Au risque du chaos ! Transformer les menaces en opportunités

 

« On ne peut construire une entreprise saine au cœur d’une société malade » Paul Polman, PDG d’Unilever

Il est difficile de trouver un autre mot que celui de « chaos » pour représenter la situation actuelle et encore plus celle qui s’annonce. C’est à partir de ce constat de turbulences auquel notre pays est confronté que surgira l’émergence d’un nouvel ordonnancement. Du moins si nous sommes capables de le rechercher avec attention, de le concevoir et de le faire partager.

Si la lucidité était la chose la mieux partagée, les partisans du « complotisme », de l’effondrement et de la « collapsologie » ne pourraient que baisser les bras car ils seraient très vite rangés dans les décombres de la transition. Mais enfermés que nous sommes dans certaines croyances et dans nos peurs, leurs idées dogmatiques font beaucoup de dégâts, au mieux dans les esprits, au pire dans les faits. Certes les forces du progrès humain sont déjà là, mais ces forces régressives semblent encore les plus vigoureuses. Surtout qu’elles sont alimentées par des courants ou des puissances œuvrant au déclin de l’Europe, voire de ce que l’on dénommait l’Occident et tout ce qu’il représente avec ses origines judéo-chrétiennes et gréco-romaines, l’individu et la liberté.

Le fait est que nombre d’idées, voire de prises de positions extrémistes de droite comme de gauche entrent en écho avec une gauche antimondialiste et anticapitaliste (ou anti-néolibérale). Quant aux Gilets jaunes, ils auront été pour partie une manifestation du rejet d’une mondialisation et d’un esprit revanchard contre le système qui les a déclassés – et à ce titre, sous la même appellation ou non, ils peuvent sans attendre ressurgir. Bien que tout repli national nous marginaliserait encore davantage, il constitue pourtant une demande latente ou explicite de ces forces politiques et sociales, et ce même s’il emporte aussi une demande, notamment celle de retrouver place dans l’emploi et la vie sociale.

Ainsi, il existe dans notre pays un silence politique qui est, de fait, un déni des réalités. Interrogeons-nous ? Sans l’industrie nucléaire, l’économie française pourrait-elle survivre ? Notre industrie même subsisterait-elle sans dégager des richesses supplémentaires ? Notre modèle social et l’effort indispensable en faveur de l’écologie seraient-ils possibles ? Sans l’avion ni d’autres moyens de mobilité, la culture et l’économie pourraient-elles être créatrices et serions-nous perméables à la diversité des cultures ? Quant à notre armée et son manque d’équipements, notre système de santé qui est à reconstruire, notre système éducatif qui est à refonder, comment relever ces défis d’intérêt général si notre appareil de production est à l’encan et que la composante travail diminue en quantité et qualité ?

Comment donc faire reculer ces forces qui volontairement ou par incompétence et manque de discernement nous amènent tout droit au déclin ?

Qui ne l’observe en effet ? Le dogmatisme domine les débats. Depuis les années 70 le vent a tourné : ouverte et tolérante, la société est depuis devenue refermée sur des idées formatées et l’enfermement dans des a priori s’accélère. On se souvient de la philosophe Sylviane Agacinski obligée d’annuler à cause de menaces sa conférence à l’Université Bordeaux-Montaigne en octobre 2019. Les débats philosophique et politiques ne sont pas les seuls concernés ; nous assistons avec la pandémie à des querelles entre scientifiques (parfois même scientistes) qui illustrent ces emballements.

Il en est ainsi de la trahison des idées écologistes qui sont désormais récupérées par une action politique radicale, voire violente et extrémiste, en tout cas autoritaire et au caractère idéologique marqué et donc coupée des réalités.

La France en particulier connaît une montée des idées anticapitalistes renouant avec un passé que l’on croyait révolu. D’ailleurs, derrière le terme d’anticapitalisme de quoi parle-t-on ? Derrière ces oripeaux, que se cache-t-il vraiment ? Peut-on envisager un seul instant une société sans entrepreneurs, sans ingénieurs, cadres, ouvriers, techniciens, sans compétition ni émulation créatrice ? Sans capital ? D’un autre côté, peut-on encore admettre des fuites de capitaux alors qu’il nous faut mobiliser toutes les ressources financières ? Peut-on imaginer la poursuite du manque de cogestion et de coopération dans les entreprises, de participation ? Le rapport Sudreau avait ouvert des perspectives en 1975 mais peu de progrès social et humain ont surgi depuis. Quant aux innovations sociales notre société n’en sécrète que trop peu. La loi PACTE qui énonce des approches nouvelles voire audacieuses reste silencieuse sur les questions environnementales. On ne change par une société par décret : il faut changer notre état d’esprit et anticiper. C’est une question de prise de conscience !

Les dogmes et le rétrécissement de la pensée apparaissent également dans le « bluff technologique », « l’hypnose numérique », l’Intelligence artificielle, bref dans toutes ces techniques si utiles qui émanent du génie humain mais autour desquelles prospèrent des discours qui les nimbent d’un univers artificiel et non humain nous mettant en position de faiblesse vis-à-vis d’elles[2].

