dans le domaine et de la confiance accordée par les pays acheteurs à l’Hexagone.

En 2020, la France a observé une baisse substantielle de ses prises de commande, qui se sont élevées à 4,8 milliards d’euros, contre 8 milliards en 2019 et un pic à 17 milliards d’euros en 2015. Or, les contrats négociés avec les pays acheteurs sont bien souvent des négociations qui s’étendent sur plusieurs années. Difficile donc de qualifier l’état de la France en la matière en se basant sur des évènements survenus il y a seulement quelques semaines. Toutefois, la baisse des exportations ces derniers mois s’explique entre autres par la crise du Covid, qui a retardé les commandes de certains Etats… alors attendons la fin de l’année, voire les premiers mois de l’année 2022 pour prendre position sur la question. Cela nous permettra d’y voir plus clair sans analyse hâtive et donc peu pertinente.

Il n’en demeure pas moins que la demande croissante de matériels de défense français ne cesse de croitre, permettant au pays de rester le troisième exportateur d’armes dans le monde (avec 8% de part de marché). Et l’Europe demeure le premier ensemble de pays destinataires de matériels de défense français. En 2020, ils représentaient 42% des prises de commandes auprès des industriels. En témoignent les derniers achats grecs, l’acquisition de 36 hélicoptères de combat français par la Hongrie en 2019 (pour un montant de 630 millions d’euros), ou encore les 2 satellites militaires achetés à la France par l’Espagne pour 430 millions d’euros.

La France est le seul pays européen capable de produire l’ensemble du spectre des équipements de défense, notamment grâce à la dynamique et à la diversité de son industrie : sous-marins, avions et véhicules terrestres. De ce fait, l’autonomie stratégique française dépend de sa stratégie à exporter. Ces exportations permettent de maintenir ses compétences propres, car en vendant du matériel de défense, le pays exporte aussi des capacités militaires et de l’influence, lui permettant de défendre sa place dans le concert des nations qui, comme souligné précédemment, fait face à la multiplication des zones de conflits.

Le processus de régulation des exportations fait aujourd’hui débat en France. Or, celui-ci demeure relativement transparent : on sait notamment quels pays sont concernés par les exportations et sur quels critères les acheteurs sont suivis, grâce au Traité sur le Commerce des Armes (TCA), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2013 et que la France a ratifié. Il apparait que l’Inde, l’Egypte et le Qatar sont les trois plus gros importateurs de matériels français, avec respectivement 21%, 20% et 18% de prises de commande. Le point d’achoppement autour des exportations réside essentiellement dans le manque de détails concernant les types d’équipements vendus et l’utilisation qui en est faite par les pays acheteurs. La période de campagne présidentielle qui s’ouvre réserve sans doute de nouvelles prises de position des candidats sur le sujet.

Ainsi, au-delà des conséquences financières lourdes mais surmontables pour Naval Group, la crise des sous-marins a fait prendre conscience de la fragilité des alliances françaises, bien que son industrie de défense se montre résiliente : le temps de l’idéalisme est définitivement révolu. Quelle que soit l’issue à plus long terme de cette crise, il apparait essentiel d’améliorer le dialogue entre Paris et Washington, qui militarise sa politique étrangère et a profondément manqué de subtilité vis-à-vis de son allié historique. Il ne s’agit donc pas de remettre en cause nos alliances historiques mais d’examiner avec pragmatisme nos intérêts, d’ajuster nos ambitions à la réalité et de définir les éventuelles mesures coercitives à adopter.

En outre, l’existence d’une force stratégique européenne fait profondément débat, aussi bien sur le Vieux Continent qu’à l’échelle mondiale. Paris prendra la présidence tournante de l’Union en janvier prochain et semble attaché à l’idée d’une coopération européenne. Peut-être est-ce le début d’un projet d’envergure ?

Lilian EUDIER

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