L’importance de prendre en compte les évolutions du contexte géostratégique, en évitant les tendances d’effet de mode

 

 

 

 

 (Décembre 2022) Le monde est en train de vivre une bascule stratégique majeure qui voit les équilibres et les règles qui avaient prévalu depuis 1945 remis en cause sur tous les plans. Depuis la guerre du Donbass, du Haut-Karabakh, et plus récemment celle d’Ukraine, les nations occidentales se préparent à vivre des conflits violents proches de leurs frontières. Les 40 précédentes années de conflits asymétriques ont conduit à des arbitrages politiques, diminuant la puissance et l’innovation des moyens militaires qui furent concentrés essentiellement sur les opérations extérieures. Forte de son expérience militaire historique, la France s’est affirmée comme une puissance favorisant la voix diplomatique afin de dissuader ses adversaires d’avoir recours à la force, tout en se préparant à affronter des conflits durs. Or, la guerre en Ukraine vient perturber l’ordre mondial qui s’était dessiné jusqu’alors sur le Vieux Continent. Dans ce contexte, les armées françaises ont appelé le gouvernement à revoir à la hausse le budget de la défense alloué dans le cadre de la loi de programmation militaire en cours (2019-2025) afin de s’adapter aux évolutions des rapports de force et au risque d’éclatement d’une guerre de Haute Intensité.

Une accentuation & une diversification des menaces :

Les interventions américaines de ces dernières années, auxquelles les européens ont pris part, se sont conclues par des succès minimes malgré un haut niveau de technologie engagé. Le retrait qui leur a suivi ainsi que l’essor d’un islamisme radical antioccidental sont autant d’éléments qui attestent d’une évolution du rapport de force sur l’échiquier international. Cette nouvelle donne géopolitique n’est pas sans conséquence. Désormais, nombre de puissances contestent les normes internationales jugées « occidentales » et « colonialistes », remettant en cause leur caractère juridique. En ce sens, l’instrumentalisation du droit constitue un des nombreux leviers de puissance pour atteindre des objectifs stratégiques et économiques. La politique chinoise en mer de Chine est un exemple pertinent car elle illustre la manière dont Pékin clame des « droits historiques » sur certains espaces. En ce sens, les territoires ultra-marins de la France revêtent une importance stratégique à l’heure où la Chine entend affirmer sa puissance en Indopacifique. Compte tenu des droits d’exploitation exclusifs des ressources qu’elles contiennent (métaux rares, hydrocarbures, ressources halieutiques), les Zones Économiques Exclusives sont un enjeu géopolitique majeur pour de nombreux pays, et une source de conflits pour leur contrôle. Les fonds marins abritent en effet nombre de convoitises. D’une part, le fond de l’océan abonde de nodules polymétalliques, des minéraux utiles pour fabriquer smartphones, batteries de voitures électriques, et composants militaires. D’autre part, ces espaces regorgent de câbles sous-marins par lesquels transitent près de 99% de nos données. Les fonds marins deviennent donc désormais une source de préoccupation mondiale quant à la préservation de notre indépendance (accès aux métaux rares) et de notre sécurité numérique. Les attaques cyber représentent en effet un risque majeur, à l’heure où l’ensemble des systèmes nécessaires à l’organisation de la société (de la finance, aux établissements scolaires en passant par la santé) sont dépendants du numérique.

L’émergence de nouveaux acteurs et l’effacement progressif d’un certain nombre d’Etats occidentaux modifient l’ordre international ainsi que la gouvernance des instances multilatérales qui le sous-tend. Les conflits récents (Ukraine, HautKarabakh, Syrie…) mettent en lumière l’attitude désinhibée de certains compétiteurs et leur détermination à se positionner comme des acteurs majeurs, réduisant l’avantage opérationnel dont les armées occidentales pouvaient alors disposer.

Un nouveau calcul d’interdépendances :

Aujourd’hui, le champ de bataille ukrainien marque le renouveau de la guerre dite de Haute Intensité. Il constitue un tournant stratégique majeur, renversant le modèle contemporain des guerres impliquant l’Occident. Pour faire face à ces enjeux, les armées doivent assurer un niveau d’investissement conséquent tant sur le plan humain que sur celui des équipements et de la logistique associée. C’est dans ce climat d’incertitude qu’ont été organisées, sous l’égide du Centre d’Étude et de Prospective Stratégique, les Conversations de Gouvieux, temps fort annuel réunissant dans un cadre confidentiel les hauts responsables civils et militaires. La France, comme la plupart des États européens, a pris conscience qu’un conflit armé de Haute Intensité pouvait se dérouler à nouveau en Europe. Cette prise de conscience a conduit certains États à revoir leur posture en se réarmant et en abandonnant leurs positions pacifistes. Or, le format actuel de l’armée, longtemps habitué aux opérations extérieures, manque d’épaisseur pour faire face aux menaces de Haute-Intensité. Ce défaut de masse est la résultante d’une décroissance importante des effectifs et capacités militaires dans les dernières décennies. L’outil de Défense doit donc être adapté, au prix du quoi qu’il en coûte.