Les forces vives de la nation se sentent à l’occasion dépassées et semblent en position défensive. Et ce alors même qu’elles doivent passer à l’offensive pour nous permettre de maîtriser notre développement et nous mettre en harmonie avec les valeurs sociales et culturelles que nous voulons choisir.

A toutes les époques de transitions et de doute les percées technologiques ont pourtant été là pour changer la donne : ingénieurs, scientifiques chercheurs, hommes d’État (Roosevelt aux États-Unis) ont su apporter les ingrédients du renouveau et d’une reconquête.

Nous recommanderions volontiers aux dirigeants d’entreprise et aux décideurs économiques de tourner le dos aux sirènes de la société de consommation, celle du « cerveau disponible », pour aller vers une société plus égalitaire et plus responsable, plus juste aussi[3]. En particulier le système de l’économie de marché de demain aura besoin d’hommes et de femmes mieux formés, plus matures et plus responsables, capables d’innovation et d’autonomie. Nous pensons qu’une économie de marché est nécessaire à une société qui œuvre à la justice sociale, à la réduction des inégalités et à l’accomplissement de chacun de ses membres.

De même les discours antinatalistes et maniant la crainte d’un déferlement démographique (des propos qui alimentent les discours complotistes les plus extrêmes) ont pour fonction d’affaiblir encore la France et l’Europe. Alors que cette région du monde a selon nous besoin d’une politique nataliste volontariste et ambitieuse. Enfin les corporatismes et avantages de tous ordres, notamment dans les lieux de pouvoir n’honorent pas notre pays ni ne renforcent l’esprit démocratique de plus en plus indispensable pour resserrer la nation.

L’écologie est par ailleurs un enjeu majeur. La préservation de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique justifient une vraie attention. Toutefois il conviendra de bâtir des stratégies qui demeurent réalistes et qui évitent une sorte de totalitarisme des idées entraînant des dispositifs peu démocratiques et peu réalistes.

Du côté de l’Éducation, l’hyperspécialisation peut s’avérer être une hérésie car, si l’on n’y prête garde, la culture en est absente alors qu’elle favorise une vision d’ensemble aujourd’hui indispensable. Malgré de réels progrès la séparation entre « l’intellectuel » et le « manuel » (le faire) demeure un obstacle majeur au développement des métiers, de l’emploi et du développement : toute formation requiert une part de culture générale, de gratuit dans le regard, d’exercice du dimensionnement, de la prise de recul et de la mise en perspective, du retour sur l’objet et le champ de d’objet. C’est cela aussi que l’on doit nommer « culture » (du latin colo-colere qui veut dire d’abord « labourer »). On doit en effet affiner le sol sur lequel l’on travaille et l’on sème tel l’objet de notre étude, action et engagement.

Quant au travail et à notre modèle économique et social, il ne sera pas stabilisé si l’on en reste à une vision fixiste de l’emploi. Depuis le début de la révolution industrielle, la productivité horaire du travail a été multipliée par 30. Si l’on part d’une activité annuelle de 1700 heures, cela donne 68 000 heures sur 40 ans, à rapprocher d’une durée de vie moyenne de 700 000 heures ! On rappellera qu’en 1870 les gens travaillaient 55% de leur vie éveillée contre 15% en 2000. Et à ce jour le patronat qui réclame à juste titre une France qui travaille davantage s’y prend très mal pour en persuader l’opinion. Cette dernière demandera une contrepartie en termes notamment de qualité du travail et du management, de responsabilités et de rémunération. Montrer la nécessité de travailler mieux et davantage pour obtenir une société plus sobre et plus harmonieuse exige de donner du sens.

En bref et s’il est possible de résumer notre propos et la réflexion déjà très condensée qu’il introduit, nous avons besoin d’une approche plus globale, d’une vision d’ensemble, par conséquent systémique et mieux équilibrée. Également d’une gouvernance publique mieux ancrée dans les réalités. Le management est une clé. La controverse, telle que par exemple le CEPS la pratique, devient alors une méthode indispensable pour sauver nos sociétés de calamités à venir. Et retrouver notre capacité d’agir sur les essentiels.

[1] Francis Massé est ancien haut-fonctionnaire et consultant. II a notamment publié Le silence politique (2000), Refonder le Politique (2007), et Urgences et lenteur (2020 (deuxième édition).

[2] Expression de Jacques Ellul l « Le bluff technologique « ou discours trompeur sur la technique. L’hypnose numérique tiré du livre de Roland Reuss (Sortir de l’hypnose numérique) c’est-à-dire prendre une distance critique vis-à-vis de la technique numérique.

[3] « Cerveau disponible » expression employée par le patron de TF1. « A la base le métier de TF1 c’est d’aider Coca-Cola, par exemple à vendre son produit ». Patrick Le Lay, PDG de TF1 in Le Monde 11-12 Juillet 2004.

Francis MASSE, auteur des ouvrages Le silence politique (2000), Refonder le Politique (2007), et Urgences et lenteur (2020)

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