Où en est la France en Afrique ?

Où en est la France en Afrique ?

 

  • Quelle est la situation et comment en est-on arrivés là ?

Après soixante années de coopération, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des moyens importants engagés. En dépit de ses énormes potentiels naturels, humains et démographiques en forme de défi, la réduction de la pauvreté est laborieuse comme la gouvernance, les infrastructures, l’intégration régionale et dans le commerce mondial, alors que la révolution numérique s’est emparée avec frénésie de la jeunesse. Les dirigeants africains pour beaucoup en place depuis des décennies y ont, comme nous, une part de responsabilité ; les sociétés civiles des deux côtés aussi. Et Laurent BIGOT a raison de parler des Afriques tant les situations sont diverses.

De décennie en décennie, et s’agissant de l’Afrique francophone, nous nous sommes laissés griser par le prestige de notre place de premier bailleur de fonds, par une forte complicité historique, culturelle, linguistique et donc politique, sans avoir eu le courage de parler franchement, de mettre en garde les dirigeants africains sur certaines dérives (hormis un léger coup de gueule de Mitterrand lors du Sommet de la Baule en 1990 et de Balladur au moment de la dévaluation du franc CFA en 1994), ni d’opérer à temps les sevrages indispensables à l’émergence de processus vertueux. Des milliers de projets ont été financés depuis 1960 sans regarder dans le rétroviseur et sans nous préoccuper des capacités locales de leur prise en main. Trop d’aides ont été reconduites de manière quasi-automatique, souvent sous forme d’aides budgétaires pour des dépenses de souveraineté ou colmater des brèches. Le souci de préserver notre influence, nos intérêts stratégiques notamment à travers nos bases militaires et les contrats et débouchés de nos grandes entreprises, a contribué à détourner notre regard de régimes corrompus sans espoir d’alternances crédibles, d’une culture d’impunité, des graves inégalités sociales, ethniques et régionales et d’un enfermement des libertés, tout cela au nom d’un dévoiement de la Françafrique, jadis concept positif cher à Houphouët Boigny.

Et patatras, voilà que le 21 avril 1997, le président Chirac, très attaché à l’Afrique, dissout l’assemblée nationale. Une cohabitation va alors conduire Lionel JOSPIN, nouveau premier ministre et Hubert Védrine au Quai d’Orsay à une révision radicale de notre coopération. Dès 1998 est lancée une OPA sauvage du Quai d’Orsay sur le ministère de la coopération (plus tard vendu à des chinois), prélude à une baisse drastique de notre aide publique et de notre assistance technique (divisée par dix de 1990 à 2012), avec redimensionnement des ambassades et remplacement du respectable statut de chef de mission de coopération par celui de simple conseiller, le tout avec une certaine brutalité et une satisfaction mal dissimulée du Trésor, toujours désireux de contrôler l’APD et à l’affût d’économies sur le dos de la solidarité internationale. Et une fois jeté le bébé avec l’eau du bain et la coopération dépouillée au profit du Quai, le Trésor parviendra à dépouiller ce dernier au profit de l’AFD sous sa tutelle directe. La boucle était bouclée. Laurent BIGOT a raison de dire que nous avons perdu de nos anciennes ambitions car nous n’avons plus de politique africaine, ni au Quai ni à l’Elysée.

Ce grand chambardement qui s’explique par une très faible appétence de Lionel JOSPIN pour l’Afrique et par une lassitude au regard des dérives des régimes en place, va banaliser notre coopération avec l’Afrique mais aussi hélas casser le moral des troupes, entraînant ainsi un grand auto-dégagement de notre coopération, laissant nos partenaires face à leurs problèmes et le champ libre à de nouveaux partenaires et concurrents directs. Pourtant, chacun sait que c’est l’Afrique qui a toujours donné à la France de l’influence.

Cette désaffection aura des conséquences dommageables sur nos positions commerciales (réduites d’une bonne moitié) notre stock d’ínvestissements, sur notre capacité d’observation et de renseignement, nos liens de confiance comme en termes de déconnexion des réalités rurales où les poches de pauvreté ont ouvert grandes les portes, à partir du Nord du Mali, à l’incursion en janvier 2012 de groupes salafistes. Corruption, famines récurrentes et Etat fragile ont facilité le travail des islamistes, contraignant la France à engager avec succès l’opération Serval en 2013 et l’opération Barkhane en 2014 qui a été un échec, pour tenter d’endiguer la progression des terroristes. Il s’agit bien comme l’a dit Laurent BIGOT d’une défaite stratégique. Le prix est lourd : perte de 58 militaires et éviction de fait en novembre 2022 de nos forces, signe d’ingratitude des autorités maliennes…nous conduisant à nous redéployer vers le Niger. Même la Francophonie en partage qui a été un vrai ciment ne parvient plus à s’ériger en levier politique car elle aussi privée de vision et de moyens et en raison aussi de la poussée des langues nationales comme le Wolof au Sénégal. Ainsi, le français ne recule pas parce qu’il est attaqué, mais il est attaqué parce qu’il recule tandis que l’OIF a été délaissée après avoir été dévoyée.

Avant même la montée contagieuse du ressentiment contre la France, prélude possible à un sentiment franchement anti-français, les autres partenaires se sont dépêchés de renforcer leur mainmise : la Chine, premier partenaire aux tendances prédatrices, la Russie militariste qui rêve de nous remplacer comme puissance protectrice, la Turquie et les pays du golfe prosélytes, les Etats-Unis, le Japon, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du sud et le Maroc davantage soucieux de renforcer leur influence économique que de promouvoir les élites locales, et Israël qui revient en force avec ses technologies. La France s’est mise quant à elle sur une mauvaise pente.