Développer l’anticipation : « gagner la guerre avant la guerre » :

La paternité de l’expression « gagner la guerre avant la guerre » revient au Chef d’Etat-major des Armées, le Général Thierry Burkhard, et résume l’enjeu primordial auquel la France est confrontée à court terme : celui de l’anticipation. Alors que le contexte international dit de la Guerre Froide avait figé les intentions des uns et des autres, nous assistons depuis une quinzaine d’années à l’émergence de nouveaux compétiteurs qui perturbent l’ordre mondial en instaurant de nouveaux rapports de force. Cette nouvelle donne géopolitique invite nos armées à s’adapter à de nouvelles grilles de lecture dont la supériorité informationnelle occupe désormais une place majeure. La lutte informationnelle constitue en effet le bruit de fond de la guerre en Ukraine en dépassant largement les limites des lignes de front. Théorisée et orchestrée à Moscou, elle vise l’opinion publique russe : qu’il faut convaincre de la légitimité de la guerre ; la société ukrainienne : qu’il faut démoraliser ; l’Europe : qu’il s’agit de diviser et le reste du monde : qui doit se désolidariser du combat. A travers cette vision stratégique, les différents champs de confrontation auxquels nos armées doivent se préparer amènent des rapports de forces non militarisés influençant les conflits bien avant que ces derniers n’éclatent. Les domaines informationnels et d’influence doivent ainsi jouer un rôle important dans la déstabilisation de l’adversaire, afin de créer une Nation résiliente et préparée à l’éventualité d’un conflit de Haute-Intensité. Il est en effet nécessaire de se préparer à intervenir dans des guerres moins coûteuses sur le plan matériel en réduisant la sophistication des technologies, tout en garantissant l’efficacité opérationnelle. L’outil militaire doit rester crédible et gagner en agilité afin de s’adapter aux évolutions du contexte international et des nouvelles menaces.

Renforcer l’esprit de Nation :

Mais, le combat de Haute Intensité ne saurait être qu’une affaire militaire. Dans le rapport 5054 en conclusion des travaux d’une mission d’information sur La préparation à la Haute-Intensité et publié en février 2022, la commission des Forces Armées de l’Assemblée Nationale souligne la propension des adversaires à viser d’emblée les capacités logistiques, industrielles et le moral de la population, avant d’entrer dans l’affrontement militaire conventionnel. Nombreuses ont été les études qui se sont intéressées aux mécanismes de propagande et toutes tirèrent une conclusion similaire : les réseaux sociaux sont devenus des relais de désinformation. La guerre de l’information demeure ainsi l’une des principales gageures de nos sociétés, dans la mesure où celle-ci produit un clivage idéologique, au grand dam de l’unité Nationale. L’enjeu de la préparation à la guerre de Haute-Intensité repose sur la capacité des femmes et des hommes à supporter la dureté des combats à venir mais aussi l’importance des pertes humaines dans la défense du sanctuaire National. En d’autres termes, la stratégie ambitieuse menée par le Chef d’État-major des Armées, en accord avec le Président de la République, consiste à gagner par le cœur avant de vaincre par le feu.

Poursuivre la modernisation engagée et préparer l’avenir :

La capacité de résilience de la France en cas de combat de Haute Intensité reposera principalement sur son habileté à faire fonctionner des services d’importance vitale. L’indépendance des secteurs les plus stratégiques (énergie – les craintes d’un arrêt d’approvisionnement en gaz Russe en témoigne, alimentation, logistique…) est un facteur décisif dans la capacité de la Nation à résister et à surmonter des affrontements armés. Fort de ce constat, un effort élevé est nécessaire pour organiser la remontée en puissance de l’industrie, en réfléchissant aux acteurs et aux technologies que la France souhaite développer pour maintenir son indépendance. Si ces dernières années ont été marquées par des avancées, comme le programme Scorpion ou la mise en service du Sous-Marin Nucléaire Attaque Suffren, les chefs d’état-major déplorent des moyens peu nombreux ou vétustes et dont le développement opérationnel demeure trop onéreux.

Malgré une « remontée en puissance » commencée en 2017, le budget français de la défense peine aujourd’hui à atteindre 2% du PIB, alors qu’il atteignait presque 4% dans les années 1980. Aucun corps de l’armée ne semble épargné par ce constat. Dans le secteur de l’artillerie longue portée par exemple, la France ne possède que 76 exemplaires du canon autoporté Caesar, dont 18 ont été envoyés en Ukraine. Malgré un complément de 32 pièces d’ores et déjà prévu, l’Observatoire de l’artillerie, qui regroupe des officiels et des experts, estime à 2015 le nombre nécessaire de ces canons pour que l’armée de terre soit apte à mener un conflit de « Haute Intensité ».

Au-delà des considérations capacitaires, les ressources humaines sont celles qui présentent en réalité le plus de défis. La France rencontre pour l’instant moins de difficultés de recrutement que d’autres nations occidentales, mais ces difficultés sont patentes pour certaines spécialités, en particulier dans la marine. La sophistication croissante des matériels et des modes opératoires, proportionnel à la complexité des conflits, renforce la question de la transmission des compétences. Après des décennies de guerres asymétriques, les opérations de Haute Intensité où toutes les fonctions opérationnelles sont susceptibles d’être activées font donc leur retour dans les considérations des militaires mais aussi dans le débat public.

 

Frédéric Dumas, Vice-Président du CEPS et Ghislain Maingaud, Chargé de mission au CEPS, 

 

Accéder à l’article en PDF :  https://ceps-oing.org/wp-content/uploads/2022/11/Site-Octobre-RDN-Ghilsain-DUMAS.pdf

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