  • Les foyers de tensions comme leurs raisons sont multiples

La question des visas et la dépossession du Quai comme signe de désengagement au profit du ministère de l’intérieur dans une vision de contrôle migratoire est pointé avec justesse. Par ailleurs, en dépit d’une croissance soutenue, pauvreté, mauvaise gouvernance, corruption, tensions   ethniques, népotisme, élections douteuse, accès difficile à une éducation et à des soins de qualité sont le lot commun de la majorité des 54 pays africains. A ces foyers de tensions s’ajoutent le terrorisme islamiste (Mali, Tchad, Burkina, Niger) avec l’échec de Barkhane qui n’a pas été assumé, des guerres civiles et conflits armés pour la convoitise de ressources stratégiques (RDC, Sud Soudan, RCA), un effondrement de régime (Libye), et la contagion terroriste avec enlèvements et rançons (Nigéria, Cameroun, Tchad), voire la faillite totale des Etats comme en Somalie, sans oublier les tensions entre Algérie et Maroc, les tentations séparatistes (Erythrée et Tigré) et les récentes incursions islamistes (Bénin, Togo, Côte d’Ivoire, Sénégal, Congo). De 1950 à 2022, on dénombre 214 coups d’état ou tentatives, 103 dirigeants destitués et 22 assassinés. Comment dès lors envisager un réveil stratégique dans un tel contexte d’instabilité ? Cette question nous renvoie, comme l’a dit Laurent BIGOT, à notre mode de fonctionnement du pouvoir, au manque de suivi des rapports parlementaires et au souci de communication qui phagocyte tout.

  • Alors que faire pour remédier à cet état de fait ?

 Il est en premier lieu indispensable que la France reconnaisse qu’elle s’est trompée et qu’elle s’est égarée, d’où la nécessité d’un débat national pour tirer les leçons de notre défaite stratégique, de notre posture seulement militaire dans la lutte anti-terroriste, car les mouvements terroristes sont un symptôme avant d’être une cause. Il convient en deuxième lieu d’arrêter les doubles standards lorsqu’on parle d’Afrique depuis Paris, en clair de pratiquer le « deux poids deux mesures ». En troisième lieu, abandonner l’idée même d’aide au développement pour promouvoir une approche véritablement partenariale avec une nouvelle ambition sur la question des visas et des bourses d’études dans les secteurs d’avenir et une relance de nos Alliances françaises et Instituts culturels pour partager plutôt que rayonner égoïstement. Faut-il laisser courir les choses ou au contraire se retrousser les manches pour se doter d’un véritable ministère et comment l’appeler face à un Quai d’Orsay devenu pratiquement ONG, pour rétablir une relation rénovée et confiante, débarrassée de tout paternalisme, arrogance et condescendance ? Faire table rase du passé ? Et après avoir écarté le concept d’aide par pays, créer un Fonds Français pour le Partenariat International impliquant diasporas africaines, sociétés civiles et entreprises des deux bords ? Et, pourquoi  pas en transformant aussi l’AFD en seule et véritable Banque Française pour le Développement International au lieu de mélanger octroi de prêts et dons ? Quels partenariats pour quels types de projets, selon quelles priorités et quels instruments financiers et gérés par qui ? Comment échapper au traditionnel face à face : un nouveau partenariat bilatéral exigeant ou se jeter dans les bras du multilatéral ou européen dont la fongibilité budgétaire diluera notre spécificité et effacera notre identité. Quelle nouvelle stratégie pour nos entreprises, quel nouveau partenariat militaire ou faut-il se retirer complètement et pour être remplacés par qui ? Faut-il poser des conditions, se mêler des parcours démocratiques, faire de l’ingérence humanitaire et comment échapper à notre vieux réflexe de donneur de leçons et de dépositaire de droits acquis ? Et que dire de la création d’une monnaie africaine à la place du franc CFA ? Pourquoi ne pas envisager un jour de l’accompagner, la soutenir ?

Après avoir « fait plaisir à l’Afrique », puis de « s’être fait plaisir » et avoir raté l’occasion de bâtir un vrai partenariat pour « se faire plaisir ensemble », le moment est venu pour la France de prendre ses responsabilités, de se projeter avec courage si elle ne veut pas finir dans les greniers d’une histoire mal assumée. Encore faut-il pour cela s’inscrire dans le temps long, sachant, comme l’a dit un sorcier africain, que « l’homme trouve toujours le temps dont il a besoin », sans oublier de « jeter un nouveau regard sur le continent tout en jetant un regard sur notre propre regard… » comme le dit si bien mon ami anthropologue François-Robert ZACOT.

              Pour conclure, ce n’est assurément pas en se prêtant à des postures de proximité populaires, en voulant faire table rase du passé, en jouant la carte multilatérale et de la realpolitik, en faisant des sauts de puce dans plusieurs pays en trois jours pour y agiter des gadgets diplomatiques que l’on peut espérer donner au nom de la France un signal politique fort et crédible pour l’avenir et repartir sur des bases renouvelées et assainies avec une Afrique désormais mondialisée et consciente de ses intérêts et qui a aussi beaucoup à dire sur sa relation avec la France, comme l’a dit notre collègue centrafricain M. ZIGUELE. Alors restons positifs et optimistes comme nous y a invités le sage malien Mossadeck BALLY.

 

William Benichou, Conseiller diplomatique CEPS

 

 

Fermer le menu
Share via
Copy link
Powered by Social Snap